Fines fleurs à Giverny

Isabelle Lortholary

Toutes les fleurs ne sont pas du mal. Elles disent l’amour, le temps éphémère et pourtant toujours recommencé, la paix et le combat, la liberté et la virginité, le pouvoir et la séduction. Toute l’originalité de l’exposition Flower Power à Giverny est là : donner à admirer la grandeur des fleurs, de l’Antiquité à nos jours, tous métiers d’art confondus. D’une salle à l’autre, on passe de l’Orient à l’Occident, des premiers siècles avant Jésus-Christ aux États-Unis d’aujourd’hui, d’un artiste anonyme jusqu’à Ann Carrington, Eugène Delacroix, Lawrence Alma-Tadema, Frédéric Bazille, Édouard Manet, Gustave Caillebotte, Paul Cézanne, Andy Warhol, Yves Saint Laurent, Marc Riboud ou le duo néerlandais Studio Drift. 

À l’origine de cette exploration – autant qu’exposition –, un homme, Cyrille Sciama, directeur général du Musée des impressionnismes Giverny. Un curateur à la fois heureux et fier du travail accompli par toute son équipe en collaboration avec la Kunsthalle München (musée munichois consacré aux événements thématiques temporaires d’arts classique, moderne et décoratifs). « C’est la première fois que Giverny propose une telle exposition, interdisciplinaire, interculturelle et internationale, de l’histoire des fleurs. Grâce au soutien et aux prêts du musée d’Orsay, du Centre Pompidou et de collections privées, nous avons pu réunir 120 œuvres. De la porcelaine de Chine ou de Sèvres, des robes de Monsieur Saint Laurent, des photos de Marc Riboud, des statues de 3 500 ans, et une vidéo du fabuleux couple anglais Rob et Nick Carter. » Et c’est une réussite.

Iris blanc, Georgia O’Keeffe, 1957, Huile sur toile, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza © ADAGP, Paris, 2023.

Un jeu subtil de correspondances entre objets de différentes époques est créé pour cerner le mystère des fleurs et leur langage. En se laissant emporter au fil des siècles sur les 1 000 m2 d’exposition, on découvre que la fleur est un thème éternel, interculturel et, surtout, polysémique. Donc ambigu. On la retrouve dans la mythologie et en littérature, en politique et dans les religions. Tantôt fragile et précieuse, tantôt vénéneuse et empoisonneuse. Ovide, Ronsard et Baudelaire la chantent. De l’Inde, période Shunga (iie-ier siècles av. J.-C.) jusqu’à Kehinde Wiley (Portrait of a Florentine Nobleman III, 2019), on l’immortalise. On en décore les assiettes, les vases, les murs et les robes. Ici, deux robes signées Saint Laurent (de 1963 et 1964) dialoguent avec la célèbre série Flowers d’Andy Warhol, développée à partir de 1964, et un tailleur du hollandais Dick Holthaus, réalisé entre 1970 et 1975. Plus loin, image célèbre du Flower Power, la photographie de Marc Riboud La Jeune Fille à la fleur (1967), montrant une étudiante affrontant, un chrysanthème à la main, des soldats lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam. Car on aurait tort de penser que les fleurs en peinture ont été inventées et magnifiées essentiellement par les impressionnistes. L’affiche de l’exposition le rappelle d’emblée : le tableau Les Roses d’Heliogabale (1888) de Lawrence Alma-Tadema (1836-1912), mélange de style flamand et de romantisme, est d’un anachronisme comique si l’on considère le nom de l’événement, un slogan des années 1960. Un décalage évidemment voulu par Cyrille Sciama, rappelant que ce Flower Power est bien antérieur aux sixties.

Portrait of a Florentine Nobleman III, Kehinde Wiley, 2019, Huile sur toile, Courtesy of the artist and Stephen Friedman Gallery, London © Munich, collection Vilsmeier-Linhares.

Dans la hiérarchie des genres édictée par l’Académie des Beaux-Arts depuis le XVIIe siècle, la nature morte de fruits ou de fleurs est reléguée au bas de l’échelle. Elle gagne ses lettres de noblesse avec les peintres victoriens, soit par les représentations de l’Antiquité – comme dans Les Roses d’Héliogabale –, soit par la retranscription des récits médiévaux. Le peintre Edward Burne-Jones consacre ainsi plusieurs œuvres à l’un des textes fondateurs de la littérature française, Le Roman de la Rose, écrit au xiiie siècle. 

Cyrille Sciama résume : « L’art s’est saisi de la fleur dès l’Antiquité et jusqu’à l’art romantique. En Europe et en peinture depuis le début du xvie siècle et pendant toute la Renaissance. Au xviie siècle, les Flamands y excellent, une tradition reprise au xviiie par les Français Chardin et François Desportes, qui fut aussi peintre animalier. Les impressionnistes s’inscrivent à leur tour dans cette tradition mais ils la renversent en composant des bouquets très naturels, ce que ne faisaient pas les Flamands. » Renoir a ses roses mousseuses, Monet ses chrysanthèmes en pagaille, Manet ses pivoines mourantes, ses fleurs d’hibiscus presque vénales et ses violettes mélancoliques, Fantin-Latour ses natures mortes de fleurs et de fruits, qui invitent à la méditation, coqueluches de la clientèle anglaise de l’époque ; et Eugène Delacroix, ses bouquets peints pour se détendre de sa peinture littéraire et orientaliste, copiés par Frédéric Bazille. « Les fleurs, cela ne coûte rien, pour qui sait les voir, il y a en a partout. Avec l’autoportrait, c’est le sujet d’étude préféré des artistes – en général sans argent. Mais seuls les plus grands transcendent et subliment les sujets – ou les modèles – trop banals », ajoute malicieusement le curateur.

Delft Snowball, Ann Carrington, sans date, Couverts en acier, argent et nickel, Collection Ann Carrington © ADAGP, Paris, 2023.

Les fleurs ne coûtent rien, sans doute, mais disent beaucoup, et depuis très longtemps. Dans toutes les cultures et toutes les religions du monde, elles ont leurs sens, leurs places et leurs langages. Woodstock aura les siennes, les marches pacifiques contre la guerre du Vietnam aussi. C’est la révolution des œillets qui met fin en 1974 à la dictature de Salazar au Portugal. Au Kirghizistan, ce sont les tulipes qui remplaceront les œillets pour en finir avec le régime en 2005. En Ukraine, la révolution fut baptisée « orange » en 2004 et en Tunisie, la révolution du jasmin chassa le président Ben Ali. Les fleurs sont ainsi souvent liées au pouvoir, qu’on le renverse ou qu’on le prenne. François Mitterrand n’est-il pas entré dans l’histoire, en 1981, avec sa rose au Panthéon pour fleurir les tombes de Jean Jaurès et de Jean Moulin ? Sinon en motif, au cœur d’une toile ou d’une étoffe, au centre d’un tableau dans un vase bleu ou le long d’une manche de robe dans un jaillissement de pourpre, peut-être la dernière belle surprise de ce Flower Power est-elle à découvrir… dans un jardin ! Alors que l’hiver approche, à l’extérieur du musée et dans les allées de Claude Monet, une floraison permanente de dahlias, camélias et chrysanthèmes que l’on doit au paysagiste Emmanuel Besnard. Nul doute que dans ce dialogue ininterrompu entre l’art et la nature, il se murmure de vieilles rengaines qui apaisent et consolent. « Heureux celui qui (…)comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes », écrit Baudelaire en son dernier vers d’Élévation. Heureux ceux qui prendront le temps de se laisser emporter par le Flower Power de Giverny.  

Bouquet champêtre, Eugène Delacroix, 1850, Huile sur papier marouflé sur toile Lille, Palais des Beaux-Art © RMN-Grand Palais, PBA, Lille / René-Gabriel Ojeda.

 

À voir Flower Power, jusqu’au 7 janvier 2024, Musée des impressionnismes Giverny (Eure).





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