Certaines chroniques s’écrivent plus facilement parce que l’objet lu est limpide, parce qu’il est plein de cette saveur que l’on voudrait synthétiser pour la répliquer à l’infini dans nos propres livres. C’est le cas du dernier roman de Dorothée Janin, La Révolte des filles perdues.
L’auteure s’empare d’un événement oublié, l’insurrection de jeunes détenues à Fresnes, le 6 mai 1947. Des jeunes femmes, pas toujours majeures, enfermées parce qu’elles appartiennent aux basses classes de la société, sont homosexuelles, se sont prostituées, se sont un peu trop affranchies des mœurs de leur époque, se sont un jour insurgées contre l’autorité, ont commis un petit larcin… Des femmes dont personne ne veut, qui parlent le populaire, et représentent ce que la société bourgeoise patriarcale aimerait étouffer. Des jeunes filles « considérées comme une menace pour elles-mêmes comme pour la société », soumises à une stricte discipline afin de les réhabiliter – de les « discipliner », au sens foucaldien.
Mais voilà, leur insurrection est un véritable carnaval. Une vague, dont la mer serait située à l’intérieur d’une prison, leur geôle pseudo-religieuse, qui renverse un temps les symboles du pouvoir et les instruments qui servent à les mater. Les jeunes filles perdues, qui crachent, hèlent, injurient, bousculent et ricanent, deviennent tout à coup les filles d’une liberté de fer, parce que gagnée par la force, d’une liberté souveraine, parce que gratuite et indéterminée. Finalement arrêtées puis jugées, les prisonnières sont humiliées de nouveau. Leurs motivations, ce qui a pu nourrir leur rage, tout cela importe peu, au fond. Comme par un secret décret venu des plus hautes sphères de l’État, parce qu’il faut préserver une institution et, avec elle, un ensemble de valeurs, ces femmes sont jugées à l’aune d’une crise d’hystérie, ramenée à leur condition femelle, à ce corps dont on ne cesse de répéter qu’il a les humeurs instables. Leurs conditions de détention, particulièrement brutales ? Rien ! Les humiliations répétées ? Rien ! La camisole, dont l’auteure nous dit que, rien qu’à la voir, « on se sent devenir fou. À la voir […] on a envie de se taper la tête contre les murs » ? Rien ! Avec ce genre de femmes, il faut faire au plus simple : une pleine lune, une crise de printemps, l’excitation sexuelle, c’est à peu près la logique qui présidera le procès et qui scellera leur condamnation.
Voilà donc l’histoire de ces jeunes femmes, subalternes, marginales, parfaitement hétérogènes, qui a été tronquée, falsifiée. Et autour d’elles, dans le roman de Janin, l’autre histoire, celle d’une généalogiste, Elvire Horta, embauchée pour recoudre le fil coupé d’une filiation indésirée, celle de Serge Valère, avocat superstar, abandonné à la naissance, dont le fils en dépression réclame que lumière soit faite sur cette mère/grand-mère inconnue. Qui est l’une des « jeunes filles perdues » de 1947.
Dans ce roman, il y a deux en-quê-tes. D’abord, celle de la filiation, avec Valère qui voudrait être né de rien et Elvire qui voudrait étendre sa lignée mais en est incapable – pour cela, elle se sent proche des dysfonctionnelles jetées en pâture à la société. En toile de fond, Janin tisse une profonde réflexion sur la judéité. Ensuite, celle d’une reconstitution, historique, morale à laquelle Elvire, ou plus exactement Dorothée, se livre. Reconstruire l’histoire perdue de ces jeunes filles, faire de la spéléologie mémorielle. L’écriture se positionne toujours contre le silence imposé. Elle doit chercher les vents contraires. Écrire pour sauver celles et ceux dont il ne reste rien. Écrire à partir de poussières pour faire renaître des formes, des visages, des situations. Ici, l’enquête permet d’arracher les prisonnières à la honte, qui les affublent comme un mors, en comprenant les véritables raisons de l’acharnement policier et judiciaire. Voilà un grand roman, dont j’aimerais appeler à la lecture générale en laissant le texte parler. Écoutez : « Elles ont transmuté la honte. Sans écrire. Sans mot, sans papier, sans encre, sans rien d’autre qu’elles-mêmes. Selon moi, elles ont écrit leur moment. Autre écriture, empreintes dans l’air transparent, dans le souffle. »
La Révolte des filles perdues, de Dorothée Janin, éd. Stock, 320 p., 21,50 €.