« La barrière du langage, c’est quand deux types parlent la même langue : plus moyen de se comprendre. » Cet extrait de Adieu Gary Cooper de Romain Gary, Lola Lafon aurait pu en faire le point de départ d’Un état de nos vies, la performance littéraire et musicale qu’elle propose au Théâtre du Rond-Point, tant il correspond à son projet.
Depuis son premier et très remarqué roman, Une fièvre impossible à négocier, paru en 2003, jusqu’au merveilleux et primé Quand tu écouteras cette chanson, Lola Lafon n’a cessé d’interroger notre société, ceux qui la font et ce qu’on en fait. Ses personnages, jeunes femmes souvent perdues, déboussolées, ne paraissent pas comprendre le jeu qu’on leur impose, les règles leur semblant aussi absurdes qu’injustes, et résistent comme elles peuvent. Celles qui semblent être plus à leur place sont comme dépossédées d’elles-mêmes, objectivées pour les besoins de la cause, dissoute dans le discours ambiant. C’est le cas de Nadia Comăneci, championne de gymnastique sous le régime de Ceaușescu, de Patty Hearst, petite fille riche qui épousera les idées d’ultragauche de ses ravisseurs, membres de l’Armée de libération symbionaise, ou d’Anne Frank, adolescente déportée dont le Journal a été travesti pendant des années. Chacune d’elles, comme un peu nous tous, est baladée. Tout le travail de Lola Lafon consiste à redonner une place, fut-elle à la marge, et sans doute même volontairement à la marge, à des personnes qui n’en ont pas.
C’est à nouveau ce qu’elle fait au Rond-Point. Dans une expérience inédite. Un état de nos vies n’est pas une pièce de théâtre ni un spectacle, encore moins un show. C’est mieux que ça : une sortie de route de campagne, une bifurcation, un chemin de traverse, une pause, une parenthèse. Lola Lafon s’affranchit ici des codes en vigueur, des diktats du moment. Ce qu’elle produit sur scène n’est pas pitchable, pas résumable. Il n’y a ni histoire ni tension dramatique, pas d’artifice et pas de coup de théâtre. Et, évidemment, ça fonctionne. Comme une respiration, une grande bouffée d’air pur. Pile ce dont on avait besoin.
Face à une époque qui invente chaque jour de nouveaux mots, de nouveaux concepts, à peine à la mode et déjà dépassés, Lola Lafon nous offre un abécédaire subjectif et personnel. Accompagnée du musicien Olivier Lambert, fidèle parmi les fidèles, tous deux collaborant depuis vingt ans, elle pioche certains mots de notre quotidien, qui balaient un spectre immense puisqu’on y trouve aussi bien « sororité » que « peur », « gauche » ou « chien », et leur appose sa propre définition. Et se permet même le luxe, pour certains, de ne les raconter que par quelques notes.
Redonner du sens aux mots, se les réapproprier, c’est un geste infiniment politique. S’octroyer le droit de faire l’éloge de la fragilité quand tout nous pousse au combat, à être fort, à écraser la concurrence, à faire ses preuves, c’est déjà dessiner une autre société. Interroger le vocabulaire quand on nous parle sans cesse de vaincre, son stress ou le hoquet, de gagner, en masse musculaire ou en endurance, c’est déjà s’emparer concrètement des choses. Se rendre compte que le mot « victime » n’existe qu’au féminin alors que le mot « vainqueur » est toujours masculin. C’est établir des bases nouvelles pour entamer des discussions.
Pourtant, Lola Lafon ne tombe pas dans des travers moralistes, ne donne pas de leçon. Elle prend un soin particulier à n’apporter aucune réponse définitive. Elle n’est pas là pour ça. Sur scène, droite, ancrée, elle semble affirmer avec assurance qu’elle ne sait pas. Sa frange, sa blondeur, son phrasé posé, sa voix douce contrastent avec sa colère, son envie de changement, de bousculer. Elle a la révolte fédératrice, l’indignation consolante, la solitude partagée. On croirait à une sorte d’antithèse personnifiée mais c’est autre chose. Il n’y a pas chez elle d’effet de style, de posture travaillée. Elle est LÀ et profite de la lumière sur elle pour nous dire que nous ne sommes pas seuls. Pour se dire qu’elle n’est pas seule.
« Il s’agit peut-être simplement de le continuer, ce monde, d’en poursuivre le récit, en dépit de tout ce qui s’y oppose. De le faire bifurquer, de l’infléchir, grâce aux mots, toujours, qui ont la grâce de nous appartenir, à chacun et à tous », confie-t-elle pour présenter Un état de nos vies. C’est vrai, les mots ne peuvent sans doute pas grand-chose face à la violence systémique. Cette heure avec Lola Lafon ne promettent ni grand soir ni lendemains qui chantent. Mais ces soixante minutes, ses livres, rendent la vie plus habitable. Et c’est déjà beaucoup.
Un état de nos vies, de et avec Lola Lafon. Au Théâtre du Rond-Point, Paris 8e, du 22 novembre au 9 décembre.