Philologie de l'avenir

L’astrolabe plan, ancêtre du GPS

Philippe Charpenel

En arpentant les salles de nombreux musées du monde, on peut admirer de curieux objets métalliques, petits bijoux de laiton brillant, drôles d’horloges plates, grosses médailles finement ciselées : des « astrolabes plans ». Ils ne sont pas seulement décoratifs, mais possèdent de multiples usages astronomiques, astrologiques ou topographiques. Ils auraient jadis servi à connaître l’heure, de jour comme de nuit, par l’observation de la hauteur des astres, à s’orienter en mer ou là où il n’est d’autres repères que le soleil ou les étoiles, à identifier le jour de l’année ou la latitude d’un lieu, à mesurer des hauteurs et des profondeurs (arbres, montagnes, puits), à calculer l’horoscope : de véritables couteaux suisses de mesure de l’espace et du temps.

La technique de l’astrolabe plan est d’origine grecque et repose sur le principe de la projection stéréographique de volumes sur des plans ; c’est, en l’occurrence, une représentation plane des grands cercles imaginaires (hauteurs du soleil, équateur, tropiques), du pôle nord et des horizons de différentes latitudes, figurés sur des disques de laiton amovibles (tympans) contenus dans le socle de l’instrument (mère), à laquelle s’ajoutent différentes indications comme la position des principales étoiles sur une pièce nommée « araignée », des graduations horaires et d’autres tracés sur les tympans ou la mère, dont le nombre s’est accru au fil du temps et des innovations (généralement dues à des savants arabes), afin de permettre de nouvelles utilisations (carré des ombres, permettant de calculer des hauteurs, tracé des azimuts de la qibla donnant la direction de La Mecque). Au dos de l’appareil se trouve un viseur, le dioptre, qui permet notamment de mesurer la hauteur des astres au-dessus de l’horizon, et de lancer, sur l’autre face, tous les calculs que permet cet outil. Si l’astrolabe et ses usages sont peu connus du grand public, son nom l’est davantage, car il est donné à d’autres instruments apparentés, comme la sphère armillaire, ou dérivés de lui (l’astrolabe nautique), dont le champ d’utilisation est cependant moins vaste.

En histoire des techniques, comme dans les autres domaines historiques, nos connaissances reposent sur des sources archéologiques et philologiques : des objets et des textes. Des objets, on en possède en nombre : on recense plus d’un millier d’astrolabes à travers le monde, conservés dans des collections privées ou dans des musées. Ces différents outils nous informent sur l’usage qu’on en a fait à différentes époques et en différents lieux, et nous donnent une certaine idée de la transmission des savoirs qui s’y rattachent. Le plus ancien que nous connaissions date du xe siècle (Musée national du Koweït) et est d’origine arabo-persane, comme la majorité des autres, dont la production s’étend jusqu’au xixe siècle : aujourd’hui encore, les marchés orientaux proposent aux touristes des astrolabes de fantaisie, symboles d’une culture ancestrale. Mais les instruments occidentaux sont également nombreux. Essentiellement fabriqués au Moyen Âge et à la Renaissance, dans un contexte d’engouement pour l’astronomie, ils sont construits sur le modèle des astrolabes orientaux arrivés en Espagne avec les conquêtes arabes, comme en témoignent les noms d’étoiles qu’ils présentent les uns et les autres (Altaïr, Deneb, etc.). Nous n’en avons en revanche conservé aucun modèle grec antique, et le seul sur lequel les étoiles sont désignées en grec (l’astrolabe de Brescia) porte le nom d’un certain Sergios le Persan (époque byzantine) et appartient à la tradition orientale, car il présente un carré des ombres. Si nous ne disposions ainsi que de ces sources archéologiques, nous pourrions aisément nous imaginer que l’astrolabe plan est d’origine arabe. Or son nom même, qui est grec et signifie « preneur d’astres », suffit à réfuter les textes orientaux qui le prétendent ; et, comme tous les traités, quelles que soient leur origine et leur époque, mentionnent ce nom, force est d’admettre qu’il s’agit d’une invention des Grecs. D’ailleurs, le plus ancien de la quarantaine de traités qui nous sont parvenus, celui de Jean d’Alexandrie, dit Philopon (vie siècle), est lui-même écrit en grec. Malheureusement, aucun d’entre eux n’évoque son origine exacte, aucun ne mentionne la date, le siècle de son invention, encore moins le nom de son inventeur, même si certains savants arabes ont rapporté à ce sujet des histoires si fantaisistes qu’elles ne font que démontrer leur ignorance sur la question : c’est à Ptolémée que reviendrait selon eux la paternité de l’astrolabe, inventé par hasard, après que sa monture aurait écrasé une sphère armillaire… Nous en sommes donc réduits aux conjectures : comme Ptolémée (iie siècle) affirme, dans sa Tétrabible, qu’il est le seul outil capable d’« enseigner la minute de l’heure », on en déduit que son invention est antérieure à cette époque ; et, comme la projection stéréographique, qui est nécessaire à sa construction, découle des théories du mathématicien Apollonios de Perge (iiieiie siècles av. J.-C.), et a été perfectionnée et appliquée à l’astronomie par Hipparque quelques années plus tard, on situe l’invention de l’astrolabe entre 150 avant et 150 après l’ère vulgaire.

En dehors de Philopon, on ne connaît que trois auteurs grecs de traités relatifs à l’astrolabe, qui appartiennent tous à l’époque byzantine. On se gardera cependant d’en conclure qu’il n’y en a pas eu d’autres. Des traités grecs antiques ont-ils été perdus, emportés par les Arabes lors de la prise d’Alexandrie au viie siècle pour enrichir la science orientale, détruits par des incendies et des pillages ou tombés naturellement en poussière avec les fragiles papyrus qui leur servaient de support ? Ou bien étaient-ils très peu nombreux dès l’origine ? L’un et l’autre, sans doute, car s’il est fort probable qu’on ait perdu des traités et des instruments, il n’est pas moins certain que, s’ils avaient été plus nombreux, on aurait conservé davantage des uns ou des autres, voire des deux. Il est donc probable que l’utilisation de l’astrolabe était à l’origine confidentielle, réservée à une élite scientifique, qui s’en servait pour enseigner l’admirable complexité du monde aux élèves de l’école d’Alexandrie. Un traité perdu du mathématicien alexandrin Théon (ive siècle), le père de la fameuse philosophe Hypatie, aurait été la source d’inspiration des traités de Philopon et de l’évêque syrien Sévère Sabokt (viie siècle) ; et c’est par ce biais que les connaissances grecques sur l’instrument auraient gagné le monde arabe, où elles auraient connu un vif succès, grâce à de nouvelles utilisations astrologiques et religieuses (recherche de la direction de La Mecque et de l’heure des prières) correspondant aux préoccupations et aux besoins des Orientaux : en témoignent de nombreux traités conservés et une foule d’astrolabes produits au fil des siècles, dont certains sont de véritables œuvres d’art, parfois ornées de pierres précieuses. Quant à son succès dans l’Occident médiéval et renaissant, il s’explique par la fascination que l’instrument astronomique a opérée sur une civilisation avide de percer les mystères du monde : on traduit les traités arabes, on en écrit d’autres, on fabrique de nouveaux outils sur son modèle, plus pratiques, comme l’astrolabe nautique, qui sera longtemps utilisé pour s’orienter en mer. Le philosophe Abélard (1079-1142) donne même le nom d’Astrolabe à son fils et, bien plus tard, au xviiie siècle, le navigateur La Pérouse nomme ainsi l’un de ses bateaux.

Les progrès techniques ont certes fini par avoir raison de l’usage de l’astrolabe, qui dort aujourd’hui dans les musées, beauté admirée dont on a perdu voire oublié l’utilité. Il n’en demeure pas moins un splendide témoin de la transmission des connaissances entre les peuples au fil des siècles : fabuleuse destinée pour un instrument justement dédié à la mesure de l’espace et du temps. 





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