Le Neuvième Fort, en Lituanie.

Carnet de Baltes

Élégance, décadence et routes défoncées

Christophe Bourseiller

Tandis que je parcours les routes asphaltées, ou terreuses, ou caillouteuses, ou défoncées des pays Baltes, en me frayant un chemin parmi des conducteurs ignorant toute limite et jouant leur vie aux dés quand ils saisissent un volant, j’écoute Trans-Europe Express, de Kraftwerk, qui est bien entendu le seul véritable hymne européen : « Elegance and decadence / Europe endless »…

Dans le registre des musiques expérimentales, j’ai toujours apprécié le collectif berlinois Einstürzende Neubauten, de Blixa Bargeld, en raison de ses mélopées martelées et crépusculaires, tout autant que de son nom, Einstürzende Neubauten, formule alchimique qui peut se traduire par « immeubles modernes qui s’écroulent ». Or, ce qui me frappe aux pays Baltes, c’est justement le poids du fatum, lourd du double drame passé mais présent : génocide nazi et dictature soviétique. La mémoire, c’est tout ce qui nous sauve, quand l’amnésie est la principale maladie qui ronge l’Europe et nous pousse à répéter les erreurs du passé. Élégance, mais décadence.

Dans ces contrées excentrées que le tourisme a épargnées, j’avance en somnambule parmi les ruines du siècle précédent. Les bâtisses postmodernes et récentes au design inventif cohabitent avec des immeubles décrépis, des maisons de bois multicolores et une multitude de constructions soviétiques rosâtres ou marronnasses, généralement mal entretenues et qui paraissent à tout moment sur le point de s’écrouler. Ainsi la personnalité balte constitue un cocktail contradictoire d’insouciance, de gravité, de fatalisme. 

Mon voyage démarre à Vilnius, sous un ciel gris et changeant, alourdi par une promesse d’orage. C’est beau, Vilnius. La ville est dominée par les centaines d’églises catholiques, orthodoxes, protestantes, qui parsèment ma dérive. Ce ne sont que flamboyances gothiques, délires baroques et bulbes scintillants… Mais où sont passées les synagogues ? Vilnius, ou Vilna, ou Wilno, était considérée au début du XXe siècle comme « la Jérusalem de Lituanie ». Elle a longtemps été éclairée par la présence d’un grand théoricien orthodoxe, le Gaon de Vilna, qui s’est notamment opposé à l’hassidisme. Elle comptait des dizaines de milliers de Juifs, laïcs ou religieux. Mais les pays Baltes ont été le théâtre pendant la Seconde Guerre mondiale de ce que l’on nomme la « Shoah par balles ». Tous les Juifs, ou presque, ont été assassinés par des Einsatzgruppen (groupes d’intervention), composés d’Allemands et de Lituaniens. Il ne reste de nos jours aucune trace du ghetto de Vilnius, sinon quelques placards historiques en anglais, au long de rues anonymes. La plus grande synagogue a été entièrement rasée, non par les Allemands, mais par les Russes. Mais l’église qui lui faisait face, sur le trottoir opposé d’une rue étroite, demeure intacte et se visite encore. Dans une rue adjacente, un modeste musée, passablement défraîchi, expose dans une vitrine trois ou quatre débris épars. C’est tout ce qui demeure de l’intense vie juive de la Jérusalem balte. Rares sont les visiteurs qui errent dans les salles carrelées qui servent parfois de lieux de réunion. On y voit subsister les traces imperceptibles d’une mémoire évanouie. Quelque 3 000 Juifs vivent aujourd’hui en Lituanie. Une minorité infime.

Les touristes, en revanche, se pressent devant ce qui fut longtemps le siège du KGB. Au xxe siècle, la Lituanie a été avalée à deux reprises par l’ogre russe. Elle s’est vue annexée de 1939 à 1941, quand fut signé le pacte germano--soviétique. Plus tard, en 1944, elle fut « libérée », donc conquise à nouveau par l’URSS, et demeura sous le joug de Moscou jusqu’en 1991. Ainsi la mémoire collective lituanienne emmêle deux génocides : la brutale répression organisée par les bolcheviks et les massacres nazis. Le musée du KGB témoigne de cette confusion mémorielle. Quoiqu’il en soit, la visite ne peut laisser indemne. Au sous-sol, les cellules, les salles de torture, les lieux d’exécution ont été maintenus tels quels. Dans leur jus. Je me trouve au cœur même de la machine totalitaire, et je songe au calvaire des Baltes, qui ont subi pendant tant d’années le sadisme constant des barbares du KGB.

Le Neuvième Fort, en Lituanie.

Malgré la violence de l’histoire, Vilnius affiche sa placidité. Voici la douceur d’une ville au calme provincial, dont les terrasses sont principalement peuplées de visiteurs étrangers. Certains s’égarent dans le quartier d’Uzupis, qui incarne une forme de bohème chic et aseptisée, en un simulacre de la « République de Montmartre ». Ici aussi, la gentrification détruit l’âme des villes.

Il est temps de prendre la route. Non loin de Vilnius, le château et le lac de Trakai constituent un point de villégiature prisé des Lituaniens, qui viennent ici pique-niquer à plusieurs en s’agglutinant autour des barbecues. En vérité, ce village lacustre constitue l’épicentre d’une dissidence du judaïsme qu’on appelle le karaïsme. Cette branche religieuse séculaire ne s’appuie que sur la Torah et rejette les enseignements des rabbins, notamment le Talmud. Présente dans de nombreux pays, cette religion minoritaire maintient sa présence en Lituanie. Les karaïtes ne semblent guère portés au prosélytisme. Si les temples sont interdits aux profanes, de nombreuses guinguettes sises au bord du lac permettent de déguster la cuisine karaïte, un peu fade, qui me semble dominée par un chausson à la viande nommé le kybyn. Ce ne sont alentour que pédalos et familles qui s’interpellent joyeusement.

J’oriente mon GPS vers la ville étudiante de Kaunas. Kaunas est considérée comme la capitale du design postsoviétique. Les immeubles sinistres des années 1970 y ont été soigneusement conservés, mis en valeur, et l’on peut en contempler les façades défraîchies, avant de chalouper d’une terrasse à l’autre, au son du jazz ou du postrock que jouent les groupes en live. Ça vit, ça chauffe, ça rigole et ça ne manque pas d’humour.

À quelques kilomètres du centre-ville et de la fiesta, non loin d’un imposant nœud routier, je me gare en bordure d’une plaine bucolique. Cinquante mille personnes y ont été assassinées entre 1941 et 1944. Le Neuvième Fort est une ancienne caserne de l’armée lituanienne. Pendant la guerre, il servit de site à la Shoah par balles. Un très beau monument de béton témoigne de l’incommensurable drame qui laisse sans parole et sans voix. Je remonte dans la voiture avec un sentiment d’horreur et gagne la « colline des Croix », non loin de Šiauliai. En fait de colline, il s’agit plutôt d’un monticule, voire d’un promontoire, tant il est vrai que la Lituanie est un plat pays. Sous la férule stalinienne, la foi catholique était durement réprimée. La cathédrale de Vilnius avait même été transformée en un palais de l’athéisme. Pour maintenir le soleil invaincu, les chrétiens ont ourdi un curieux stratagème. Ici même, ils ont posé des croix, qu’ils avaient bien souvent fabriquées de leurs mains, dans la plus totale clandestinité. Régulièrement, les autorités prosoviétiques rasaient le site au bulldozer. Mais la nuit venue, elles réapparaissaient. Ainsi, au nez et à la barbe de l’occupant, sans cesse les croix refleurissaient. Il y en a aujourd’hui près de 200 000. Elles composent une jungle onirique, qui tient du bric-à-brac et de l’art premier. J’ai longtemps erré dans cette forêt de croix. N’avais-je pas marché, le même jour, sur 50 000 cadavres ? 

Il me fallait des bulles et de la légèreté. J’ai atteint la côte et suis tombé, à Šventoji, sur une invraisemblable fête foraine, dans laquelle des filles en minijupes, bottées et chapeautées, psalmodiaient en anglais des airs de country, sous les yeux exorbités de gros types tatoués, vêtus de combinaisons paramilitaires. Dans un guide, je lis que la plupart des Baltes sont armés, non seulement de pistolets, mais aussi de Kalachnikovs.

Il est temps de franchir la frontière de la Lettonie par la route côtière, malheureusement séparée des flots par un impénétrable rideau de pins. La Lituanie et la Lettonie ne sont pas des sœurs jumelles. Dès le franchissement de la ligne, la route est plus lisse, les villages plus propres et la langue diffère. En Lettonie, je découvre surtout les centaines de kilomètres de plages désertes qui bordent la Baltique. Mer intérieure, mer quasiment fermée, elle n’est reliée aux eaux vives de la mer du Nord que par le bras d’eau séparant le Danemark de la Suède. Au fil des siècles, elle a été fortement polluée par les guerres, l’industrie, le nucléaire… On peut certes s’y baigner, les poissons survivent, mais il n’y a guère de ressac et l’eau n’est presque pas salée. Seule demeure une interminable langue de plage, infiniment vide. La mer Baltique me fait irrésistiblement penser aux romans inoubliables d’Antoine Volodine, Terminus radieux, ou Les Filles de Monroe (parmi beaucoup d’autres), qui dépeignent un monde finissant, qui n’en finit pas de finir. Je m’immerge avec délice dans les flots trop calmes de cette mer pas tout à fait morte. Si on aime les plages désertes et la liberté, il faut goûter à ces eaux sombres et presque douces.

Après Vilnius, voici la capitale de la Lettonie, Riga. Rien n’est plus dissemblable que Vilnius et Riga. Si Vilnius affiche un calme de ville d’eau, Riga s’impose comme une métropole qui pulse. Riga, c’est Moscou plus New York, plus Marseille. Tandis que la vieille ville fait classiquement défiler les églises, je marche dans la ville « neuve », littéralement truffée d’incroyables immeubles Art nouveau. J’en contemple des centaines et les folies architecturales et décoratives font scintiller mes prunelles. Nombre de bâtiments époustouflants se trouvent dans la rue Alberta (Alberta iela). Ils sont, pour la plupart, l’œuvre de l’architecte Mikhaïl Eisenstein, le père du cinéaste Sergueï Eisenstein. 

Je pousse encore plus loin, jusqu’au KGB. C’est une manie. Où que j’aille, je cherche le KGB. Ici, le siège de la police politique russe n’est guère mis en valeur et l’on ne peut accéder aux cellules. Mieux vaut visiter un cube noirâtre qui jouxte une église au cœur de la vieille ville et abrite le Musée de l’occupation. Mieux encore, à l’autre bout de la ville, derrière le gigantesque marché central, au cœur du quartier russe de Maskavas que l’on dit mal famé, se dresse un monolithe soviétique de grande ampleur, une bâtisse de 110 mètres de haut construite par l’occupant dans un style stalinien, qui abrite aujourd’hui l’académie des sciences. Si l’on pousse au-delà, on tombe sur une curieuse villa luxueuse, avec un grand jardin, protégée par des caméras de sécurité. Il s’agit de l’ambassade de Biélorussie. A quelques mètres, une belle église en bois demeure verrouillée. Dommage. Il s’agit de l’épicentre de la religion des vieux-croyants, une dissidence de l’église orthodoxe. 

De retour dans le centre-ville, non loin du Monument de la Liberté qui commémore l’indépendance de la Lettonie, l’extraordinaire cathédrale de Riga célèbre en continu l’office orthodoxe, au son des chants grégoriens psalmodiés par des femmes dûment voilées. La nuit venue, rien ne s’éteint jamais. J’aperçois des boîtes louches entourées de mafieux. Les bagnoles de luxe se ramassent à la pelle et les braillements des soûlards retentissent jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Le ghetto juif existe toujours, mais il a été muséifié. Le drame d’hier n’en est devenu que plus abstrait. En revanche, peut-être n’avais-je plus les yeux en face des trous, mais je n’ai remarqué aucune synagogue en activité. Ici aussi, tout le monde est mort. Le rire n’est jamais loin des larmes et le nom de certains commerces témoigne d’un pénible trouble du sens : Ghetto Games, Ghetto Dance Academy… Comme si plus rien n’avait d’importance. Comme si les ghettos des massacrés relevaient d’un lointain folklore, déjà oublié. Il m’a fallu gagner la petite ville de Rēzekne, qui ne se laisse atteindre qu’au prix d’un trajet empruntant une piste de terre et se trouve à 60 kilomètres de la frontière russe, pour tomber, au hasard de l’errance, sur une petite synagogue en activité. Enfin, une synagogue, perdue parmi les églises triomphantes. 

Je n’ai pas voulu achever ce voyage sans rendre visite au Centre d’art Mark Rothko de Daugavpils. Oui, car le grand peintre expressionniste abstrait était letton, même s’il a vécu toute sa vie, ou presque, aux États-Unis. J’y ai admiré des tableaux inédits et introuvables ailleurs, ainsi que maintes pièces de jeunes avant-gardistes baltes ou ukrainiens. La promesse de l’avenir.

Un voyage n’est constitué que d’une succession de flashs éblouissants, comme autant de trouées de lumière dans la nuit. Ce ne sont qu’impressions fugaces, communions fugitives et spectacles soudainement grandioses dont on aimerait ne jamais détourner les yeux. Un langage secret se décrypte enfin : Vilnius, Trakai, Kaunas, Šiauliai, Palanga, Šventoji, Liepāja, Kuldīga, Talsi, Riga, Rēzekne, Daugavpils… 

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Tandis que je parcours les routes asphaltées, ou terreuses, ou caillouteuses, ou défoncées des pays Baltes, en me frayant un chemin parmi des conducteurs ignorant toute limite et jouant leur vie aux dés quand ils saisissent un volant, j’écoute Trans-Europe Express, de Kraftwerk, qui est bien entendu le seul véritable hymne européen : « Elegance and decadence / Europe endless »… Dans le registre des musiques expérimentales, j’ai toujours apprécié le collectif berlinois Einstürzende Neubauten, de Blixa Bargeld, en raison de ses mélopées martelées et crépusculaires, tout autant que de son nom, Einstürzende Neubauten, formule alchimique qui peut se traduire par « immeubles modernes qui s’écroulent ». Or, ce qui me frappe aux pays Baltes, c’est justement le poids du fatum, lourd du double drame passé mais présent : génocide nazi et dictature soviétique. La mémoire, c’est tout ce qui nous sauve, quand l’amnésie est la principale maladie qui ronge l’Europe et nous pousse à répéter les erreurs du passé. Élégance, mais décadence. Dans ces contrées excentrées que le tourisme a épargnées, j’avance en somnambule parmi les ruines du siècle précédent. Les bâtisses postmodernes et récentes au design inventif cohabitent avec des immeubles décrépis, des maisons de bois multicolores et une multitude de constructions soviétiques rosâtres ou marronnasses, généralement mal entretenues et qui paraissent à tout moment sur le point de s’écrouler. Ainsi la personnalité balte constitue un cocktail contradictoire d’insouciance, de gravité, de fatalisme.  Mon voyage démarre à Vilnius, sous un ciel gris et changeant, alourdi par une promesse d’orage. C’est beau, Vilnius. La ville…

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