Triste Tigre en cage

Hugo Lafont

Parmi la multitude d’ouvrages qui paraissent à chaque rentrée littéraire, seuls quelques-uns parviennent à sortir du lot. Cette année, le Triste Tigre de Neige Sinno (P.O.L) fait office d’événement, osant aborder avec force et sans inutiles ornementations l’inceste que lui a fait subir son beau-père de ses 7 à 14 ans, et l’horreur et la honte qui persistent, indéniables. Une authenticité crue qui n’a pas plu à la directrice du lycée La Mennais, à Ploërmel. 

Dès lors, les élèves de cet établissement breton se voient déniés l’accès à ce livre, pourtant l’un des favoris de cette saison des prix littéraires. Seuls quinze des seize ouvrages pouvant être chroniqués pour le Prix de la plume lycéenne – qui récompense une critique de l’un des romans sélectionnés pour le Goncourt des Lycéens – seront disponibles à la bibliothèque du lycée, et nous devinons très vite lequel en est exclu. Irréelle hypocrisie, qui n’empêchera pas les élèves d’aller en librairie se le procurer. 

Au prétexte que ce récit autobiographique est susceptible de heurter « des sensibilités » adolescentes en raison de propos d’une « grande violence », la cheffe d’établissement Véronique Callas a fait le choix de retirer Triste Tigre des rayons du CDI de La Mennais ; une décision incompréhensible que dénoncent nombre de personnalités du monde du livre, à commencer par Frédéric Boyer, directeur littéraire de la maison P.O.L et éditeur de Triste Tigre, qui la juge « extrêmement désolante ». Si les parents d’élèves du lycée soutiennent majoritairement l’oukase de la proviseure, il n’en va pas de même pour le corps enseignant, comme le soulignent ces propos rapportés par Le Parisien, où certains se disent « émus, choqués, voire révoltés par le principe même de la censure d’une œuvre validée par l’Éducation nationale et l’Académie Goncourt. » 

Symbolique, cette décision fait écho à la vague de censure qui déferle depuis quelques années outre-Atlantique, où les bibliothèques scolaires banissent certaines œuvres littéraires au prétexte de protéger les plus jeunes d’une violence qu’ils rencontreront bien trop vite. Tout l’intérêt du témoignage puissant de Neige Sinno tient pourtant à son intégration au sein du débat public. En ré-inscrivant la question de l’inceste comme enjeu social d’importance, Triste tigre peut susciter une prise de conscience de l’horreur chez ceux-là même qui ignoraient en être les victimes. 

Après deux ans de travaux, la Civiise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) rendra son rapport d’enquête le 20 novembre prochain. Nul besoin d’attendre sa publication pour savoir que, chaque année, en France, plus de 170 000 mineurs sont victimes d’inceste. Les maux ne peuvent être éradiqués quand il n’y a personne pour les crier. Et quand la littérature brise l’omerta, sa censure doit être combattue. Concernant cette affaire, Frédéric Boyer affirme que « la directrice et l’établissement mettent sous silence la question de l’inceste. C’est toujours la même chose, peu importe le milieu. Taire et cacher ces questions auxquelles les jeunes peuvent être confrontés est très grave. » Dans l’attente des attributions finales des prix Goncourt et Médicis, Triste Tigre vient de remporter le prix littéraire des Inrockuptibles. Une reconnaissance critique qui ne suffira sans doute pas à convaincre les censeurs inopportuns, ceux qui brandissent le drapeau de la bonne conscience pour promouvoir un ordre moral cher aux dictatures. 

Une pétition circule depuis le 15 octobre afin de rétablir l’accès à l’œuvre de Neige Sinno au lycée La Mennais. 

Signons-la.



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