Marie Violleau défend des hommes et des femmes accusés des crimes les plus graves. Dans ses plaidoiries, elle restaure l’humanité de ceux que la société ne voit parfois plus que comme des monstres et réfléchit sur le sens de la peine.
Je vous dois la vérité. Cela fait deux ans que je fais le portrait de cette femme. Une jeune femme. Elle est avocate. Au barreau de Paris. Elle a 34 ans et cela fait tout juste cinq ans qu’elle a prêté serment. C’est donc d’une jeune avocate, aussi, dont il est question ici. Et cette jeune avocate, elle dit souvent qu’elle adore les sacs à mains, c’est vrai elle en a plein, mais elle le dit toujours dans un mélange de lucidité et d’ironie. Marie Violleau défend les bandits. Les infréquentables, les malfrats, l’envers du bien, à l’endroit du mal, là où on les punit, d’un tribunal à l’autre, et parfois elle défend même des terroristes. C’est d’ailleurs à V13 que je l’ai rencontrée. Il y a deux ans, presque jour pour jour.
V13, pour vendredi 13 novembre 2015, les terribles attentats, 132 morts, pas loin de 1 000 blessés et, six ans après les faits, une audience hors norme, 20 accusés, 2 400 parties civiles, des caméras, des journalistes en pagaille, et moi sur les bancs de la presse, avec sous nos yeux 330 avocats, dont elle parmi eux tous. Entre septembre 2021 et juin 2022, tout ce monde s’est réuni sous la nef d’un procès cathédrale, pendant dix mois, pour une grand-messe judiciaire baptisée… V13, son nom de code, l’un de ces procès – il faut le dire car il n’y en a pas tous les matins –, où la justice rencontre l’histoire.
Là-bas, au Vieux Palais, sur l’île de la Cité à Paris, Me Violleau, avait défendu bec et ongle Mohamed Abrini, l’un des membres les plus actifs de la cellule qui a élaboré, planifié et orchestré les massacres de Saint-Denis et Paris, au nom de l’État islamique. Lui n’y a pas participé directement, il a pris la tangente la nuit du 12, la veille du 13 novembre, peur de mourir, peur de tuer qui sait, quittant sa planque d’assassins pour rejoindre Bruxelles et ses copains, des terroristes aussi. Ceux-ci allaient frapper quatre mois plus tard, le 22 mars 2016, une station de métro de la capitale belge et son aéroport, 35 morts et 340 blessés. À l’aéroport ce jour-là, Abrini avait fait faux bond, une fois de plus, renonçant à déclencher sa charge explosive. Sous un chapeau, il avait pris la fuite, avant finalement de se faire coffrer par la police.
C’est cet homme-là, le numéro 2 du box à Paris après Salah Abdeslam, que la jeune femme a assisté. Abrini, un gros poisson, plein de secrets et de contradictions, auquel elle s’est « attachée » durant ces dix mois, c’est ce qu’elle m’avait dit, « pas sentimentalement évidemment, ni amicalement, mais professionnellement. C’est un truc assez original. Je ne suis pas sûre que beaucoup de gens aient vécu cela dans leur carrière. Mohamed Abrini est complice des pires attentats commis en France, mais il n’empêche que je me suis attachée à lui car je pense qu’il a fini par compter sur moi. Et c’était pas gagné au départ. C’est quelque chose qui s’est construit sur la longueur ».
Je me souviens parfaitement de ma réaction lorsque j’ai entendu ses propos, d’abord interloqué, mais un peu fasciné aussi. J’avais à la fois compris la personne que j’avais en face de moi, son engagement d’avocate pour cet homme – finalement condamné à la perpétuité assortie de vingt-deux ans de sûreté – son acharnement à défendre cet indéfendable de terroriste, contre « les loups qui hurlent à l’extérieur de la salle d’audience », contre l’opinion publique et l’hystérie punitive d’une partie de la société – elle avait même tonné en plaidoirie « condamner un homme à la perpétuité, c’est ce prendre pour Dieu » –, compris tout cela oui, intellectuellement conquis même, mais bousculé je dois avouer par cette idée d’attachement, sensible et surprenante, qu’elle accolait à sa fonction, à son travail de pénaliste.
Va pour être « avocat de la terreur ». Dans une carrière, il paraît que c’est « sexy ». On pense à ce résistant de pénaliste, l’anticolonialiste Vergès qui avait poussé au zénith le fait de « tenir tête à la meute » jusqu’à défendre le nazi Barbie ou le terroriste Carlos. Plus récemment, il y a eu Dupond-Moretti. Il avait défendu Abdelkader Merah, le frère de Mohamed, le tueur de Toulouse et Montauban, avant d’être nommé garde des Sceaux des années plus tard. C’est cela la France, prime à la défense, tout le monde y a droit, les gentils, les méchants, les obscurs, les lumineux, car on est des hommes, on est des femmes, les monstres cela n’existe pas. Mais quand même…
« On peut sincèrement s’attacher à un terroriste Marie ? » C’est ainsi, un peu désarmé, que je lui avais posé la question à l’époque. « Avant qu’il soit terroriste, Mohamed Abrini est un être humain. Et quand je le regarde, je ne me dis pas en permanence que c’est un terroriste. Sinon je ne fais plus ce métier. Parce que je défends des violeurs, des pédophiles, des voleurs, des escrocs, des gens qui frappent leurs femmes, et leurs enfants aussi… Si je regarde ces gens-là et que je me dis qu’ils ne sont que de la boue humaine, qu’ils ne sont que l’incarnation des faits qu’ils ont commis, alors j’arrête tout ! Si je fais ce boulot, c’est parce que j’arrive à dissocier l’homme des actes qu’il a commis. C’est cela qui fait que j’ai envie d’aller chercher ce qu’ils ont au fond des tripes. Là où je suis la meilleure, c’est quand je m’attache aux gars que je défends. Et parmi eux, il y a même des types que j’adore, vraiment. J’ai besoin qu’ils comptent sur moi pour bien les défendre. »
Il faut l’imaginer Marie Violleau au parloir, de placards en placards, Sequedin, Fleury, la Santé, face à ses taulards, des grands voyous, des gros voleurs, qu’elle visite, qu’elle reçoit aussi à son cabinet quand ils sont en liberté, qui l’appellent, matin, midi, soir et même le week-end. L’avocate est une workaholic qui, entre deux biberons et sa vie de famille, va donc chercher chez ces messieurs qu’elle défend, et ces femmes aussi « ce qu’ils ont au fond des tripes », sans doute parce qu’elle y va d’abord avec les siennes. Haute comme trois pommes, perchée sur talons ou semelles compensées, pas le genre à avoir froid aux yeux – les siens sont verts, le sourcil parfois sévère, sous le châtain de longs cheveux qui balayent son visage clair –, la jeune femme manie à l’envi le verbe canaille, voire fleuri ou vénère « il a poucave… miskine… va niquer ta mère », c’est ce qu’elle dit parfois sur un coup de colère, mais elle parle en réalité bien des langues, celles de bougres derrière les barreaux, « des gros dealos », des Corses du crime organisé, ou encore des « braquos », entre deux formules très soutenues, voire tout à fait convenues quand les circonstances s’y prêtent, « madame la présidente, mesdames messieurs de la Cour ». Plaise au tribunal.
Celui de Créteil en l’occurrence. Une fois je l’ai suivie là-bas pour une demande de remise en liberté. Celle d’un bon escroc à la petite semaine, en détention provisoire. Intérieur jour, voilà Me Violleau sous sa robe noire. Au fond de ce prétoire bétonné, un peu grisâtre, dans une salle d’audience presque désertée, elle entame sa « plaid’ », improvisée : « On ne fait pas une demande de mise de liberté pour faire plaisir au client… Non, on est pas capricieux vous savez. Mais la détention provisoire, il faut qu’elle ait un sens, la règle de droit, sa rigueur, cela fait deux mille ans que l’on y réfléchit. Cet homme-là, Monsieur T., il s’est toujours présenté lorsqu’il a été convoqué, il a même comparu en reconnaissance préalable de culpabilité, la maison qu’il a construite a été saisie, et aujourd’hui il vous propose une caution pour sortir, 10 000 euros pour vous démontrer sa bonne foi. Il est à la gorge, il veut travailler, il a 40 ans, une femme et quatre enfants scolarisés qu’il veut élever, dignement, vous allez le libérer, Madame la présidente, en attendant son procès. Et sachez que moi je ne joue pas du violon, c’est pas le style de la maison ! » Beaucoup d’aplomb et des arguments. On va boire du café en attendant le délibéré.
« LIBERTAD ! LIBERTAD !!! » La décision à peine rendue, Marie Violleau exulte, décroche son portable, transmet l’information à Sarah, sa collaboratrice.
— Le pif ma sœur ! LIBERTAD ! Ça c’est un travail d’équipe !
— Trop beau !! C’est quoi le nom de la présidente ? Mais on l’aime bien elle !
Ce jour-là, j’avais filé dans le sillage de l’avocate, à bord de sa voiture, un SUV Audi, son « camion » comme elle dit, retour à Paris, elle tout sourire au volant, sur fond de Katie Melua, I Cried for You. « C’est ce que j’aime le plus dans mon travail, annoncer une remise en liberté aux familles, me confiait-elle alors. Ce type va pouvoir retrouver ses gamins, ce soir il est avec ses enfants, la maison qu’il a construite c’est pour eux, pour leur offrir tout ce qu’il n’a pas eu dans sa propre jeunesse. Bien sûr qu’il a fait des conneries dans le passé, mais là il s’est rangé. Et de toute façon, il sera jugé. »
Quand je l’écoute parler, quand je la vois plaider, quand elle met autant d’elle à la barre, je me dis que Marie Violleau retrouve peut-être un peu d’elle dans le parcours cabossé de certains de ses clients. Ou au moins dans cet acharnement à briser les plafonds de verre, le côté je m’arrache à mon milieu d’origine, animé par la volonté, « quoi qu’il… », d’obtenir ce qui ne vous a pas été offert.
Son enfance, modeste mais pas malheureuse, elle l’a passée en grande couronne. Mère assistante de direction, père représentant de commerce devenu directeur de société, petite classe moyenne en pavillon, à Osny, Val-d’Oise, à deux pas de la prison, collège et lycée à Pontoise et, des années plus tard, la voilà devenue – un peu transfuge, un peu bourgeoise –, avocate et raffinée. Au fond d’elle, c’est ce qu’elle voulait, « que ça claque, que ça brille », comme son cabinet non loin des Champs-Élysées. Alors elle a choisi de filer droit, elle aurait pu bifurquer qui sait, elle a préféré les livres, les études… et donc le droit.
À Paris, il y a un garçon qui se reconnaît un peu en elle. Il s’appelle Mokhtar Amoudi. C’est l’un de ses amis. Cet automne, il a sorti son premier roman à la Blanche chez Gallimard, Les Conditions idéales. Joli succès d’entrée, un prix littéraire à la clé, Envoyé par La Poste millésime 2023. Dans son livre, qui emprunte à l’autofiction, Mokhtar Amoudi raconte le parcours de Skander, son héros, un gamin curieux, passionné de lecture, qui fait l’impossible entre sa banlieue déshéritée, une famille d’accueil via l’aide sociale, et mille autres obstacles pour réaliser son rêve d’enfance, entrer dans le grand monde, par effraction.
Le soir où j’ai rencontré l’écrivain, un élégant jeune homme, fin et longiligne, chevelure noir de geai, visage émacié, il dédicaçait son roman dans une librairie du 15e arrondissement de Paris, avant d’aller fêter, très entouré, ses sélections en premières listes des prix Renaudot Inrockuptibles, Goncourt des lycéens, et son grand frère le prestigieux Goncourt. Entre deux verres, je lui ai dit « vraiment bravo et sinon faut que je te parle de Marie Violleau ». Pas de souci, « je sais ce que je vais te dire » qu’il m’a répondu, « rendez-vous est pris ». Quinze jours plus tard, aux Éditeurs, à Odéon, chez les bourgeois. On a un peu parlé d’Israël, de Gaza, entre dix clopes et douze cafés, on a fulminé, ensuite on a évoqué ses projets, un prochain livre c’est sûr, et l’adaptation qui sait de son premier roman en série, ou sur grand écran. C’est beau ça fait rêver. Un peu comme Marie ?
« Il y a une sorte d’émotion à rencontrer des personnes qui veulent se construire et veulent réussir, qui ont de l’ambition, c’est une qualité, me répondit Mokhtar Amoudi, lui aussi diplômé en droit, et qui se serait bien vu avocat d’affaires, il a préféré écrire et il a bien fait. Marie, c’est une femme, dans un milieu où les hommes fanfaronnent beaucoup, tu sais. Quand je l’ai rencontrée, elle n’était pas encore avocate, je l’ai vu éclore. Elle comme moi étions dans un processus d’ascension, de mobilité sociale par les études, il y avait une sorte de fraternité entre nous, qui n’a jamais vraiment été évoquée, mais que je flairais tout à fait. Elle avait des mots très clairs sur ce qu’elle voulait faire, elle était passionnée de droit pénal. Un choix de puriste, c’est le rôle historique de l’avocat, défendre les accusés de crimes et délits. Avec elle, j’ai découvert la mythologie du pénaliste. Franchement, je suis émerveillé, par ce qu’elle a réussi à construire, son cabinet, dans un milieu aussi compétitif. »
On a fini par monter à l’étage avec Mokhtar. Fini les cigarettes. On a poursuivi la discussion, avec du café toujours, OKLM enfin. « Il y a aussi ce truc que je trouve impressionnant. Cette idée de défendre à la fois “l’inhumanité”, quand on parle de tueurs en série, de terroristes par exemple, et, dans le même temps, le fait de se défendre soi-même, en tant qu’avocat dans ces moments-là, contre l’opinion publique. Cela me rappelle Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac. L’auteur raconte la chute de son héros, Lucien de Rubempré, emprisonné après le suicide de son amante, une prostituée. Dans l’esprit de ses geôliers, Rubempré est forcément coupable. Alors pourquoi défendre un tel homme ? C’est là qu’intervient l’avocat, en ultime rempart face à l’institution judiciaire, face à la machine pénitentiaire, face à la procédure, face aux policiers, aux parties civiles, au procureur... il faut vraiment du courage et du talent pour réussir à défendre ton client face à tout cela, quand il n’a plus que toi. Et c’est cela aussi Maître Violleau, elle est ainsi. »
Ce feu du droit pénal, qui en dernier ressort garantit les droits de l’accusé, c’est souvent dans le brasier des cours d’assises qu’il brûle au plus haut degré. En disciple accomplie de son maître Joseph Cohen-Sabban, figure du barreau parisien pour lequel elle a travaillé pendant quatre ans, Marie Violleau est « une amoureuse des assises », ces cours où l’on juge les meurtres, les viols, les vols à main armée, les trafics de stupéfiants, et les crimes terroristes aussi. Dans ces lieux où l’on côtoie les Hommes, lieux chargés de larmes et de colère, de nuit et de lumière, où planent en ombre les passions vengeresses, celles et ceux qui portent la robe font en effet « rempart » entre l’accusé et la société, justement parce qu’à sa manière, ainsi qu’en chambre noire, l’accusé est un révélateur qui perce à jour la société. « Ce que j’aime absolument dans le pénal, dépeint la jeune avocate, ce sont ces personnes qui tout à coup offrent une autre perspective sur le monde, parce qu’elles décident à un moment donné de passer la frontière de la légalité. Au sens littéral du terme, ces gens-là, ces criminels, sont extra-ordinaires, ils quittent la norme, ils sont à la marge et nous montrent brusquement ce qu’on ne voit pas si souvent de la société, ce qui se cache derrière la scène, ils dévoilent l’obscène. Par exemple, derrière un braquage de banque, un braquage bien fait où personne n’est blessé ni tué, j’y tiens, il y a quelqu’un qui cherche à bousculer le système. Et ça quelque part, c’est ce qui me plaît. Ces êtres humains en rébellion, je veux les comprendre, ce qui ne veut pas dire les excuser, et j’aime les défendre, j’aime le fait qu’ils puissent compter sur moi, sur le plan du droit. »
S’il n’en demeurait qu’un parmi eux, un seul parmi « ces êtres humains en rébellion » si chers à Marie Violleau, un prisonnier qu’elle défend depuis trois ans, « braquo-dépendant » depuis qu’il est adolescent, c’est ainsi qu’il se décrit, multi récidiviste et deux fois évadés – mais repris –, ce serait Rédoine Faïd. Le natif de Creil, 51 ans, l’un des CV les plus lourds du grand banditisme français, vient d’être condamné à quatorze ans de réclusion criminelle pour sa dernière évasion. C’était à la prison de Réau, en juillet 2018, en pleine Coupe du monde, sept minutes et trente-trois secondes, pour une belle spectaculaire en hélicoptère. Cinq ans plus tard, son procès retentissant, un verdict massue. Faïd ne devrait pas sortir, en principe, avant l’âge de 88 ans.
L’audience s’est tenue entre septembre et octobre dernier et elle a duré sept semaines. C’était une fois de plus au Vieux Palais de justice, à Paris, où là encore, calé sur les bancs de la presse avec mon carnet de note, j’ai suivi les aventures Me Violleau. Cette fois-ci, c’était elle l’avocate du numéro 1, et c’était sur elle que toutes les caméras étaient braquées. Bien sûr elle a su en jouer, elle s’était préparée, à défendre pied à pied du prétoire aux plateaux télé, son brigand d’accusé, surmédiatisé.
Ensemble, d’une suspension à l’autre, nous avons beaucoup échangé sur sa stratégie et sur ce qu’elle prévoyait soulever en plaidoirie. « Derrière le procès de l’évasion de Rédoine Faïd, à savoir comment il a monté cette opération, ses complicités ou non, sa fuite et sa cavale etc., il y a évidemment le procès de l’isolement carcéral », me lança un après-midi Marie Violleau, incandescente. Je la voyais déjà à la barre. « Elles sont atroces ses conditions de détention, indignes du pays dans lequel on vit. En quartier d’isolement, cet homme est enfermé drastiquement, 23 heures sur 24, privé de tout contact avec les autres détenus, il ne voit que ses surveillants, il est toujours menotté quand il se déplace, fouillé au corps régulièrement, il est soumis à un parloir hygiaphone quand on lui rend visite, c’est-à-dire qu’il n’a pas la possibilité de toucher ses proches, de ressentir leur chaleur humaine, et cela depuis dix ans en deux périodes d’incarcération, record de France. Priver une personne de contact humain, c’est accélérer sa déshumanisation, on le sait, c’est de la torture blanche. C’est ce que disent la Cour européenne des droits de l’homme, la Commission consultative des droits de l’homme et tous les spécialistes de politique pénale. Cela va plus loin que mettre un individu à l’écart de la société, là c’est le mettre à l’écart du genre humain. Concrètement, on est en train de le faire crever à petit feu. Alors voilà, moi je vais poser cette question primordiale. Quelle peine on inflige-t-on à un homme qui a cherché à reprendre sa liberté sans verser une goutte de sang ? Nos juges judiciaires, gardiens des droits fondamentaux et des libertés individuelles, au sens de l’article 66 de la Constitution, ont estimé à plusieurs reprises par le passé que ce prisonnier, après tant d’années, ne devait plus être enfermé en quartier d’isolement. Mais l’administration pénitentiaire, sous tutelle du ministère de la Justice, et qui a le dernier mot, s’y est toujours opposée. Pourquoi ? Parce qu’elle a été humiliée à deux reprises par un homme, Rédoine Faïd, qui s’est enfui sans un seul coup de feu. Donc s’il est encore détenu ainsi, c’est que derrière cette décision il y a la raison d’État, sur fond de revanche et d’humiliation. C’est à cela que la Cour et ses jurés populaires, c’est-à-dire monsieur et madame tout le monde, doivent dire stop ! »
Sur ces bases, le 20 octobre dernier, Me Violleau s’est avancée face à la cour d’assises de Paris. Salle Grands Procès, pleine à craquer. Deux heures durant, presque habitée, elle a déplié sa démonstration, mécanique, fiévreuse et engagée. « Une plaidoirie époustouflante », a écrit Stéphane Durand-Souffland, plumes entre les plumes judicaires du Figaro, complétant ainsi : « La jeune femme, qui avoue qu’elle n’a que cinq ans d’expérience, plaide comme un ténor avec en plus cette rage juvénile qui ne se feint pas. » Ce jour-là, Marie Violleau a fait ce qu’elle fait en réalité depuis toujours, mais cette fois-ci très spécifiquement, appelant magistrats et jurés à envisager la peine, à penser le sens de la peine ; elle a politisé son combat d’avocat. Elle s’en est défendu après le procès, modestement, quand je l’ai interrogée : « Tu écriras ce que tu veux. Moi je n’ai pas assez de recul sur mon travail, ni assez d’ancienneté. Mais c’est vrai, au-delà des magistrats, le but est aussi à un moment donné de faire réfléchir le législateur. Quel choix de système veut-on ? Un système extrêmement sécuritaire, ou au contraire un système transparent, où l’on réfléchit un peu ? Avec l’isolement carcéral, le procès de Rédoine Faïd était aussi celui de l’enfermement. La prison française est infiniment mal gérée, c’est la honte de l’Europe. Si on est plus capable de garder nos prisonniers sans éviter qu’ils ne ressortent en recommençant puissance dix, on va où exactement ? La prison est une machine à récidive. On construit toujours plus de places supplémentaires, donc on va multiplier la récidive, tout cela pour satisfaire l’opinion commune ; on lui donne à manger, et elle se sent en sécurité. Mais demain ce sera encore pire. Or si on veut soigner la société, c’est aussi sur la prison qu’il est urgent de se pencher. Après je n’oublie jamais les intérêts de celui que je défends. En tant qu’avocat, l’intérêt individuel passe toujours avant l’intérêt collectif. Si les deux peuvent se conjuguer au service d’un truc encore plus noble, c’est tant mieux. Mais entre les deux, je choisirai toujours l’intérêt individuel. »
Rédoine Faïd a été condamné à quatorze années supplémentaires de prison pour sa dernière évasion. Cela, je vous l’ai déjà dit. Mais ce que je n’avais pas précisé en revanche, c’est que son avocate Marie Violleau n’a pas fait appel. Au nom, précisément, de l’intérêt de son client, son intérêt individuel. Et dans son intérêt désormais, son travail sera de veiller avec vigilance à l’exécution de sa peine.
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