La bête traquée

Victor Dumiot

pour Marie-Caroline

 
« Ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, mais l’idée du mal. »

— D. A. F. de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome.
 

Clara et Lucien descendent la rue Monge en direction de Notre-Dame.

Sur le chemin, ils n’ont plus grand-chose à se dire, c’était déjà limite dans le RER en venant. On dirait qu’ils sont essoufflés de se parler. La nuit est tombante, elle se répand où elle peut. Les étoiles viennent de s’ouvrir, mais d’en bas, personne ne les voit. 

Dans la capitale, tous ceux qui marchent sont attendus quelque part, pense Lucien. Trois hommes en costume manquent de le percuter, il passe au travers en les poussant de l’épaule sans dire pardon. Tout à coup, une vitrine sur sa gauche accroche son œil, l’une de ces librairies bizarres, austères et imposantes du quartier latin. Le jeune homme étudie son reflet sans que Clara ne le remarque. Il se trouve assez beau ce soir, cheveux blond platine plaqués vers l’arrière, fraîchement rasé. Même son irrésistible fossette taillée dans le menton sourit. C’est vrai qu’il est virilement beau. On n’arrête pas de lui dire. Il se recoiffe et repositionne sa casquette Cannes. Quand il sera connu, quand il aura baisé le système. Fouler le tapis rouge. Il s’apprête à rejoindre sa copine, plus loin devant, lorsqu’il aperçoit la vieille dame complètement seule.

Clara n’a pas ralenti sa marche, elle fonce tout droit dans la nuit. Elle ne pense qu’à une chose ce soir, noyer le sentiment de malaise dans dix ou vingt verres. On dirait qu’une histoire se termine, elle en a parlé à son amie Marie avant de venir à Paris. Leur vieille histoire d’amour. Mais on dirait aussi qu’elle est la seule à s’en rendre compte. La jeune femme voudrait ne plus y penser, plonger en ligne droite dans des caves obscures, faire un peu semblant puis se casser la tête, sniffer et avaler tout ce qui passera sur le comptoir et dans les chiottes. Les boîtes de nuit sont des appareils digestifs : corps mâchés qui plongent dans une atmosphère suffocante, se retrouvent en sueur, puis se décomposent en milliers de particules de désir, de nausée, de soif, d’euphorie, sous stroboscope et musique de DJ. Une bouche qui mâche et recrache. 

Le klaxon d’un bus l’arrache à ses pensées. Clara s’immobilise : où est Lucien ?

 
*
 

Ça l’a d’abord surprise d’apercevoir Lucien au loin tenir le bras de cette petite dame, emmitouflée dans une longue doudoune coupée au genou. Ensuite, ça l’a carrément gonflée de devoir faire marche arrière pour les rejoindre. Non, elle n’a rien entendu du tout. Non, elle ne l’a pas remarquée en passant. Non, ce n’est pas si étonnant que cela, puisque personne d’autre à part lui, Lucien, ne s’en est rendu compte, les autres ont, sans doute, eu l’intelligence de faire semblant, ben oui, de faire semblant, parce qu’on n’a pas que ça à faire un vendredi soir à 21 heures, heureusement qu’il y avait Lucien, encore un coup de chance, le beau Lucien de Bobigny qui s’est admiré, pour la cinq-millième fois de la journée, à deux mètres de la vieille. Lucien se tient le dos courbé pour parvenir à la hauteur du visage de la vieille dame, qui tremble de froid et répète les mêmes mots depuis quelques minutes « Est-ce que quelqu’un peut m’aider ? ». Grâce au miroir, il l’a vue tourner sur elle-même, au pied de l’arrêt de bus, et tendre la main comme pour saisir le vide. Sa canne longue et noire d’aveugle a immédiatement interpellé le jeune homme, parce que son oncle a la même. Impossible de donner un âge à cette peau usée. À vrai dire, s’il s’est arrêté, c’est un peu pour ralentir la trajectoire fuyante de Clara.

— Son bus l’a déposée au mauvais arrêt, elle a besoin d’aide pour rentrer chez elle, je lui ai dit qu’on pouvait l’accompagner, non ? Ce n’est pas très loin ! expose Lucien à la jeune femme. 

— Tu fais chier ! OK.

Clara se penche à son tour vers la vieille dame et observe les poils noirs qui lui poussent autour de la bouche, sur les joues, les poches lourdes qu’elle a sous les yeux, et toute une multitude de plis, de replis, de crevasses. À observer ce visage refermé sur lui-même, relativement hermétique, pour qui le monde est une ombre, Clara aimerait prendre la grosse voix et lui crier d’un coup dans l’oreille, ON VA T’ARRACHER LA LANGUE ET TE BRÛLER SALOOOOPE, juste pour voir l’effet, juste pour se faire du bien, la tuer en dix mots. Finalement, la jeune femme lui attrape la main avec tendresse. Lucien fait vraiment chier, elle a encore l’impression qu’il la piège. 

— Moi c’est Clara, madame, et le garçon, c’est Lucien, mon copain. Alors vous habitez où ? On va vous ramener chez vous ! Par ici ? demande-t-elle en faisant un signe de la main pour pointer la direction, avant de se corriger. Je veux dire, en haut ou en bas de la rue ?

« Mon copain. » Lucien sourit bêtement, tandis que Clara marche en tête, au rythme lent de la vieille dame. Madeleine, elle s’appelle Madeleine. 

 
*
 

Granny est le nom donné à une catégorie porno, qui met en scène des vieilles femmes, exactement comme Madeleine. Parce que le corps vieux a perdu de sa valeur marchande d’exposition, on y fait jouer le contraste (jeune garçon/vieille dame), les clichés racistes (jeune black gangsta/mamie BCBG), les fantasmes tordus (petit-fils/grand-mère lubrique). On expose, comme à la foire, la capacité d’encaissement, la résistance des chairs molles de celles qui ont bien vécu. Clara y pense sur le chemin parce qu’elle a grillé Lucien, la dernière fois, en train de se masturber dans la salle de bain. Elle se demande à quoi son si prévisible copain peut bien penser, sans doute pas à elle. Faut voir ce qu’il lui fait, un cunni du bout des lèvres, et pas trop longtemps non plus, avant de se mettre sur le dos.

Quelques instants plus tôt, ils ont menti à Madeleine pour la première fois de la soirée. Elle leur a demandé, toujours de cette voix fragile que chaque voiture qui roule menace d’étouffer, s’ils pouvaient l’accompagner faire des courses. « Ça ne sera pas long. » Sans même se regarder ils ont pensé : la flemme ! Il y a pourtant un Carrefour juste à côté, n’est-ce pas ? Leur tête a pivoté sur la droite en direction de l’autre trottoir, vers le magasin reconnaissable à sa grande devanture illuminée et aux larges vitres qui donnent une vue directe sur les caisses automatiques. Vraiment la flemme. Alors ils ont dit que le magasin n’existait pas. Ou alors peut-être, mais très loin derrière eux. En tout cas il n’y a rien ici. « Ah… Bon… » Et ils ont repris leur marche en silence. 

Malgré cela, la vieille dame leur a proposé de prendre un verre chez elle. 

 
*
 

L’appartement de Madeleine est immense, tout y respire la richesse, un certain art du remplissement de l’espace, c’est écrasant. Une grande bibliothèque bourrée de livres que ni Lucien ni Clara n’ont lus. Des bustes et diverses sculptures, installés aux quatre coins du salon, qu’ils trouvent beaux sans vraiment les comprendre. Assis tous les deux sur le canapé, face à la vieille dame, ils fixent l’impressionnant tableau accroché au-dessus de sa tête. Au milieu de la forêt, qui abrite un point d’eau, quelques courtisans entourent une jeune femme très pâle, gracile, entièrement nue. En face d’elle, un homme, dont on ne voit que la tête. Sa posture est celle de la bête surprise au milieu des arbustes, avant d’être traquée. Actéon devrait prendre la fuite, mais quelque chose le retient. La nudité de cette femme, Diane.  

Lorsqu’ils sont entrés chez Madeleine, ils se sont étonnés de voir sur la table une bouteille de champagne, et trois coupes aux bords dorés. Pour autant, ils n’ont fait aucune remarque en avalant, un peu excités, les premières gorgées. Sous les yeux clos de la vieille, Lucien se lève et commence à faire le pitre. Il voudrait que Clara, enfin, le regarde. L’esprit de défi l’envahit peu à peu. Lucien tourne sur lui-même, se dirige vers la première statue, un buste d’homme, qu’il caresse sous les narines, dont il fait semblant de pincer les tétons. « Qu’est-ce que vous faites, vous deux ? » s’inquiète Madeleine, avertie par le bruit de la pierre qu’on frotte. Clara ne peut pas s’empêcher de glousser, la situation est absurde. Il est quand même très beau Lucien… Il n’est pas si méchant, au fond. Ce n’est pas le problème, se reprend-elle, tandis qu’un vent d’amour lui caresse le bas du dos et lui fait ressentir d’étranges élans. Lorsqu’une histoire touche à sa fin, par lâcheté du cœur, sans doute, on se jetterait sur la moindre émotion pour faire marche arrière. Ça ne marche pas… Lucien se rassoit et dégaine son portable pour se prendre en vidéo sur le canapé de velours, visiblement très ancien. « Surtout ne prenez pas de photos, lance Madeleine, il y a toute ma vie ici et je dois faire attention. » Lucien se fige, rougit, regarde Clara qu’il trouve encore plus belle parce qu’elle sourit, il imagine un instant sa langue entrer dans sa bouche, et son corps nu sur le canapé rouge, comme la femme du tableau, avant d’obéir à l’hôte. « Non, non, bien sûr. » C’est leur second mensonge. 

 
*
 

À la troisième coupe, alors que la conversation se déroule, Clara et Lucien pensent. On a beau tourner la question dans tous les sens, on en revient toujours à la même histoire, celle d’un gamin au supermarché qui voudrait tout acheter mais qui n’a pas un sou. La vie lui apprendra à ne pas se servir, mais la vie…

La vérité, se dit Clara, c’est que la richesse fait mal à ceux qui n’ont rien. Elle insulte les dépossédants. Regardez ces murs, avec leur densité privative, ils respirent la mort. L’accumulation de toutes ces belles choses est un spectacle désagréable lorsqu’on se sait condamné. Au moins, dans les musées, c’est à tout le monde. Ça appartient aux murs. Mais ici… Les bourgeois tiennent plus à leur patrimoine qu’à leurs enfants, parce que des enfants, ça se refait. 

Lucien pense à peu près l’inverse, trop occupé à tourner dans tous les sens ce qu’il appelle son « couple ». Depuis des semaines il en refait l’historique, essaie de se remémorer les moments heureux, de se dire que tout n’est pas perdu. On se rencontre parfois trop jeune, d’accord sur le point de départ, mais plus vraiment d’arrivée. C’est vrai qu’il a un peu merdé l’année dernière en couchant tous les dimanches avec Louise. Ça n’a duré que deux mois, il a pensé être amoureux d’elle. En fait, il était mieux avec Clara. Il a cru bon de le lui cacher, avant de lui dire, et depuis, même si elle lui a pardonné, les choses ont changé entre eux. 

Qu’est-ce qu’elle est belle Clara ce soir. Il voudrait immédiatement soulever sa jupe, glisser sa main entre ses cuisses… L’étrange image d’un vase qu’il enfoncerait entre ses fesses, qu’il s’agirait de ne pas briser, se plante dans son crâne. Lucien a le désir brutal.

Madeleine ouvre à nouveau la bouche, c’est l’heure de leur dire. 

 
*
 

Clara pense d’abord que c’est une blague. L’une de ces blagues un peu grasses que l’alcool autorise. Elle se dit ensuite que la vieille a dû perdre la tête. Les vieux racontent souvent n’importe quoi, tout leur échappe avec l’âge. Tout devient confus, tout se dissipe, exactement comme en amour. Pour la première fois de la soirée, Lucien ressent une forte angoisse, pareille à cette sensation de danger qui nous étreint au moment où le ciel, envahi par une armée de nuages noirs, s’obscurcit. Sentiment que le déluge est inévitable. 

Madeleine insiste. Mieux, elle sort de sa poche une liasse de billets qu’elle étale sur la table. « Voilà, c’est pour vous, si vous acceptez de le faire, c’est pour vous. » La vieille femme a l’air si sereine, enfoncée dans son fauteuil, les mains l’une sur l’autre, et la tête levée qui fixe tout droit, un point imaginaire, comme une position intermédiaire entre les deux jeunes gens. Il faut se mettre d’accord. 

Un vrai paquet de fric se dit Clara, qui commence à considérer la proposition. Après tout pourquoi pas ? Elle ne se sent pas pudique, même si son seul fait d’armes en la matière est d’avoir osé la baignade seins nus, l’été dernier, sur une plage de La Ciotat. Non, le vrai problème c’est de devoir coucher avec Lucien. Elle ne s’en sent vraiment pas capable. N’importe qui d’autre ferait l’affaire, la rue ne manque pas de partenaires potentiels. 

Il existe une solution plus simple. Prendre le fric, se servir tout simplement. On n’a rien à craindre. La vieille Madeleine, avec son gros corps étalé sur le fauteuil… Que peut-elle faire au juste, la vieille ? Appeler les flics ? Se lever, les poursuivre dans les rues de Paris ? Elle n’est même pas capable de faire ses propres courses. C’est un insecte, un puceron. Théoriquement, se dit Clara, il suffirait de se pencher, de récupérer le fric et de se barrer. Lucien suivrait, puisque c’est un chien. 

Vont-ils le faire ou non ? Se déshabiller et coucher sous les oreilles de Madeleine, se faire entendre. Une simple proposition suffit à changer la nature d’interlocuteurs plus ou moins amicaux. Par principe, la transaction est corruptrice. Clara regarde encore les billets et Lucien continue d’angoisser. Il se dit que c’est peut-être cela, le moyen de la reconquérir.  Et puis… mille balles… C’est vrai que l’on peut faire un tas de choses avec mille balles. Des vacances, à Rome, à Lisbonne, ou des chaussures.

Lucien se retourne vers Clara et lui attrape la main, elle sursaute. 

Elle est encore plus rousse ce soir, peut-être à cause de l’éclairage tamisé. C’est la plus belle femme qu’il ait jamais connue, c’est sûr, même s’il lui a quelques fois dit qu’elle était laide. Lui aussi a vécu aveugle, mais certaines cécités ne sont pas définitives. Il tient fermement sa main, comme le ferait n’importe quel couple avant de signer un bail, un contrat de mariage ou de prêt. Cette soirée doit avoir un sens, elle aura celui du sacrifice. Et si c’était un sacrifice d’amour. Mieux que l’égorgement de la poule, se livrer à cette sorte d’orgie uniquement sonore, uniquement pour satisfaire les désirs d’une vieille qui s’éteint. Allez Clara, essaye, essaye de voir cela comme le moyen de nous rincer des saletés que l’on s’est faites – que je t’ai faites. Une expérience comme celle-ci vous change à jamais deux personnes, c’est sûr de chez sûr. Elles naissent une seconde fois après l’acte accompli, elles se réincarnent, occupent une vie dont le sens a changé. Faisons-le Clara ! pense encore plus fort Lucien, qui comprime de nouveau sa main. Faisons trembler ces murs, faisons tomber ces tableaux, ces bibelots. Faisons vaciller ce décor qui empeste l’argent, toutes ces peintures, laissons les statues se mouvoir et nous rejoindre pendant que l’étreinte se passe, soyons ce soir au centre du monde comme deux divinités dont les corps s’enroulent au milieu d’un feu créateur qui brûlera pour l’éternité. 

« Avez-vous décidé ? » relance Madeleine. 

Il suffirait de faire semblant se dit la jeune, imiter le bruit de l’amour. Lucien lui donne la nausée. Dur de se l’avouer, mais elle le méprise encore plus fort qu’un pigeon ou qu’un rat. Elle a perdu son temps avec lui, elle a épuisé ses années à mauvais escient. 

 
*
 

Lucien voudrait dire oui, mais Clara le devance. C’est un jeu.

Debout, elle quitte sa tenue, en prenant soin de faire entendre le frottement des tissus, le bruit d’un zip. Elle se rassoit sur le canapé, en culotte, sous les yeux de son copain. Est-ce déjà le signal ? Lucien souffre des contractions extrêmes et successives de ses muscles, c’est un coureur sur le départ. Lui sauter dessus immédiatement, quelque chose le retient.

La défiance que le visage de Clara exprime.

C’est la solution la moins douloureuse qu’elle a trouvée, alors elle commence. Son corps blanc, à moitié nu, ses seins qui tombent un peu sur les côtés, elle regarde devant elle, cherche quelque objet pour stimuler son imagination. Elle se sent un peu ivre, sans aucune honte, prête à faire glisser ses doigts, à caresser le relief de sa peau. Elle revient sur le tableau, celui de Diane et d’Actéon, s’incorpore à cette scène dont elle ignore à peu près tout. L’eau y est fraîche, le bain commence. C’est elle, Diane-Clara, prise sur le vif par Actéon-Lucien-Madeleine. C’est elle, Diane, les doigts qui se bousculent sur la chair, qui progressivement s’implantent et se courbent dans l’anfractuosité. 

Madeleine, une oreille dans la pièce, se penche vers l’avant, la bouche ouverte, prête à avaler des miasmes en arborant un sourire angélique. Ce n’est pas la première fois qu’elle s’adonne à cette activité, dont elle a eu l’idée il y a trois ans. Postulat : les gens sont prêts à tout pour de l’argent. Ce n’est pas vraiment nouveau. Ensuite, il faut choisir des fruits pauvres, c’est ainsi qu’ils sont mûrs. De toute façon les jeunes passent déjà leur temps à s’exhiber, leur prostitution est permanente, pense Madeleine. Est-elle réellement aveugle ? C’est une question de point de vue.

 
*
 

La sexualité auditive de Madeleine ressemble à une méditation.

C’est une voix, des bruissements, qui soufflent sur son corps, comme le vent léger devant la grotte d’Élie.

Ruach disent les Hébreux, de quoi séparer une mer en deux. La même bourrasque qui frappa un jour les draps étendus dans le jardin. Sa jouissance doit venir d’un vertige ascensionnel. Madeleine jubile, caresse entre ses cuisses un nouveau cœur qui bat. 

Lucien ne voit pas Clara. 

Est-elle encore sa femme, ou déjà autre chose ? À cet instant, elle n’a plus aucun sexe, elle résiste aux regards. C’est une matière vivante. Tout est dit sans un mot. Elle ne l’aime plus, ne l’aimera jamais plus. C’est terminé. Bien sûr que c’est injuste, mais c’est parfaitement réfléchi. Et lorsqu’il le comprend, une lame va et vient au milieu des organes. Il voudrait qu’une comète, un astéroïde, n’importe quelle météorite, choisisse ce moment précis pour s’abattre sur la Terre, pour écraser Paris, capitale de l’enfer, et que l’appartement tout entier soit emporté par le souffle du choc. Trois corps rendus à la poussière. Mourir au milieu des décombres, transpercés par l’acier, écrasés par les briques. 

Un très fort mélange de rage et de honte s’insinue entre ses cuisses, frotte le dessous du visage, jusqu’à irriter ses vaisseaux sanguins. 

— Tu ne peux pas me faire ça ! crie-t-il. 

— Laissez-nous jeune homme, laissez-nous, lui ordonne Madeleine, en faisant un signe de la main. Rien ne doit gâcher le spectacle.

Alors Lucien, en effet, se lève et attrape la bouteille de champagne, vide, sur la table. Il frappe fort. 

 
*
 

À l’inverse du développé-couché, le premier coup est le plus dur, les autres viennent assez facilement. Il faut insister au départ, ne pas se laisser surprendre par l’impressionnant rebond de la bouteille sur le crâne. Le plus sûr est de viser la face. Il y a quelque chose d’assez jubilatoire dans l’écrasement du nez et des pommettes. Les dents non plus ne sont pas très solides, elles se brisent comme un mur de plâtre qu’on défonce à coup de masse.

Cela étant, il faut se méfier des projections de sang, impressionnantes, en particulier au niveau du front et du cuir chevelu. 

Le bruit l’a fait paniquer à un moment donné.

Celui d’une personne allongée que son propre sang étouffe. 

Il faut frapper plus fort. 

Dès le premier coup, on sait qu’il n’y aura pas de marche arrière possible. 

C’est comme transformer le temps. 

Enfin choisir sa vie.  

 
*
 

Qu’est-ce qu’on peut faire avec mille balles ? Plein de choses se dit Lucien, qui traîne dans un square alors que le jour se lève. Clara, étendue sur le banc, ne parle plus. 

Mille balles, c’est quand même quelque chose. Faudrait fêter ça tout de suite. On pourrait s’offrir un énorme petit déjeuner dans un grand hôtel cinq étoiles. Un petit-déjeuner de palace. Lucien pourrait avaler toute la ville. 

Mille balles ! Lucien se gratte avec l’impression d’avoir passé une nuit surréelle. Il se sent survivant. 

Mille balles ! Qu’est-ce qu’on a fait hier ? Clara ne répond rien, tandis que lui frotte ses ongles pour faire tomber des croutes de sang.  

 
*
 

Sur Internet, une vidéo vient de paraître. Elle fait déjà sensation. 

Avant même qu’elle ne soit transmise aux autorités, les internautes lui ont donné un nom : One Couple, One Granny. On pourrait appeler cela du porno trash.

Lucien est d’ores et déjà une star. 

Il faut croire que la grand-mère, qui ne voyait pas grand-chose, avait quand même l’œil.

Celui d’une webcam diffusant sur une plateforme payante la plupart de ses jeux nocturnes. 

...

pour Marie-Caroline   « Ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, mais l’idée du mal. » — D. A. F. de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome.   Clara et Lucien descendent la rue Monge en direction de Notre-Dame. Sur le chemin, ils n’ont plus grand-chose à se dire, c’était déjà limite dans le RER en venant. On dirait qu’ils sont essoufflés de se parler. La nuit est tombante, elle se répand où elle peut. Les étoiles viennent de s’ouvrir, mais d’en bas, personne ne les voit.  Dans la capitale, tous ceux qui marchent sont attendus quelque part, pense Lucien. Trois hommes en costume manquent de le percuter, il passe au travers en les poussant de l’épaule sans dire pardon. Tout à coup, une vitrine sur sa gauche accroche son œil, l’une de ces librairies bizarres, austères et imposantes du quartier latin. Le jeune homme étudie son reflet sans que Clara ne le remarque. Il se trouve assez beau ce soir, cheveux blond platine plaqués vers l’arrière, fraîchement rasé. Même son irrésistible fossette taillée dans le menton sourit. C’est vrai qu’il est virilement beau. On n’arrête pas de lui dire. Il se recoiffe et repositionne sa casquette Cannes. Quand il sera connu, quand il aura baisé le système. Fouler le tapis rouge. Il s’apprête à rejoindre sa copine, plus loin devant, lorsqu’il aperçoit la vieille dame complètement seule. Clara n’a pas ralenti sa marche, elle fonce tout droit dans la nuit. Elle ne pense qu’à une chose ce soir, noyer le sentiment de malaise…

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