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Tania Sollogoub
Face au désenchantement du monde, Hayao Miyazaki nous offre une solution.
Nous sommes fatigués, épuisés, désemparés. Soumis à un bombardement émotionnel et informationnel permanent. À des injonctions et des interdits. Chacun sait, chacun juge, s’indigne et définit ses propres frontières morales, les imposant aux autres, au-delà desquelles il n’y aura pas de compromis, puisque l’Autre, à ce moment-là, devient un ennemi. La logique de la guerre juste, portée par les luttes d’influence internationales, a pénétré dans nos salons, nos familles, nos nuits. On finit par ne plus savoir ce que l’on pense soi-même dans un tel brouhaha mental, et c’est exactement le but de tous les apprentis sorciers qui, de l’ombre du terrorisme à la lumière des armées, ont fait de la guerre des émotions le champ de bataille du xxie siècle.
Cette nouvelle « guerre cognitive » est bien plus large que l’opération d’influence que les Romains connaissaient déjà, ou même que la cyberguerre dont nous avons tous bien compris qu’elle se niche dans nos ordinateurs et nos téléphones. Non, l’objectif de la guerre cognitive est surtout de repérer nos doutes, nos failles, nos biais, nos dissonances, de les exploiter, et de diffuser en masse les images et les mots qui vont réorganiser nos croyances, nos décisions, nos valeurs. L’objectif est d’utiliser l’attelage des nouvelles technologies et des sciences cognitives, pour nous faire basculer dans un camp ou dans un autre. Nous en sommes les cibles, les victimes, mais aussi les acteurs, dès qu’on relaie un message émotionnellement puissant. Tout cela est désormais bien théorisé et intégré par les armées modernes comme un champ de manœuvre essentiel. Intégré aussi par toutes les organisations terroristes dont le but tactique est de choquer, pas de gagner sur le terrain des opérations militaires. Donc oui, nous sommes nombreux à être épuisés, las des sentiments de colère, aussi légitime soit-elle parfois. Et nous avons follement besoin d’antidotes. Pas de solutions de fuite ou de nouveaux points aveugles ! Mais, forts d’une réalité qu’on regarde enfin en face, il nous faut trouver de nouveaux chemins, de nouvelles méthodes de pensées, de nouveaux discours et surtout, surtout, un nouveau rapport à l’autre.
C’est ce que je me disais en regardant avec émotion cette salle électrisée de plaisir, avant même les premières images du « dernier Miyazaki ». Émotion parce que les films du vieux Japonais de 83 ans ne sont pas créés comme des produits de grande consommation, mais sont patiemment couvés et tricotés à la main. Tout cela pour donner à voir de la poésie et du rêve, mais aussi de l’intelligence et de la pensée politique. Et savoir que cette même émotion serait partagée dans le monde entier la rendait plus forte encore. Car rien ne distingue un jeune Américain, d’un Indien, d’un Nigérian, d’un Chinois ou d’un Russe, qui tous adorent la frêle Chihiro et son étrange voyage, la plaçant en tête du box-office, là où Mickey trônait hier. Nous sommes donc capables d’être réunis, me disais-je, et nous le serons un jour, car il y a dans ces animations quelque chose qui parle du monde autrement ! Et ce quelque chose, inscrit dans les rêves de nos enfants, le sera dans leurs choix politiques. Ce quelque chose pourra faire surgir ce fameux « commun », étouffé par les bruits de guerre, par la polarisation idéologique, et par l’anomie de sociétés déboussolées. Miyazaki et ses vieux compagnons des studios Ghibli ont modelé les imaginaires de deux ou trois générations. Il y a là une autre mondialisation qui se prépare, à l’heure où tout le reste se fragmente.
Il y a plus de cent ans, Max Weber parlait du « désenchantement du monde ». L’expression et son interprétation ont fait couler beaucoup d’encre depuis. Désenchantement... Nous sommes nombreux à être désenchantés, non ? Et chaque guerre, chaque massacre, ne fait que renforcer ce sentiment. C’est donc au désenchantement qu’il faut un antidote ! L’explication proposée par Weber, et par tant d’autres, serait que la raison des Modernes, des Lumières, par la science et la technique, aurait eu comme implications une forme de déclin des valeurs, de perte de sens, et le bouleversement de notre rapport à la planète et à ses habitants – la désacralisation de la nature, selon Jacques Ellul. En fait, c’est même quasi toute la sociologie, depuis Weber et Durkheim, qui est hantée par l’analyse des effets individuels et collectifs de la massification de nos sociétés (urbanisation, information, etc.), de la sécularisation, de la modernité. « L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient pas une connaissance générale toujours plus grande des conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons. Elles signifient quelque chose d’autre : le fait de savoir ou de croire que, si on le veut, on peut à tout moment l’apprendre ; qu’il n’y a donc en principe aucune puissance imprévisible et mystérieuse qui entre en jeu, et que l’on peut en revanche maîtriser toute chose par le calcul. Cela signifie le désenchantement du monde » (La Profession et la Vocation de savant). Tout est dit.
Crise du sens et perte de résonance du monde, selon le mot d’Hartmut Rosa, vont de pair avec l’illusion d’un contrôle du monde par la technique. Ne sommes-nous pas en train d’atteindre les sommets de cette hubris, quand des armées parmi les plus modernes, Chine et États-Unis en tête, nous pondent cette idée de la « guerre contrôlée » ou de la « dissuasion planifiée ». En fait, surtout, il est bien possible qu’on ne contrôle plus grand-chose, et le ministère de la Défense américain commence lui-même à s’inquiéter d’une guerre qui serait déclenchée par un accident. Illusion aussi, celle du contrôle sécuritaire de la Start-up Nation du Moyen-Orient, dont la réputation du dôme d’acier est mise à bas, aujourd’hui, par des terroristes issus d’une nation de va-nu-pieds désespérés. Illusion aussi, dans d’autres lieux, du contrôle de la réécriture de l’histoire : n’oubliez pas Montag, qui vivait dans un pays étrange où il était chargé de brûler tous les livres. 451 degrés Fahrenheit. Sauf que Montag est tombé amoureux, et ça, c’était impossible à prévoir ou à contrôler. Au désenchantement du monde, à l’illusion du contrôle, répond toujours l’amour.
Si l’on prolonge le diagnostic de Weber par celui de Milan Kundera, on peut redouter que la maladie de la « cage de fer de la rationalité » n’ait dégénéré dans ce que le Tchèque appelait le temps des « paradoxes terminaux ». Une époque où tout est à la fois dégradation et progrès, et dans laquelle « toutes les catégories existentielles changent subitement de sens. » Kundera liste ces paradoxes terminaux, issus de situations insolubles, où les vérités absolues ont explosé en de multiples vérités relatives, qui se contredisent mais que chacun va néanmoins endosser comme si c’était un absolu !
Kundera explique que le ressort du roman du xxe siècle était d’explorer ce temps morcelé et le paradoxe ultime d’un monde en quête de paix après deux guerre mondiales. « Les temps modernes cultivaient le rêve d’une humanité qui, divisée en différentes civilisations séparées, trouverait un jour l’unité et, avec elle, la paix éternelle. Aujourd’hui l’histoire de la planète fait enfin un tout indivisible, mais c’est la guerre, ambulante et perpétuelle, qui réalise et assure cette unité de l’humanité depuis longtemps rêvée. L’unité de l’humanité signifie : personne ne peut plus s’échapper nulle part. »
Alors quels sont les antidotes ? Le Tchèque en liste quatre, à la fin de L’Art du roman, qu’il présente comme autant d’appels pour les romanciers : l’appel du jeu, incarné par Jacques le Fataliste ; l’appel du rêve qu’explore Kafka ; l’appel de la pensée avec Musil ou Broch, qui tentent « d’éclairer l’être de l’homme » ; et l’appel du temps, qui doit élargir la pensée personnelle à celle, plus vaste, du temps collectif. Enfin, surtout, Kundera nous livre un héritage précieux : le temps des paradoxes terminaux est un temps de l’ambiguïté des situations. Il faut donc absolument accepter, comme Don Quichotte, le monde comme ambiguïté. Ni abandonner, ni relativiser les valeurs, juste accepter que l’incertitude soit aussi une précieuse sagesse.
Et Miyazaki dans tout cela ? Mais c’est exactement ce dont il parle, dans la grande tradition des romans d’aventures et d’apprentissage ! Des héros qui doutent, qui partent et qui reviennent grandis ; des voyages intérieurs ; des personnages ambigus. Le vieux Japonais offre aussi une belle leçon shintoïste d’un monde animé, où une âme se cache sous chaque chose, et résout si simplement le désenchantement du monde ! Les antidotes ? Mais voyons, il nous faut des portes magiques, des feuilles blanches pour pétrir du rêve et de l’avenir, de la pensée pas-sur-mesure, de la pensée des marges, de la pensée des trous de souris, des géants, et des failles dans la poutre d’un plafond ! Il nous faut de la rigolade et de la métamorphose ! Une assiette à se mettre sur la tête et hop, on sera heureux de se battre contre un métro-à-vent, puis de prendre un chat-bus pour aller voir l’ami Totoro, et en parler avec des tas de gosses dans le monde, qui auront pourtant des tas de cultures très différentes. Miyazaki ? C’est une synthèse. C’est une invitation à la Paix des imaginaires.
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