Good Morning Viêtnam

Philippe Doucet

Une ruche. Le sentiment d’être à l’intérieur d’une ruche. Des dizaines de petits deux-roues, chevauchés par un, deux, trois, voire quatre passagers, m’entourent et bourdonnent comme autant d’abeilles. Sur ma Royal Enfield Himalayan, une haute et robuste moto indienne, je domine la situation. Une voie express me permet de quitter Hanoï, en route pour la découverte de l’extrême nord du pays, à plus de 200 kilomètres de la capitale. La moto est un engin merveilleux avec lequel tout déplacement prend une autre dimension. Elle établit un lien subtil entre le tragique et le trivial, entre le profane et le sacré. « Sur une moto, je sais que je suis vivant. Quand je pilote, même le quotidien me paraît étrange et glorieux. L’air a du poids et de la substance lorsque je le pourfends, et son toucher est aussi intime que celui de l’eau pour un nageur », a écrit un pilote resté anonyme. Qui poursuit : « Les voitures nous mentent et nous disent que nous sommes en sécurité, puissants dans notre maîtrise. Les turbines de la climatisation murmurent de fausses assurances et chuchotent : “Dors, dors”. Les motos nous racontent une vérité plus utile : nous sommes petits et exposés, roulant probablement plus vite qu’il le faut, mais ce n’est pas une raison pour ne pas apprécier chaque minute du parcours. »

« Qui n’a jamais risqué sa vie à moto n’est pas un homme », fanfaronnait pour sa part Georges Bernanos, pour qui « l’esprit de jeunesse est un risque à prendre, ou plutôt à accepter ». Dangereux, la moto ? Elle partage un point commun avec le ski : sa pratique régulière est un gage de sécurité. Bien sûr, il y a les autres. Piétons, chiens, voitures, camions, au Viêtnam, tout ce qui est au bord de la route bouge, a bougé, ou bougera. Il faut donc ouvrir l’œil. Après m’être extrait de la jungle urbaine de Hanoï, une fois sur la grand-route, je songe au philosophe américain Matthew Crawford, auteur d’Éloge du carburateur et de Prendre la route. Une philosophie de la conduite. Ce spécialiste du travail et des relations sociales est un personnage singulier. Universitaire autant que mécanicien moto, deux activités entre lesquelles il partage son temps, Crawford est l’inventeur d’un principe de « confiance sociale » dont il fixe la genèse à… Paris. « Regardez la circulation place de l’Étoile, à Paris. Ça a l’air chaotique, mais les conducteurs font preuve de flexibilité et, comme en démocratie, d’un certain degré de confiance mutuelle. Ils s’y engagent avec la présomption que les autres conducteurs sont compétents. C’est une démonstration intéressante d’intelligence et de confiance sociale. » Une fois assimilé ce principe, qui suppose d’observer tout autant que d’être observé, je roule en toute quiétude.

Les virages s’enchaînent et la route monte, monte, et monte encore. Première étape à la lisière du parc naturel de Ba Be. Un groupe d’amis vietnamiens m’invite à célébrer je ne sais quel anniversaire dans le restaurant où je dîne. Les toasts se multiplient et l’alcool de riz et de maïs coule à flot. Le lendemain, au matin, avec une légère gueule de bois, je hisse ma monture sur une petite embarcation pour traverser un immense lac d’altitude, alimenté par trois rivières. Des pitons rocheux parsemés d’une luxuriante végétation défilent doucement de part et d’autre du petit bateau. De superbes créatures virevoltent autour des passagers et de l’équipage : de somptueux papillons, qui seront de fidèles compagnons jusqu’à la fin de mon voyage. Cap maintenant vers Bao Lac et Sa Pa. J’évolue au sein d’une succession de monts et de montagnes, évoquant parfois certaines vallées des Pyrénées, mais à une tout autre échelle. Sa Pa, comparée par certains professionnels du tourisme à « une station chic des Alpes », tient plus d’un parc d’attractions. Des dizaines de boutiques aux éclairages criards vendent des copies de doudounes d’une grande marque pour un dixième de leur prix parisien. Hôtels cossus et bons restaurants confèrent néanmoins à Sa Pa un peu de cachet, apprécié par une clientèle huppée.

Après la route, la piste. Par chance, il ne pleut pas, et je peux m’engager sur des chemins que seule la moto permet d’envisager. Éviter les nids d’autruches et franchir de belles ornières exige un peu d’adresse, mais cela en vaut la peine. Au bout, il y a des villages isolés où la population vit encore dans une parenthèse de monde ancien. Ainsi, je fais connaissance avec les Lolo noirs, une minuscule ethnie présente dans la région de Cao Bang et mise en lumière dans l’émission « Rendez-vous en terre inconnue ». Les anciens se souviennent encore des tigres qui jadis dévoraient leur bétail. Les Lolo noirs forment une communauté autarcique et très solidaire. Ils descendent de temps en temps dans la vallée pour goûter à la modernité, vendre leur riz et un peu de bétail. Accueil chaleureux, sourires, nous sommes les bienvenus. Tout au long de mon périple vietnamien, j’ai ressenti une gentillesse sincère et une réelle bienveillance de la part de la population.

Sur ces routes de montagne, les inévitables deux-roues, qui coûtent pour certains moins de 1 000 euros (le prix d’un vélo électrique d’entrée de gamme en nos contrées !) sont mis à contribution pour le transport de quasiment toutes les marchandises : bouteilles de gaz, volaille, bétail (cochons), électroménager, ou matériel agricole... On remarque à l’approche de certains sites, tel le château du roi des Hmongs (64 pièces pour le souverain et ses trois épouses), des duos composés d’un conducteur local et d’un jeune visiteur étranger, souvent américain, mais parfois français. Le tourisme se développe dans ce bout éloigné de l’Asie. Le Viêtnam reste un pays bon marché : un circuit de quelques jours, à partir de Hanoï, coûte à peine plus de 200 euros. Dong Van est un grosse bourgade devenue une petite ville perchée à 1 500 mètres d’altitude. Quittant la rude ruralité des villages, j’ai l’impression d’être dans une grande cité. Son marché est réputé et la vie nocturne commence à se développer. Dong Van, c’est aussi les RC 3 et RC 4. RC, pour « routes coloniales ». Les mémoires les plus longues se souviennent que c’est dans cette région que troupes françaises et Viêt-minh s’affrontèrent pendant près de dix ans, entre 1946 et 1954, année qui verra le conflit s’achever avec la défaite de Diên Biên Phu – le dernier soldat tricolore quittera le Viêtnam en 1956. Aujourd’hui, c’est la Chine, dont la frontière est à quelques kilomètres, qui inquiète les Vietnamiens. En février 1979, les forces de l’Empire du Milieu entrèrent dans plusieurs villes du nord du pays, en réplique à l’invasion du Cambodge (à l’époque nommé Kampuchéa démocratique), soutenu par Pékin, au début de cette même année, par l’armée vietnamienne. Le conflit sino-vietnamien ne durera que quelques semaines, se terminant en mars 1979. Mais il se soldera par près de 30 000 morts de chaque côté. Et des escarmouches vont persister jusqu’en 1988. « Vous vous rendez compte, la Chine n’avait pas hésité à jeter près de 600 000 de ses soldats dans cette guerre ! », s’étonne toujours un cadre local. Face à cette débauche de moyens humains et mécaniques, les Vietnamiens combattront en tirant parti du terrain et de leur organisation. Les Chinois n’insisteront pas. Mais Dong Van n’a pas oublié cet épisode belliqueux et regarde toujours l’autre versant de la montagne avec crainte et suspicion.

Le sang et les larmes ont fini par sécher. À ce qui était hier un enfer vert a succédé aujourd’hui un paisible écrin de verdure, sillonné en tous sens par des amateurs de nature sauvage. Les entrepreneurs de tourisme vietnamiens se mettent au diapason. Au col de Khau Pha, des spécialistes du vol libre vous proposent, pour quelques euros, de longs survols au-dessus des reliefs. Magique ! Sur les axes principaux, je croise de nombreuses voitures coréennes ou japonaises de dernière génération. Circulent aussi, mais plus rarement, des berlines forcément allemandes ainsi que de luxueux SUV européens. Des installations de recharge dernier cri pour véhicules électriques sont installées dans certaines stations-services. Elles ont été mises en place par le constructeur automobile VinFast, fondé en 2018 à Hanoï par Pham Nhât Vuong, l’homme le plus riche du pays. Comme Elon Musk, il nourrit de grandes ambitions pour sa firme : elle possède déjà plusieurs implantations à l’étranger et commence à se développer en France, où il compte déjà plusieurs succursales. Ses véhicules sont garantis jusqu’à dix ans ou 200 000 km, ce qui en dit long sur son expertise technologique. VinFast, à l’instar de l’américain Tesla, implante aussi son réseau de bornes de recharge. Le Viêtnam serait-il en train de basculer vers un modèle capitaliste ?

Si l’économie fait largement appel à l’initiative privée, force est de constater que le Parti communiste est toujours aux manettes, même si le visiteur étranger ne le remarque pas immédiatement. Selon les Vietnamiens, la propagande s’est faite de plus en plus discrète au fil des années dans l’espace public. Des petits drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau parsèment cependant le paysage, façon de rappeler que le Parti est toujours là, solidement représenté dans toutes les agglomérations. Les façades de ses bâtiments, souvent des immeubles flambant neufs qui rappellent certains sièges sociaux de firmes californiennes, sont ornés de slogans révolutionnaires sans doute conçus aux temps glorieux de la guerre froide. 

Les programmes télévisés offrent une plongée dans ce passé déjà ancien, mais au souvenir toujours vivace. Les bulletins d’informations sont présentés par une ravissante jeune femme en uniforme vert olive, entrecoupés des scènes de tirs d’artillerie. S’ensuit un show télévisé où deux animateurs, tirés à quatre épingles dans des vêtements un tantinet rétro, présentent une succession d’artistes. Des chanteurs et des danseurs, filmés comme dans une émission de Maritie et Gilbert Carpentier dans les années 1970, se produisent dans une débauche de mélopées et de pirouettes réglées au millimètre. La caméra se tourne vers le public. Au premier rang d’une salle immense, des militaires de haut rang, à en juger par leurs nombreuses décorations, coiffés des mêmes casquettes que les généraux soviétiques (des couvre-chefs surnommés « aérodromes ») devisent aimablement ensemble. À un moment, certains d’entre eux se lèveront pour aller remettre des diplômes à des camarades sûrement méritants. Comme le journal télévisé, le spectacle est entrecoupé de scènes militaires et de tirs d’orgues de Staline. Quelques heures plus tard, diffusion d’un grand reportage. Le sujet en est la réfection d’un avion de chasse russe MiG-29. L’appareil est décortiqué et tous ses systèmes, mis à nu, sont expliqués en détail par une nuée d’ingénieurs et de techniciens. À la pétarade de l’infanterie se substitue moult exercices aéronautiques qui rythment l’émission. Façon d’avertir l’autre côté de la frontière qu’il faudra compter avec l’aviation.

Tel est le Viêtnam d’aujourd’hui, mélange de tradition et de modernité, d’argent et de pauvreté, d’ouverture et de conservatisme. Je quitte la scintillante et distinguée Nghia Lo pour rejoindre Hanoï, terme de mon périple. Dans la capitale, je passe devant l’opéra, construit par les Français, tout comme la cathédrale Saint-Joseph, la « petite Notre-Dame ». La vieille ville d’Hanoï n’a pas complètement oublié son passé colonial français. Je rends à regret ma moto indienne, qui s’est montrée fidèle pendant ce parcours de près de 1 500 km. Je n’ai alors qu’une idée : repartir, tailler la route à nouveau. « Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance », a écrit Bernanos dans Monsieur Ouine. 

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Une ruche. Le sentiment d’être à l’intérieur d’une ruche. Des dizaines de petits deux-roues, chevauchés par un, deux, trois, voire quatre passagers, m’entourent et bourdonnent comme autant d’abeilles. Sur ma Royal Enfield Himalayan, une haute et robuste moto indienne, je domine la situation. Une voie express me permet de quitter Hanoï, en route pour la découverte de l’extrême nord du pays, à plus de 200 kilomètres de la capitale. La moto est un engin merveilleux avec lequel tout déplacement prend une autre dimension. Elle établit un lien subtil entre le tragique et le trivial, entre le profane et le sacré. « Sur une moto, je sais que je suis vivant. Quand je pilote, même le quotidien me paraît étrange et glorieux. L’air a du poids et de la substance lorsque je le pourfends, et son toucher est aussi intime que celui de l’eau pour un nageur », a écrit un pilote resté anonyme. Qui poursuit : « Les voitures nous mentent et nous disent que nous sommes en sécurité, puissants dans notre maîtrise. Les turbines de la climatisation murmurent de fausses assurances et chuchotent : “Dors, dors”. Les motos nous racontent une vérité plus utile : nous sommes petits et exposés, roulant probablement plus vite qu’il le faut, mais ce n’est pas une raison pour ne pas apprécier chaque minute du parcours. » « Qui n’a jamais risqué sa vie à moto n’est pas un homme », fanfaronnait pour sa part Georges Bernanos, pour qui « l’esprit de jeunesse est un risque à prendre, ou plutôt à accepter ». Dangereux, la…

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