Les démocraties face aux exigences contraires

Justine Lacroix : Liberté, égalité, sûreté

Propos recueillis par Victor Dumiot et William Emmanuel

L’impératif de sécurité s’est peu à peu substitué au droit à la sûreté dans les discours de nombreux dirigeants politiques européens ces dernières années. Au risque d’affaiblir les droits humains… Entretien avec Justine Lacroix, invitée au Collège de France.

Dans le cadre du cycle Europe au Collège de France, Justine Lacroix, professeure de théorie politique à Université libre de Bruxelles, a été invitée à donner quatre conférences sur « Les valeurs de l’Europe et l’indétermination démocratique ». Un thème qui permet à la membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique de traiter de la notion de « démocratie illibérale », sur « le libéralisme autoritaire ou l’identification des contraires », les « droits à la sûreté » et aussi sur « les droits humains, entre libre marché et principe de responsabilité. » C’est sur ces différents sujets que Bastille Magazine a décidé de l’interroger.

 

Dans le cadre de vos recherches, vous vous intéressez à la question des droits humains. Pourquoi ?

Je me suis intéressée aux droits humains du point de vue de la théorie politique et de l’histoire des idées politiques. Avec Jean-Yves Pranchère, nous leur avons ainsi consacré deux ouvrages. Le premier, paru en 2016, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, dans lequel nous avons souhaité montrer qu’il existe, depuis 1789, des critiques très différentes des droits humains (utilitariste, conservatrice…), qui ne sauraient être confondues les unes avec les autres. L’objet du second, paru en 2019 – au titre provocateur, Les Droits de l’homme rendent-ils idiot ? – était de répondre à un certain nombre de critiques faites à l’encontre des droits humains. Par exemple, que ces droits seraient indissociables du néolibéralisme. Ou encore, qu’ils videraient la démocratie de sa signification profonde en la dépolitisant.

Dans le cadre des conférences que j’ai eu l’honneur de donner au Collège de France, je voulais interroger un certain nombre de notions présentes dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – adoptée en 2012 – et qui circulent dans l’espace public. Par exemple, que signifie le fait que l’Union européenne soit fondée sur la démocratie et l’État de droit ? Et si tel est bien le cas, alors l’expression de « démocratie illibérale » ne constituerait-elle pas une contradiction ? Ou encore, est-ce qu’il n’existerait pas, dans nos espaces publics, une confusion entre le droit à la sûreté et l’objectif de sécurité, confusion qui peut menacer les droits humains ?

 

Il semblerait qu’aujourd’hui, c’est la dimension universelle des droits humains qui est de plus en plus critiquée. Pensez-vous qu’il soit réellement possible de défendre l’universalité de tels droits à notre époque ?

S’il s’agit de dire que des déclarations particulières, comme que celle des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, constituent des documents indépendants du contexte historique et géographique dans lequel ils s’inscrivent, alors la réponse est non : l’universalité ne repose pas là-dessus. Toutes les déclarations de la fin du xviiie siècle s’inscrivent dans des histoires particulières. Cela étant dit, il faut s’interroger sur la fonction que remplissent ces déclarations des droits : elles constituent le vecteur privilégié, utilisé par notre époque, pour exprimer des aspirations qui, elles, sont universelles. Quelles sont ces aspirations ? Ne pas être dominé de façon injustifiée, ne pas être exposé à des formes de souffrance extrême, ou encore revendiquer une certaine forme de dignité… Ce que je veux dire, c’est que ces déclarations correspondent aux idiomes mobilisés par notre époque pour exprimer l’universalité de ces aspirations. D’autres époques, sans doute, trouveront d’autres façons d’exprimer ce refus de la domination arbitraire. La plupart de ceux qui affirment que les droits humains ne sont pas pertinents hors du contexte où ils ont été proclamés cherchent le plus souvent à réprimer les aspirations à la liberté dans leur propre pays, car ils savent que leur universalité constitue une arme puissante contre l’oppression.

 

Une arme puissante, mais qui a du mal à se faire entendre. Pensez-vous qu’il soit possible, concrètement, de faire respecter les droits humains dans le monde ?

Lorsque je parle d’aspiration universelle, je ne crois pas que ces droits humains puissent être imposés par la force. Ce serait même contradictoire, car derrière les droits humains, se trouve avant tout une aspiration à l’autonomie. La conquête des libertés est d’abord l’affaire des concernés eux-mêmes. Mais défendre l’autonomie des communautés politiques ne saurait conduire à se laver les mains de ce qui se passe dans certains États. Les communautés démocratiques, dont l’Union européenne, ont une responsabilité et doivent s’interroger sur les alliances qu’elles passent avec des pays dont on sait qu’ils portent ouvertement atteinte aux droits humains.

 

Cependant, pour l’Occident, le fait de défendre les droits humains sans se rendre lui-même exemplaire, cela ne constitue-t-il pas une contradiction majeure, portant atteinte à l’authenticité de ces droits ?

C’est une question ancienne. Certains estiment que le fait que certains des rédacteurs de la Bill of Rights aux États-Unis possédaient des esclaves discrédite ce document. Mais en même temps, il faut voir que les droits déclarés échappent très vite à ceux qui les proclament. Il ne s’agit pas d’absoudre les rédacteurs, mais de dire qu’ils ont lancé des formules qui ont ensuite fait l’objet d’une appropriation par les luttes anti-esclavagistes, comme ce fut le cas de la lutte de Toussaint Louverture. La force des droits humains, c’est leur plasticité et leur capacité à être appropriés ensuite, afin de nourrir des revendications qui n’étaient pas prévues à l’origine. Bien sûr, cela n’empêche pas qu’il faille dénoncer une certaine hypocrisie de l’Union européenne. Celle-ci ne cesse d’invoquer les valeurs communes, notamment celles contenues par l’article 2 du Traité – liberté, égalité, respect du droit des minorités – et passe des accords en matière de migration avec des États dans lesquels le respect des droits humains ne sont pas garantis, tels que la Libye ou la Turquie. C’est une position difficilement tenable.

 

Si l’on revient aux origines, quelle place voyez-vous pour ces droits humains dans l’histoire de la construction politique de l’Europe ?

La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), à l’origine de la Cour européenne des droits de l’homme, est signée en 1950, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. La mise en place de ce mécanisme juridictionnel représente un acquis très important. C’est l’idée selon laquelle nous, citoyens, pouvons faire valoir nos droits même contre notre propre État, dont l’exercice de la souveraineté se trouve redéfini. C’est pour cela qu’aujourd’hui la CEDH est remise en cause par de nombreux pays membres, notamment par la France, qui n’est pourtant concernée que par moins de 1 % des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme en 2021. La Cour laisse aussi une large marge de délibération aux États. On se souvient tous de l’affaire du foulard, en France, qui a été portée devant la cour par les plaignants eux-mêmes. Or ils ont été déboutés, au motif que cette affaire relevait du débat démocratique. Autre exemple, l’IVG, longtemps interdite en Irlande, a aussi été portée devant la Cour. Mais cette dernière n’a pas pris position au nom ce qu’elle appelle la « marge d’appréciation des États ». Nous sommes loin d’une intrusion dans la souveraineté des États. Je suis donc inquiète lorsque je vois toutes les remises en cause de cette institution, qui me paraît avoir été un acquis fondamental de l’après-guerre.

 

Et l’Union européenne ?

L’Union européenne, avec sa forme d’intégration plus complète, à la fois économique et politique, fait face à des problématiques très différentes. D’une part, la condition pour devenir membre de l’UE, c’est d’être un État de droit démocratique. D’autre part, lorsque l’on regarde les critères sur lesquels est censée reposer l’Union européenne, selon ses traités, on se rend compte que ces critères sont tous politiques et juridiques : respect de la liberté, de la démocratie, de l’État de droit, de la dignité, du respect des droits des minorités et du pluralisme. Les droits humains sont donc un verrou, et pour ainsi dire, une condition d’appartenance à l’UE. En revanche, ce qui n’a pas été prévu, c’est qu’un État puisse devenir membre de l’Union européenne et se dé-démocratiser une fois dedans…

 

Beaucoup en Europe perçoivent ces institutions comme affaiblissant la démocratie. Pourquoi selon vous ?

Ici, ma réponse ne peut pas être univoque. D’abord parce qu’il est impossible de nier l’existence d’un déficit démocratique au niveau de l’Union européenne. En même temps, ces institutions ont bel et bien plusieurs caractéristiques démocratiques. Le Parlement européen, élu au suffrage universel, a un pouvoir de codécision extrêmement important avec le Conseil européen (qui réunit les chefs d’État et de gouvernement) et ce dans un très grand nombre de domaines, notamment budgétaires. La Commission européenne, composée de personnalités politiques, est responsable devant le Parlement. Ce n’est pas qu’une responsabilité de façade, puisque c’est le risque d’une motion de censure au Parlement qui a conduit la commission Santer à démissionner en 1999, suite à des allégations de mauvaise gestion. Ainsi, dire que ces institutions ne sont pas démocratiques est pour le moins caricatural. De même, l’Europe n’a pas affaibli les libertés fondamentales. C’est elle, au contraire, qui a étendu la sphère de jouissance d’un certain nombre de droits à l’ensemble de l’espace européen. C’est grâce à elle que nous pouvons, au sein d’un espace qui rassemble plus de vingt pays, jouir quasi des mêmes droits, peu importe notre nationalité.

Il y a cependant bel et bien un sentiment de dépossession, qui s’explique par l’éloignement grandissant du centre de décision politique. De plus en plus de questions qui touchent à la vie quotidienne des citoyens sont traitées à Bruxelles. Cela ne veut pas dire que le traitement est moins démocratique, mais il est plus lointain. Et cela génère une perception relativement dégradée des institutions. C’est tout l’enjeu du « fédéralisme » : plus l’Union européenne avance vers une intégration fédérale, plus elle risque de perdre l’esprit républicain qui veut que les décisions soient prises au plus près des citoyens. Pour lutter contre ce sentiment de dépossession, peut-être qu’il faudrait passer par une plus grande européanisation des débats nationaux.

 

Lorsque l’on étudie certaines décisions prises par la Cour de justice de l’Union européenne, on se demande tout de même si les principes de l’Union européenne, notamment la défense de la libre circulation, n’entrent pas en conflit avec certains droits fondamentaux, comme le droit de grève…

Plutôt qu’un conflit, je dirais qu’il existe une tension entre différents principes qui coexistent au sein de la Charte des droits fondamentaux, notamment à cause du fait que la liberté d’entreprise et de prestation de service soit aussi considérée comme un droit fondamental. Cela s’explique par les finalités de l’Union européenne : réaliser une union sans cesse plus étroite entre États européens par le biais d’une intégration économique. J’ajouterais que l’Union européenne a traversé une période très libérale sur le plan des échanges à partir de l’Acte unique européen (1986). Comme vous le soulignez, au cours des années récentes, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a eu tendance à faire primer la liberté d’entreprendre sur d’autres libertés, comme le droit de grève. Cela tient à un déséquilibre initial, présent dans la Charte des droits fondamentaux. Celle-ci prévoit un volet très ambitieux en matière de solidarité, mais ce ne sont que des principes, leur justiciabilité est limitée.

 

Outre les droits humains et sociaux, dans le cadre de vos conférences, vous vous intéressez à l’impératif de sécurité et de justice. Dans quelle perspective ?

Une double perspective. Il est inscrit dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux que l’objectif de l’Union européenne est de construire un espace « de liberté, de sécurité et de justice ». Et puis à l’article 6, nous retrouvons la notion de droit à la « sûreté », c’est-à-dire, de protection contre le risque d’emprisonnement arbitraire. Avec la sécurité et la sûreté, nous avons là deux notions distinctes. Une petite parenthèse : récemment, s’est imposée l’idée que le premier des droits de l’homme, était celui de la sécurité. Pourtant il n’y a pas de droit indépendant et autonome à la « sécurité » dans les textes européens, ni d’ailleurs dans la Déclaration de 1789. Ce qui existe, c’est un droit à la « sûreté », à savoir une protection contre l’emprisonnement arbitraire. Cette confusion entre sécurité et sureté n’est pas anodine. Je reprends les analyses de Mireille Delmas-Marty qui ont montré comment l’impératif de sécurité, au cœur de certaines politiques publiques, en est venu à menacer directement le droit à la sûreté, en justifiant par exemple différentes mesures comme la détention préventive, ou la lutte contre la « dangerosité » présumée de certains individus. Si ces deux notions ne peuvent pas être confondues, c’est parce que la liberté, c’est la fin, tandis que la sécurité, ce n’est que le moyen d’y parvenir. Cela signifie que toutes les politiques conçues pour renforcer la sécurité doivent être interrogées à l’aune de cette question : est-ce qu’elles permettent de renforcer notre liberté ?

 

Actuellement, de nombreux gouvernements proposent l’inverse : « moins de liberté pour plus de sécurité ».

L’idée qui s’est imposée dans l’opinion publique, c’est qu’il existe une sorte de trade-off : nous devons diminuer nos droits et libertés pour plus de sécurité. C’est un faux problème. Les pires attentats terroristes que la France ait connu sur son sol, le 13 novembre 2015, ceux du Bataclan, se sont produits après que tout l’arsenal répressif et judiciaire, décrit par Mireille Delmas-Marty, a été mis en place… Cela pose la question de l’efficacité d’une telle politique de sécurité. Et je serais curieuse de voir les éléments concrets qui démontrent que toutes ces atteintes aux libertés sont efficaces en matière de sécurité. En même temps, poser cette question, c’est aussi ouvrir une brèche potentiellement dangereuse. Car s’il était démontré que la torture est un moyen efficace pour assurer notre sécurité, que ferions-nous ? Il est des droits absolus qui ne devraient admettre aucune dérogation.

Il est aussi nécessaire de rappeler que le niveau de sécurité est élevé en France et que le nombre d’homicides a été divisé par deux en trente ans. Mais, comme l’a très bien montré Robert Castel, plus la sécurité s’accroît objectivement, plus le sentiment d’insécurité augmente.

 

Pendant la crise sanitaire, nous avons subi des mesures privatives de liberté pour assurer la sécurité sanitaire. Le moyen n’est-il pas ici devenu une fin ?

C’est un peu différent dans ce contexte. La préservation des libertés a toujours admis les états d’exception. Dans la Convention européenne des droits de l’homme, il est prévu la possibilité de déroger aux droits en cas d’urgence pour un temps limité. Le droit à la liberté n’implique pas un droit de contaminer les autres. Imposer, pour des raisons de santé publique, des mesures de confinement, c’est conciliable avec la défense des droits fondamentaux. Sous réserve, bien sûr, qu’un débat ait lieu au sujet de l’opportunité de ces mesures et qu’elles fassent l’objet d’un contrôle démocratique. Je n’avais pas d’opposition de principe mais j’ai été gênée par l’absence de réels débats sur ces enjeux.

Par ailleurs, je me rappelle qu’au tout début de l’épidémie certains affirmaient que les États les plus autoritaires, dictatoriaux, parviendraient plus facilement à résoudre la crise sanitaire. Tout le monde parlait de la Chine ! Ce n’est pas nouveau : depuis qu’elles existent, les démocraties sont critiquées en raison de leur soi-disant impuissance. Or des études ont été conduites sur ce sujet et toutes confirment qu’il n’y a pas eu d’avantage comparatif des dictatures sur les démocraties en matière de gestion de la crise du covid, au contraire.

 

Constatez-vous actuellement un renouveau de la critique à l’égard des droits humains ?

Le renouveau critique a commencé au début des années 1980. D’un côté, une critique républicaine, ou conservatrice, selon laquelle les droits humains ne reconnaissent que l’individu replié sur ses propres intérêts, uniquement soucieux de son intérêt personnel et qui est incapable de se situer du point de vue de l’ensemble. On retrouve chez les « communautariens », aux États-Unis, des arguments comparables. De l’autre côté, une critique de gauche, qui consiste à dire que c’est une manière de renoncer à l’exigence d’égalité. Selon cette critique, les droits humains ne sont qu’un moyen de soulager les souffrances extrêmes. Elle s’en prend notamment à l’essor de l’humanitaire qui ne poserait plus la question de la transformation des structures de la société.

Selon moi, les droits humains ouvrent le champ des possibles. Ils sont la condition pour que le débat démocratique, les désaccords, les conflits politiques puissent se dérouler de manière civilisée. Une fois que l’on s’entend sur l’essentiel, à savoir que nous sommes humains, libres et égaux, tout peut être discuté. On peut défendre un libéralisme économique, ou au contraire plaider pour une large redistribution des ressources. Claude Lefort dit que les droits humains sont les « conditions nécessaires mais non suffisantes d’un monde habitable par tous ». À partir de là, le champ des désaccords est ouvert. Ce qui pourrait favoriser une forme de dépolitisation, c’est une certaine conception des droits humains, qui les verrait comme les prérogatives d’un individu replié sur ses intérêts particuliers.

 

La notion de libéralisme autoritaire s’est imposée dans le débat public. À ce sujet, dans le cadre de vos conférences, vous mettez en garde contre « l’identification
des contraires ».

Oui, c’est une expression que j’emprunte à Étienne Balibar. Se référant aux thèses de Giorgio Agamben, qui disait que nous vivons tous dans un état d’exception, Balibar appelait à garder le sens des distinctions, celui d’une frontière, aussi fragile soit-elle, entre normalité et exception. Dans le même esprit, même si l’on voit des démocraties qui se dé-démocratisent, ne les qualifions pas trop vite d’« autoritaires », sinon nous risquons de manquer des distinctions importantes. La notion de libéralisme autoritaire est utilisée en France, notamment par le philosophe Grégoire Chamayou, pour désigner l’Union européenne. Au fond, c’est l’idée que nous aurions la loi du marché imposée par des régimes politiques autoritaires. Face à cette idée, je cherche à montrer que le trait marquant du libéralisme politique, tel qu’il s’élabore au xixe siècle avec Benjamin Constant, c’est l’opposition à l’abus d’autorité – que cette autorité vienne du peuple, ou du monarque.

Voilà pourquoi l’expression libéralisme autoritaire me semble être une contradiction. Ceux qui la défendent, invoquent généralement Friedrich Hayek, un penseur néolibéral qui va apporter son appui à la dictature sanguinaire de Pinochet, laquelle avait mis en place des politiques ultralibérales, inspirées de l’École de Chicago. Mais quand Hayek soutient Pinochet, il trahit en réalité son libéralisme et sa peur du communisme l’emporte sur son libéralisme politique. Le philosophe américain Michael Walzer insiste sur la nécessité de distinguer le substantif libéralisme et l’adjectif libéral. Il ajoute que l’on peut ne pas se définir soi-même comme « libéral » au sens du substantif, mais nous pouvons nous revendiquer « socialistes libéraux », « patriotes libéraux », « communautariens libéraux ». Et lorsque nous disons cela, nous définissons davantage comment nous sommes, que qui nous sommes.

 

Est-ce que la temporalité, celle des processus de décision dans un régime démocratique, beaucoup plus lents et fastidieux, ne serait pas devenue le pire ennemi du libéralisme politique, notamment face à une crise climatique qui appelle des réponses urgentes.

Cela a toujours été un des reproches faits à la démocratie : nous semblons perdre du temps à délibérer et à soupeser chaque argument avant de prendre une décision. C’est déjà une critique que l’on trouve dans la Grèce antique, en particulier en temps de guerre : la prise de décision en démocratie est lente, alors que l’ennemi est aux portes de la Cité. C’est vrai, sauf que la délibération, l’organisation d’un vrai débat à l’échelle d’une société entière, c’est aussi le seul moyen de s’assurer que les mesures engagées soient réellement comprises et suivies sur le long terme par les citoyens. On a réussi à nous confiner pendant trois mois, mais je ne suis pas certaine que l’on y parvienne encore sans un véritable débat démocratique. Si elles ne sont pas débattues et acceptées, il est peu probable que des mesures puissent durer dans le temps.

La question climatique est l’une des questions les plus difficiles à résoudre. Parfois, je suis presque tentée de dire que, au vu de l’urgence, il nous faudrait un gouvernement des experts, ce que voulait Hans Jonas. Mais c’est une fausse solution. Le souci est sans doute moins du côté des citoyens, car lorsqu’ils sont informés et qu’ils ont l’occasion de débattre, ils finissent souvent par adopter des mesures fortes. Mais plutôt du côté des politiques, qui ne convertissent pas les propositions issues de la délibération démocratique en véritables actions. On parle beaucoup des nouveaux mécanismes pour faire participer les citoyens. Et j’ai peur que ces mécanismes alimentent in fine, parce qu’ils ne sont pas suivis par des actes, une grande désillusion démocratique…  

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L’impératif de sécurité s’est peu à peu substitué au droit à la sûreté dans les discours de nombreux dirigeants politiques européens ces dernières années. Au risque d’affaiblir les droits humains… Entretien avec Justine Lacroix, invitée au Collège de France. Dans le cadre du cycle Europe au Collège de France, Justine Lacroix, professeure de théorie politique à Université libre de Bruxelles, a été invitée à donner quatre conférences sur « Les valeurs de l’Europe et l’indétermination démocratique ». Un thème qui permet à la membre de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique de traiter de la notion de « démocratie illibérale », sur « le libéralisme autoritaire ou l’identification des contraires », les « droits à la sûreté » et aussi sur « les droits humains, entre libre marché et principe de responsabilité. » C’est sur ces différents sujets que Bastille Magazine a décidé de l’interroger.   Dans le cadre de vos recherches, vous vous intéressez à la question des droits humains. Pourquoi ? Je me suis intéressée aux droits humains du point de vue de la théorie politique et de l’histoire des idées politiques. Avec Jean-Yves Pranchère, nous leur avons ainsi consacré deux ouvrages. Le premier, paru en 2016, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, dans lequel nous avons souhaité montrer qu’il existe, depuis 1789, des critiques très différentes des droits humains (utilitariste, conservatrice…), qui ne sauraient être confondues les unes avec les autres. L’objet du second, paru en 2019 – au titre provocateur, Les Droits de l’homme rendent-ils idiot ? – était de répondre à un…

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