Agnès Desarthe, la plume et l'intuition

L’art d’être enfant

Thomas Louis

À 8 ans, Agnès Desarthe a pris la décision de ne jamais devenir « comme les adultes ». À 13 ans, celle de devenir écrivain. Aujourd’hui, l’auteure peut se targuer d’avoir honoré ses promesses d’enfant.

 

Le mois dernier, j’ai eu 31 ans. En 1992, l’année de ma naissance donc, Agnès Desarthe venait de débarquer dans le paysage littéraire. Dans une dynamique réconfortante, je pourrais presque penser qu’elle a toujours été avec moi, à 8 ans comme à 28. Qu’elle ne disparaîtra jamais. C’est peut-être l’un des points qui catalyse le plus mon attachement à cette auteure, dont les derniers ouvrages en date ont été sur les rayonnages des librairies côté adultes, Le Château des Rentiers, et côté enfants, Cœur de pierre (coécrit avec son fils Léonard et illustré par Marc Boutavant). Justement : adultes, enfants ; la frontière m’intéresse, et je me garde cette question sous le coude pour la sortir au moment opportun au cours de notre conversation. Et si Agnès Desarthe joue sur plusieurs tableaux littéraires, c’est aussi le cas sur le plan des métiers. Car en plus d’écrire des « choses », elle en traduit. Prenons un peu de recul, cela ne vient pas de nulle part.

Née en 1966 à Paris (où elle passera cinquante ans de sa vie), Agnès Desarthe grandit dans une famille de trois enfants, élevée par un père d’origine juive libyenne et par une mère d’origine juive russe. Dans le foyer, il convient de préciser que l’on parlait arabe, russe, yiddish. Un mélange qui, dit-elle, rend son rapport au français « suffisamment difficile pour faire de moi un écrivain ». Sa théorie ? Les gens qui deviennent écrivains sont ceux qui ont un lien compliqué avec le langage. Malgré le fait que le français soit sa langue maternelle, elle n’a jamais eu l’impression de le maîtriser totalement. Ces zones d’ombre, peut-être de flou, disent quelque chose d’elle aujourd’hui, mais aussi d’un certain patrimoine familial : « ce qui fait qu’une langue vous appartient, c’est que vous comprenez d’où elle vient ». Avec une mère parfaitement francophone et un père pour qui le français était un idiome appris, il fallait, pour la petite Agnès, réussir à saisir cette langue, à la circonscrire, à l’enrichir : « c’était un français déraciné ». Aujourd’hui, on retrouve des restes de cet héritage, notamment lorsqu’elle se penche sur la correction de certains de ses manuscrits. « J’ai toujours l’impression de faire des fautes. »
 

L’enfance est le territoire le plus romanesque pour quiconque s’y intéresse.
 

Pardon ? Agnès Desarthe ferait des fautes ? Pas vraiment. Ou alors des fautes en forme d’exercice de style : les répétitions, qu’elle n’hésite pas à qualifier de « phobie des lecteurs et écrivains français ». Elle a raison. De son côté, elle n’en a pas peur. Elle aime ça, même. Et si, esthétiquement, son style peut parfois paraître étrange aux chantres de la langue française académique, il ne vient pas de nulle part. Alors qu’elle étudie à la fac, Agnès Desarthe apprend le yiddish, et découvre que la répétition est loin d’être une faute. Mieux : elle est une figure de style, quelque chose de recherché, de poétique, et de voulu, bien sûr. Il n’en reste pas moins que, pour celle qui est la première écrivaine de la famille, quelque chose préside : « j’ai toujours le sentiment qu’il faut que je fasse mes preuves ». Des preuves, oui, par rapport à ce qu’elle estime être une langue parfaitement maîtrisée, héritant elle-même de langues qu’elle ne maîtrisait pas.

L’enfance est le territoire le plus romanesque pour quiconque s’y intéresse. Pour Agnès Desarthe, ça n’a pas loupé. Lorsqu’elle évoque la sienne, elle commence par décrire un rapport très fort au surnaturel, « pas banal pour un écrivain français ». Cela commence avec sa grand-mère paternelle qui pratiquait régulièrement la sorcellerie. « J’ai été très habituée à voir des choses magiques, à entendre des sortilèges, des malédictions. » Bien évidemment, comment ne pas penser à ce qu’on semble pouvoir toucher du doigt lorsqu’on parle des œuvres d’Agnès Desarthe, qu’il s’agisse de romans adultes ou de livres pour enfants ? Enfant, d’ailleurs, elle lisait beaucoup de contes, dans lesquels la magie, la transformation avaient une grande place. « La question n’est pas d’y croire ou pas. C’est familier. » Définitivement, Agnès Desarthe ne s’apparente pas à la branche naturaliste. Quoique. Disons plutôt que le réel participe à son travail autant que la féérie. Et si l’on sort de l’enfance éternelle pour arriver à l’écrivaine qu’elle est aujourd’hui, on comprend très vite que la littérature est un lieu où tout peut se mélanger, quitte à ce que certains critiques parlent de ses romans adultes comme de contes. « Il n’y a pas de hiérarchie entre ce qui est réaliste ou vraisemblable, et ce qui ne l’est pas », pointe-t-elle. Cette absence de contours se retrouve naturellement dans ses livres pour enfants (je précise que Cœur de pierre met en scène un caillou), mais aussi dans certaines ambiances qu’elle distille dans chacun de ses écrits, quel que soit le genre.

Mais au fond, à quel moment Agnès Desarthe s’est-elle dit qu’elle pourrait ouvrir la porte pour développer de tels imaginaires, en plus de travailler le matériau de la langue de tous les côtés ? Faut-il chercher du côté de l’héritage familial où du côté de son père, toutes les femmes étaient analphabètes ? Il semblerait que, depuis le début, c’est quelque chose qu’elle a à l’esprit. Du côté maternel, on était silencieux : « ça a laissé un grand espace libre pour que je puisse me mettre à raconter ». Son premier souvenir d’écriture remonte à l’âge de 5 ans. Un poème pour la fête des mères. Ce genre de poème qui avait réussi l’audacieux pari de tirer les larmes à celle à qui il était destiné. « J’avais adoré cette sensation. Ça me donnait un pouvoir incroyable. » Et si aujourd’hui, le pouvoir n’intéresse plus du tout Agnès Desarthe, il agissait jadis comme un moteur et lui permettait en plus de développer un contact avec les autres êtres humains. « Je pense que j’étais légèrement sociopathe et que quand j’écrivais, ça se passait mieux. » À 13 ans, elle décide de devenir écrivain.

Pourtant, la vie reste la vie, et d’abord, il y a un chemin. Celui d’Agnès Desarthe est prestigieux, bien qu’elle n’ait rien calculé pour qu’il le soit. Côté études, elle entame une prépa littéraire à Paris, spécialité anglais. Pour devenir traductrice, me dis-je très naturellement (et naïvement). La réalité est bien différente. Le choix de cette classe préparatoire répondait d’abord à un calcul, me confie Agnès Desarthe. Celui d’intégrer l’école qui lui offrirait son indépendance. En terminale, elle découvre qu’une prépa littéraire peut la préparer à l’École normale supérieure. Une école où elle serait « payée pour étudier ». Être financièrement indépendante à 19 ans ? Il n’en fallait pas plus pour la convaincre. Le tout, sans avoir la moindre conscience des notions de difficulté ou d’élitisme. « Je débarquais un peu », constate-t-elle. Sans surprise, cette forme de naïveté la propulse, elle obtient le concours du premier coup, « parce que je n’étais pas intimidée, et que j’étais très forte en anglais ». L’anglais, justement. C’est avec cette langue qu’elle commencera sa carrière. Faut-il y voir l’influence d’une mère professeure d’anglais, qui, aux côtés d’un mari pédiatre, a arrêté lorsque sa fille est née ? Ne nous aventurons pas sur ce terrain. Ou peut-être que si. Car les souvenirs de l’anglais sont présents chez Agnès Desarthe. De la « complicité » que cette langue lui a permis de nouer avec sa mère aux moments où ses parents parlaient anglais pour ne pas se faire comprendre des enfants. Une langue de plus, une. Ne faisons aucune psychologie de comptoir ; le fait est que traductrice a été le premier métier d’Agnès Desarthe.

Pourtant, son ambition première était de publier des livres. Et pour entrer en matière, Agnès Desarthe l’affirme sans sourciller : « tout est lié à ma rencontre avec Geneviève Brisac ». Vers l’âge de 22 ans, fraîchement diplômée de Normal Sup’, Agnès Desarthe cherche un emploi dans l’édition. Son but n’est pas de travailler les textes, mais bien d’en publier. Elle fait des fiches de lecture par-ci, par-là, jusqu’à arriver dans le bureau de Geneviève Brisac, à l’époque directrice de plusieurs collections à l’École des loisirs. Remarquant son agrégation d’anglais, cette dernière lui conseille la traduction. Mieux que de la conseiller, elle lui confie un texte. Agnès Desarthe repart donc de ce premier rendez-vous avec un texte jeunesse : La Longue Marche de l’Américaine Jean Fritz, un récit-documentaire de la Longue Marche (il porte décidément bien son nom) de Mao Zedong. « Je suis entrée dans son bureau, je n’étais rien ; je suis sortie, j’étais traductrice. »

Par la suite, l’exercice de la traduction la happe. Elle passe le plus clair de son temps penchée sur des textes pour l’École des loisirs et pour Geneviève Brisac, qui n’était pas sans savoir qu’Agnès Desarthe voulait écrire. Un an plus tard, l’éditrice lui conseille de se lancer : « elle sait reconnaître un écrivain à 300 mètres ». Mais Geneviève Brisac publie des livres pour enfants. Qu’à cela ne tienne ! « Je dis souvent que si Geneviève Brisac avait édité des livres pour tigres ou pour cigognes, j’aurais écrit des livres pour tigres ou pour cigognes. » Très vite, elle lui propose un texte et, en 1991, Je ne t’aime pas, Paulus est en librairie. Sa carrière commence par des enchaînements d’événements qui pourraient sembler hasardeux. Pourtant, elle le dit elle-même : « à distance, tout a du sens ». De la traduction – pour quelqu’un qui baigne dans les langues depuis toujours – aux livres pour enfants – qui lui viennent naturellement (« je pensais que c’était facile pour tout le monde ») –, pas de hasard, non. Quand, à 8 ans, elle se dit que les adultes ont un gros problème, qu’ils ne comprennent rien aux enfants et qu’elle ne deviendra jamais comme eux, elle se fait le serment de ne jamais oublier son enfance. « Ça ne m’a pas servi à grand-chose dans la vie, mais pour écrire des livres pour enfants, c’est vraiment bien ». Certes, Agnès Desarthe n’a jamais cessé d’être une enfant. Mais, lorsque ses ouvrages atterrissent au rayon jeunesse, les livres pour adultes la rattrapent.

Cela commence comme on pourrait s’y attendre. Par un faux hasard. Son premier roman adulte naît lorsqu’elle réalise que le livre pour enfants qu’elle écrit à ce moment-là, ne l’est pas vraiment. « Je voyais bien que ma phrase ne pesait pas le même poids. » Une question de style ? Sans doute. De souffle, aussi. « Comme si je m’adressais à une autre lectrice en moi. » Elle me le confie comme un fait : lorsqu’elle écrit pour les enfants, le livre s’arrête quand l’enfant en elle commence à s’ennuyer. Simple. Efficace. Quant aux livres adultes, ça n’est pas la même limonade : la grande personne en elle a une plus grande tolérance. Il y a donc davantage « de descriptions, de lenteurs, d’énigmes ». En écrivant ce premier texte, elle le réalise. Et comme la vie d’Agnès Desarthe semble être la définition du hasard heureux, à ce moment-là, son futur éditeur (Olivier Cohen, directeur des éditions de l’Olivier) l’appelle. Il a lu l’un de ses livres pour enfants, et aimerait savoir si elle envisage d’écrire pour les adultes. Heureux hasard, oui. En 1993, Quelques minutes de bonheur absolu paraît.

 
Elle ne s’apparente pas à la branche naturaliste. Quoique. Disons plutôt que le réel participe à son travail autant que la féérie.
 

Trois ans plus tard, Un secret sans importance reçoit le prix du Livre Inter, et à intervalle régulier, Agnès Desarthe s’impose, livre après livre, comme une auteure dont on pourrait dire qu’elle compte. Citons par exemple Le Principe de Frédelle, Mangez-moi, Dans la nuit brune (prix Renaudot des lycéens 2010), Une partie de chasse, Ce cœur changeant (prix littéraire du Monde 2015), L’Éternel fiancé, ou encore Le Château des Rentiers en 2023. Tout ça. Le point commun entre ces ouvrages ? On pourrait en trouver, bien sûr, mais ils n’en possèdent pas vraiment, en témoigne le choix des sujets. Lorsqu’elle écrit, Agnès Desarthe ne sait jamais où elle va. Et si elle le sait, c’est que cela ne fonctionne pas : il faut changer d’idée. Les sujets de ses livres s’imposent par vision. Par exemple : avant Une partie de chasse, lui venaient des images, obsessionnelles, de chasseurs et de chiens de fusils. Des vignettes qui n’avaient rien de pensées vagabondes, mais tout d’un sujet potentiel. Qu’à cela ne tienne, elle allait se plonger dans le milieu des chasseurs dont elle ne maîtrisait rien : « ça ne me facilitait pas du tout la vie d’écrire là-dessus ». De la même manière, si les thèmes débarquent sans qu’elle ne les choisisse ni qu’elle soit à l’aise avec, Le Château des Rentiers est né d’une vision de sa grand-mère, qui, de façon certaine, annonçait un livre : « je l’ai su tout de suite ». Véritable réflexion sur le temps, Le Château des Rentiers fait écho à L’Éternel fiancé dans cette recherche de plus en plus fixe de ce que les années feront de nous. « Je pense que c’est le sujet de toute la littérature. Et quand on écrit, on ne fait que ça : jouer avec le temps. On lui fait subir ce qu’il nous fait subir dans la vraie vie. C’est une revanche incroyable. » 

 
“Le lecteur fabrique son livre, qui a souvent très peu de choses à voir avec celui que j’ai fabriqué moi.”
 

Et si Agnès Desarthe continue de traduire, c’est aussi pour travailler les problématiques du temps, du côté de la langue. Une langue qu’elle travaille presque comme un jeu : « chercher, trouver, être surprise par ce qu’on écrit, se laisser embarquer par des personnages qui deviennent comme des gens alors que ce n’est rien ». Tout ceci, Agnès Desarthe s’en amuse. « Je ne me juge pas là--dedans, je ne me dis pas que je suis géniale ou que je suis nulle, mais je vois que je sais le faire. » De toute évidence, elle n’est pas la seule, puisqu’on lui compte désormais un certain nombre de lecteurs, dont elle a une vague idée, sans jamais en cerner les contours. C’est l’avantage d’écrire. Lorsqu’elle est au travail, elle n’y pense jamais. Malgré tout, elle a quelques lecteurs fétiches qu’elle n’hésite pas à comparer à des doudous, à qui elle s’adresse mentalement « pour continuer à écrire » et quand elle se dit que ça ne sert à rien de faire ça. Des proches qui lui servent de « premier auditoire » : « je les utilise de manière hallucinatoire, mais ça me guide ». Et en bout de chaîne, il y a nous. Les lecteurs lambdas, inconnus, qui ne maîtrisent pas plus le livre qu’elle. « Le lecteur fabrique son livre, qui a souvent très peu de choses à voir avec celui que j’ai fabriqué moi. » À l’époque où elle écrivait pour avoir du pouvoir, elle sentait un lien fort avec ce lecteur potentiel. Elle écrivait pour le charmer, le mener à la baguette. À ce moment de sa vie, elle-même lisait très peu, les livres n’avaient pas une place très « favorable » dans sa vie. Pire, mieux : « c’étaient des ennemis ». Elle disait toujours qu’elle détestait lire. En deuxième année de prépa (encore elle), les choses changent grâce à une professeure de français. Celle-ci fait entrer Agnès Desarthe par la petite porte, et lui montre « comment on fabrique les livres » : « c’est idiot, mais je n’avais jamais pensé que quelqu’un avait écrit des livres ». Elle découvre ainsi les rouages derrière les histoires, et se prend de passion pour la lecture : « de manière très vorace et désorganisée. Et mon rapport à l’écriture a changé ». Aujourd’hui, quelle lectrice est-elle ? Est-on d’abord lecteur avant d’être auteur ? Doit-on l’être ? Elle fait le récit de sa vie de lectrice dans Comment j’ai appris à lire, un essai en forme d’enquête intime, qui, au départ, ne répondait à rien d’autre qu’au discours convaincant d’une éditrice. Mais Agnès Desarthe se prend au jeu, l’écrit parce qu’on lui demande, et réalise progressivement que son rapport au livre est « d’une complexité effarante » : « c’est après coup que je comprends la nécessité de l’avoir écrit ». Une phrase qui, me dit-elle, pourrait s’appliquer à chacune de ses parutions.

Pour évoquer toute la richesse de l’œuvre d’Agnès Desarthe, un ingrédient manque encore. L’humour. Omniprésent, omnipotent, il s’immisce dans tous les pans de son existence, jusqu’à ses livres, bien sûr : « je n’arrive même pas à imaginer comment on peut vivre sans. Et pourtant, je sais que c’est possible ». Un jour, une libraire lui a demandé pourquoi ses livres contenaient toujours de l’humour. Cela vous gêne ? l’a interrogée Agnès Desarthe. La libraire lui a répondu, simplement, oui. « Elle avait l’impression que je ne la prenais pas au sérieux, et peut-être, par contiguïté, que je riais de tout, donc peut-être que je me moquais. Alors que, pour moi, cet humour est à la fois une éthique et une écologie. » Un mode de vie face aux désastres du monde, qui permet à Agnès Desarthe de ne pas ajouter de la lourdeur à la lourdeur : « Le monde est violent et tragique tout seul, il n’y a pas besoin de l’aider. En revanche, il est moins courant qu’il soit drôle tout seul. »

Dans cette perspective, que faire de l’actualité, des grands sujets de société qui remplissent les journaux ? Dans sa pratique de l’écriture, ces sujets la travaillent, bien sûr qu’ils la travaillent. Mais souvent de façon décalée : « je me tiens volontairement très à l’écart de la rumeur du monde ». Elle lit peu le journal, ou alors elle l’examine de fond en comble trois mois après sa parution. Dans ses réflexions, les questions sociales, quant à elles, sont présentes. Bien sûr qu’elles sont présentes. Mais Agnès Desarthe se méfie des premières réactions : « je laisse toujours refroidir les sujets avant de m’en emparer ». Alors quoi ? Alors, elle oublie ces questions, et ces dernières reviennent, après un temps de recul, sous forme de livre. Pour adultes, comme pour enfants. Même si elle le dit assez aisément : les sujets plus difficiles ou plus philosophiques pourraient avoir davantage d’écho auprès des plus petits. « Les enfants sont curieux, ils se posent beaucoup de questions. Les adultes, eux, cherchent toujours des réponses. Et pour moi, la littérature, c’est le contraire des réponses. » Aujourd’hui le temps a fait son œuvre, et entre enfants et adultes, il n’y a plus tellement de différences. On parle de beauté et de mort à quiconque souhaite se saisir de ces thèmes. Pour Agnès Desarthe, le roman est un bon vaisseau. « La proposition de la littérature, c’est d’aller partout, n’importe quand, en étant n’importe qui. Pour l’instant. » Cela voudrait-il dire que lorsqu’on écrit, on peut endosser tout ce qu’on veut, jusqu’aux temporalités ? Oui, « c’est le seul moment de notre vie entière où on peut le faire. Ce qui me tente dans la littérature, c’est d’avoir de l’infini dans le fini. Parce que la vie est finie. » Et elle, Agnès Desarthe, où est-elle dans tout ça ? « Disons que je ne cherche pas à exister plus. » Elle qui, dans ses livres, a été vieille, jeune, plantée dans le passé, ancrée dans le futur, transformée en pingouin, en poule, en caillou, elle, Agnès Desarthe, est ce qu’elle deviendra. Un peu comme une enfant, finalement. N’allons donc pas croire qu’en la lisant, on apprend à la connaître. Agnès Desarthe n’utilise qu’un tout petit endroit d’elle « comme si c’était un gros plan sur le dessous de ma cheville et qu’on se disait qu’on a vu Agnès Desarthe toute nue ». Elle invente, elle mélange, elle travestit, elle dit « tout et rien à la fois », et c’est probablement ce qui en fait une grande écrivaine.

Et pour finir, comme tous les écrivains, elle doit bien avoir quelques rituels d’écriture et autres névroses ? Non. « C’est même le contraire. Je n’ai aucun rituel. » Est-ce à dire qu’elle écrit n’importe où, n’importe quand ? » Probablement. Après avoir déménagé il y a quelques années en Normandie (« depuis que j’ai 35 ans, habiter à la campagne est une obsession »), elle n’écrit plus seulement où il y a de la place, mais possède un bureau. Un symbole ? Pas vraiment. Ce bureau, elle n’y tient pas plus que ça. En ce moment, elle a un nouvel endroit pour travailler (pour cause de changement de fenêtre, vous saurez tout), et il semblerait qu’elle le trouve très bien aussi. « Je ne sais jamais quand je vais me mettre à écrire. Parfois je n’écris pas pendant très longtemps. Parfois beaucoup d’un coup. Parfois presque rien. » La seule chose importante semble être la pratique du cahier. « Je ne commence jamais un livre sur un ordinateur. » Un cahier sur lequel elle écrit des idées, des scènes, mais aussi des listes de courses ou des dictées pour les enfants. Ces cahiers sont des objets très hybrides, qui n’appellent à « aucune sacralisation ». Je donnerais cher pour les voir « en vrai ». Faute de mieux, je relis ses livres. 

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À 8 ans, Agnès Desarthe a pris la décision de ne jamais devenir « comme les adultes ». À 13 ans, celle de devenir écrivain. Aujourd’hui, l’auteure peut se targuer d’avoir honoré ses promesses d’enfant.   Le mois dernier, j’ai eu 31 ans. En 1992, l’année de ma naissance donc, Agnès Desarthe venait de débarquer dans le paysage littéraire. Dans une dynamique réconfortante, je pourrais presque penser qu’elle a toujours été avec moi, à 8 ans comme à 28. Qu’elle ne disparaîtra jamais. C’est peut-être l’un des points qui catalyse le plus mon attachement à cette auteure, dont les derniers ouvrages en date ont été sur les rayonnages des librairies côté adultes, Le Château des Rentiers, et côté enfants, Cœur de pierre (coécrit avec son fils Léonard et illustré par Marc Boutavant). Justement : adultes, enfants ; la frontière m’intéresse, et je me garde cette question sous le coude pour la sortir au moment opportun au cours de notre conversation. Et si Agnès Desarthe joue sur plusieurs tableaux littéraires, c’est aussi le cas sur le plan des métiers. Car en plus d’écrire des « choses », elle en traduit. Prenons un peu de recul, cela ne vient pas de nulle part. Née en 1966 à Paris (où elle passera cinquante ans de sa vie), Agnès Desarthe grandit dans une famille de trois enfants, élevée par un père d’origine juive libyenne et par une mère d’origine juive russe. Dans le foyer, il convient de préciser que l’on parlait arabe, russe, yiddish. Un mélange qui, dit-elle, rend son rapport au français « suffisamment difficile pour…

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