Turkménistan, de la dictature soviétique à la féodalité gazière

Le paradis blanc

Cédric Gras

Située dans une oasis du désert du Karakoum, la capitale turkmène a tout d’un mirage dystopique. Culte présidentiel, tours vides d’habitants, verrouillage de la presse… Bienvenue à Achgabat.

 

Dès la porte d’embarquement à Istanbul, j’ai laissé traîner mes oreilles. Il y avait là une équipe de sport rentrant au pays, des hommes d’affaires mutiques, des employés d’institutions internationales volubiles, des dames commentant en russe leurs achats au gigantesque duty free. Les passagers en partance pour ces destinations peu banales disent déjà quelque chose du pays. Nous attendions tous d’embarquer pour Achgabat, capitale du méconnu Turkménistan. Vol TK322, l’un des rares vers ce pays particulièrement fermé d’Asie centrale. 

Depuis la guerre en Ukraine, le gigantesque aéroport d’Istanbul est devenu un hub stratégique, une sorte de Bosphore aérien, le passage le plus évident vers l’Asie depuis l’Europe. Il faut nécessairement en passer par ces terminaux flambant neufs pour rejoindre les républiques ex-soviétiques d’Asie. L’avion contourne dans la nuit l’Arménie qui entrave les velléités panturques. Le Turkménistan lui aussi est turcique, c’est écrit dans le titre. 

Nous survolons la mer Caspienne et le désert. À côté de moi, on discute d’Achgabat. Une dame semble n’être pas revenue depuis longtemps au pays. Ses voisines lui vantent les beautés de la capitale tout en la mettant au parfum des réalités. La plupart des sites Internet globaux sont bloqués mais qu’à cela ne tienne, on y accède via un VPN, un réseau privé virtuel. Sur ce je m’assoupis une petite heure, après avoir renoncé à visionner l’un des navets proposés par la compagnie ou à écouter la lecture du Coran.

Quand l’avion entame sa descente, des lumières au cordeau trahissent Achgabat dans la nuit. À l’atterrissage, les passagers applaudissent. Une survivance soviétique pour saluer le pilote. Les larges képis qui nous accueillent confirment que j’atterris bien dans une ancienne république d’URSS. L’aéroport est aussi neuf que grandiose, tout de blanc, agrémenté de motifs turkmènes et de dorures. Au bout des couloirs vides, des dames en blouses de papier blanc ont la lourde charge de veiller à la sécurité sanitaire nationale. Le pays vient seulement de rouvrir ses portes, début 2023. 

N’étant apparu officiellement qu’à l’été 2020 au Turkménistan, le covid en a disparu avec encore plus de retard. On m’avait prévenu que j’aurais peu de risque d’être positif au test obligatoire pratiqué à l’arrivée. J’ai mieux compris lorsqu’on m’a prélevé plus de dollars que de muqueuse. Les préposées s’efforcent de ne rien effleurer de la paroi des narines et à condition d’avoir dûment réglé les 45 dollars en liquide, on peut se diriger vers le guichet visas. Le Turkménistan ne délivre en effet que des lettres d’invitation à faire valoir. Il est assez rare d’obtenir un sésame pour ce pays reclus d’Asie centrale.

Reste la prise d’empreintes digitales et une photographie souvenir de l’iris, c’est non négociable. On peut ensuite récupérer ses bagages sur présentation du reçu correspondant. Une mesure de bon sens héritée de l’URSS. Je me suis toujours demandé comment les vols de valises n’étaient pas plus nombreux sur les tapis d’arrivées. C’est avec cette brillante pensée que je me suis retrouvé sous le hall munificent, dont le toit figure les ailes d’un oiseau en vol.

 
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À l’aube, une lumière douce d’octobre. Ne jamais venir ici en été car la chaleur est infernale. Les climatiseurs n’y suffisent pas, le mercure atteint 40 degrés aisément. Le Turkménistan est essentiellement constitué d’un désert nommé Karakoum, l’un des plus arides de la planète et Achgabat est située au sud des sables, au pied de la modeste chaîne de Kopet-Dag qui marque la frontière avec l’Iran. Grâce aux quelques rivières souterraines coulant des montagnes pelées, le site est occupé depuis l’Antiquité. La région était une satrapie de Parthe et du monde perse. Alexandre le Grand est passé par là avant de partir vers l’Afghanistan.

À l’époque des routes de la soie, le pays des Turcomans était surtout décrit comme un désert parcouru de nomades et de bandits redoutés par les caravanes. Ces mêmes Turcomans résistèrent avec acharnement au xixe siècle à l’avancée russe dans la contrée. De nombreux slaves ayant été réduits en esclavage pour être vendus sur les marchés de Boukhara ou de Khiva, dans l’Ouzbékistan actuel, les armées du tsar s’en vengèrent à la bataille de Geok-Depe et une partie des tribus s’enfuit vers l’Iran et l’Afghanistan où demeurent aujourd’hui encore de fortes communautés turkmènes. En 1924, après la révolution bolchévique, Moscou créa la république socialiste du Turkménistan en traçant arbitrairement des frontières. L’URSS imposera aussi un mode de vie sédentaire à une population essentiellement nomade.

S’ensuivit une soviétisation marquée où les colons russes ou ukrainiens, plus qu’ailleurs, furent aux commandes. L’idéal communiste fonctionna moins bien au Turkménistan que dans les ouvrages de Lénine ou dans d’autres républiques socialistes. Les plans quinquennaux et l’économie planifiée consacrèrent largement le pays à la culture du coton. Pour ce faire, on creusa dans les années 1950 un gigantesque canal d’irrigation depuis le fleuve Amou-Daria. Un ouvrage record, responsable en grande partie de l’asséchement de la mer d’Aral. 

À la chute de l’URSS, c’est le secrétaire du Parti communiste local qui devint le premier président du Turkménistan indépendant. Si le tour de passe-passe a eu lieu dans beaucoup d’autres ex-républiques soviétiques, le Turkmène Saparmourat Niazov fera couler beaucoup d’encre en instaurant une dictature particulièrement extravagante. Autoproclamé Turkmenbachi – « chef des Turkmènes » – et dirigeant à vie, il lancera son programme de l’âge d’or sur le vide idéologique laissé par la fin du communisme, tout en développant un culte de la personnalité jamais vu depuis Staline.

Ceux qui ont ouï dire du Turkménistan ont en général à l’esprit les folies de Niazov. Les écoliers apprenaient dans les livres qu’il avait écrit, il avait abrogé le régime des retraites et lancé, à coups de gazodollars, la construction d’une ville nouvelle toute de marbre blanc. Une capitale centrée sur un palais présidentiel aux coupoles dorées que nul n’ose approcher. Des réalisations dans un style qualifié de persico-palladien par la société Bouygues qui a raflé contrats sur contrats à partir des années 1990. Durant trois décennies et jusqu’à aujourd’hui, le géant français du BTP a bâti ministères, universités ou hôtels sur les ruines de la vieille ville. 
 

L’idéal communiste fonctionna moins bien au Turkménistan que dans les ouvrages de Lénine ou dans d’autres républiques socialistes.
 

Je n’ai pas manqué évidemment, en me promenant en ville, d’aller voir la statue que Saparmourat Niazov avait fait ériger à sa gloire au sommet de l’Arche de la Neutralité. Ses successeurs l’ont déplacé un peu à l’écart – pour un coût faramineux – et ont arrêté le mécanisme qui la faisait tourner avec le soleil. Mais ils ont laissé les monuments dédiés à son chien ou à sa mère, morte durant le dramatique séisme de 1948. Quant à la Neutralité, c’est la doctrine léguée par Niazov et reconnue par l’ONU elle-même. Le Turkménistan ne prend position sur rien. Il est reclus, il n’est pas de ce monde, quelque part entre autocratie nord-coréenne et indifférence suisse. 

Le Turkménistan que je découvre n’est plus celui de Saparmourat Niazov, mais il en est largement l’héritier. Après la mort du dictateur en 2006, un de ses ministres, Gurbanguly Berdymukhamedov, dont beaucoup d’étrangers ont renoncé à retenir l’orthographe translittérée, s’est imposé à la présidence. Presque aussi friand de sa personnalité que son prédécesseur, il s’est érigé une statue le représentant juché sur un cheval Akhal-Teké, la fierté du pays. Gurbanguly Berdymukhamedov s’est fait appeler Arkadag, « protecteur des Turkmènes » et a proclamé la « nouvelle ère » du Turkménistan dans un assouplissement subtile du pouvoir qui a notamment vu le régime des retraites réapparaître. Et s’il a accepté d’en passer par des élections, il les a chaque fois remportées avec des résultats dignes de républiques bananières. Mais alors qu’on le voyait gouverner jusqu’à sa mort, Gurbanguly Berdymukhamedov, a laissé le pouvoir à son fils, en 2022, au terme de quatorze années à la tête de l’État. En 2023, je découvre donc un Turkménistan fraîchement dirigé par un troisième président depuis la chute de l’URSS. Ce sont désormais les portraits de Serdar Berdymukhamedov qui peuplent la ville tandis que son père siège à la tête d’un sénat créé sur mesure pour sa retraite. La famille Berdymukhamedov continue de régner sur ce « Koweït de l’Asie centrale », voisin de la Corée du Nord ou de l’Érythrée dans les classements mondiaux de liberté de la presse.

 
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Seules les voitures de couleur blanche sont autorisées à Achgabat. Aux entrées de la capitale, la police s’assure que les véhicules sont bien assortis avec le marbre des tours d’habitation et des institutions. Il n’y a guère que les plaques diplomatiques qui permettent de déroger à la règle. Les Turkmènes ont dû repeindre leurs carrosseries pour pouvoir continuer à circuler. Et dieu sait si la voiture est reine dans cette ville aux artères magistrales, faite d’avenues plus que de rues et conçue pour dissuader toute déambulation. Les chauffeurs rechignent à freiner pour laisser passer les rares piétons, fussent-ils engagés sur des passages dédiés. Ils semblent au contraire appuyer sur l’accélérateur pour les dissuader. Les gens préfèrent se déplacer en taxis, peu chers, ou en bus, tous blancs évidemment.

J’ai quand même marché le long des grandes avenues propres et vides. Des perspectives entières de tours symétriques et identiques attendant parfois leurs nouveaux locataires. L’État propose des appartements par corps de métiers, par ministères. Les artistes dans l’un, les employés des compagnies gazières dans l’autre. Croiser un passant sur les trottoirs et les places relève de l’événement. On a plus de chance d’apercevoir des gardes aux uniformes kaki se confondant avec les cyprès torsadés des abords du palais, ou des femmes balayant la poussière venue du désert.

Quand on entreprend les Turkmènes sur la nouvelle Achgabat, ils répètent à l’envi que « la ville est propre ». Personne ne mendie, la ville est sans bouibouis, sans plus de gargotes, sans aucune échoppe. Ou bien relogées dans des kiosques standardisés. Pas de vendeur à la sauvette, de capharnaüm, de scories. Le bazar est devenu un marché bien rangé et le vieux « marché russe » n’a plus grand-chose à voir avec ses homologues d’Asie centrale où le fatras d’articles divers, de fruits, de légumes, de viande laisse un souvenir impérissable. « La ville est propre », une réussite incontestable qui compense les rigueurs du régime. Je n’ai guère vu à Achgabat qu’une vieille femme vendre quelques chaussettes sur un trottoir et m’en suis presque offusqué.

En voyant une statue dorée de Niazov au coin d’une rue, je demande en russe à un soldat si je puis l’immortaliser. « Niet », évidemment, si tant est qu’il ait compris ma question. La langue de Pouchkine est très parlée à Achgabat, notamment par les élites, mais les couches les plus modestes de la population parle surtout un turkmène ponctué de mots russes. J’en fais l’expérience avec certains chauffeurs de taxis ou des femmes de ménage qui me tiennent pour russe. Il reste une modeste communauté slave d’origine soviétique qui ne peut parfois même plus communiquer avec ses compatriotes. Ils se trouvent essentiellement dans la capitale, jusque dans les arcanes du pouvoir.

La dérussification a été de règle depuis la dislocation de l’URSS. La flamme éternelle à la mémoire des soldats soviétiques a notamment été déplacée à l’écart du centre. Mais l’un des quartiers les plus prisés pour ses rues ombragées et ses maisons à taille humaine n’est rien d’autre qu’un des derniers vestiges de la ville soviétique. Les Turkmènes ne sont pas toujours friands des relogements contraints dans les tours surplombant les avenues exposées au soleil brûlant. Surtout ceux qu’on déplace dans une nouvelle ville à l’ouest d’Achgabat. Récemment sortie du désert, elle a été baptisée Arkadag, comme Berdymukhamedov père. Un alignement sans fin d’immeubles blancs comme une maquette à taille réelle.

Le président, lui, réside dans une vallée du Kopet Dag aujourd’hui privatisée pour son seul usage. C’est là-bas seulement que les chaleurs estivales restent supportables. Les classes moyennes aiment y monter en voiture le temps d’un déjeuner au frais au-dessus des rares torrents. On s’y étend sur les tapchan, ces tables qui sont tout autant des lits. Autrement, il y a bien un téléphérique pour prendre un peu de hauteur, mais il est en panne. Il a pourtant coûté la bagatelle de 20 millions de dollars, l’entretien est en sus. 

 
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Je suis notamment au Turkménistan pour quelques interventions dans les universités. À l’institut des langues étrangères, l’accueil se veut très solennel et néanmoins chaleureux. La salle de conférence est pleine d’étudiantes vêtues de robes rouges, les cheveux ordonnés en deux nattes et d’étudiants en costumes noirs, coiffés d’un calot. Filles comme garçons prennent leurs notes sur des cahiers identiques. Un immense portrait du président sur fond de tapis turkmène surplombe l’estrade. Les professeures sont, elles, habillées d’étoffes vertes. C’est la première fois qu’un intervenant français s’exprime au sein de l’institut. On m’offrira au moment des adieux un bouquet si colossal qu’il faudra un sceau plutôt qu’un vase, ainsi qu’un gigantesque portrait de… moi-même.

À la séance des questions, quelqu’un lève la main pour me demander si je compte écrire un livre sur le Turkménistan. J’explique que les dix jours que m’offrent mon visa sont un peu courts pour prétendre rédiger un ouvrage. La même interrogation revient à chaque intervention, à l’institut, à l’université… Des questions en service commandé sans doute. Le régime n’aime guère qu’on prenne la plume à son sujet pour autre chose que le dithyrambe. 

Un exercice manié en revanche à merveille par une « journaliste » qui m’interroge le lendemain dans un couloir de l’université Magtymguly. C’est un campus idéal bâti par Bouygues et, s’il régnerait une certaine corruption pour obtenir une place à l’université, au moins est-elle bien équipée. Le cadreur ne fait guère qu’un plan fixe sur fond blanc. Il me faut ensuite répondre aux injonctions de la « journaliste ». D’abord décliner sa qualité puis broder quelque chose d’élogieux sur les prospères relations franco-turkmènes. « Maintenant, pouvez-vous remercier notre très respecté président ? » Mazette, comment se tirer de ce bourbier ? J’explique dans mon plus mauvais russe que je ne voudrais pas écorcher le nom du respecté président Berkhdimukhamedov. « Vous ne voulez pas le remercier pour votre venue ? » C’est à cet instant qu’on est venu me sauver des griffes de la télévision d’État.

Le soir, je regarde distraitement les chaînes turkmènes, redoutant de m’y voir. La chaîne nationale est à se décrocher la mâchoire. Une voix monotone rapporte les ordres du président dont prennent bonne note des ministres zélés. Une réalisation surannée et soporifique égraine des chiffres et des programmes de développement, évoque la récolte du riz ou du coton dont c’est la saison. Les images de réunions alternent avec les plans fixes de fonctionnaires paraphant à tout va des documents. Officiellement, tout va bien. En trente-deux ans, le pays, naguère essentiellement agricole, se serait converti aux technologies de pointe, multipliant les réalisations architecturales et garantissant à tous un bien-être social. Le Turkménistan est promis au plus bel avenir, un « futur lumineux », dans la droite ligne soviétique. Les Français se plaignent souvent d’une actualité trop anxiogène ? Et bien les médias turkmènes leur plairaient assurément. La guerre en Ukraine ou à Gaza, les Arméniens chassés du Haut-Karabakh, rien de tout cela n’existe vraiment. Pour avoir des nouvelles du monde, fût-ce par le prisme du Kremlin, il faut zapper sur les chaînes russes… 

Que faire d’autre le soir ? Au Turkménistan, tous les établissements baissent le rideau à 23 heures. Il n’y a guère qu’un club où les élites peuvent prolonger leurs agapes mais dans les rues tout s’est endormi depuis longtemps. On rentre vers ses pénates dans une ville aux lampadaires dorés sous des immeubles aux fenêtres souvent noires. Beaucoup de tours d’habitation sont encore vides. Les larges trottoirs sont déserts, des militaires aux larges képis montent la garde dans l’obscurité et seules les portes dorées des imposants ministères sont illuminées. Elles ne s’ouvrent jamais, le personnel rentre par derrière, par les cours. Le reste n’est qu’apparat. Même l’hôtel n’est accessible que par le parking. La porte-tambour qui donne sur le trottoir ne tourne pas. Je passe les premières nuits dans un établissement agréé, le temps de m’enregistrer auprès des autorités, comme naguère partout en URSS. Un hôtel huppé dont le luxe ne réside pas tant dans les dorures que dans une certaine liberté de communication. L’Internet y est « débloqué » dans les chambres. Pas dans le hall, ni le restaurant, uniquement dans les chambres… Il faut régler en dollars mais au moins échappe-t-on à l’arnaque du cours officiel. La monnaie nationale est délibérément surévaluée par les autorités. 3,5 manats pour 1 dollar au cours officiel quand on en octroie jusqu’à 20 sous le manteau. 

 
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Après une semaine à Achgabat, j’ai voulu partir vers le nord. Je m’élance un matin avec un chauffeur sur la route de Merv et ses cités zoroastriennes enfouies par les siècles et les sables… Voyager au Turkménistan relève néanmoins de la gageure. Les étrangers sont censés être chapeautés par des guides et les Turkmènes ne sont pas censés accueillir chez eux de voyageurs. Le temps d’une centaine de kilomètres j’ai le temps de contempler par la fenêtre les champs qui encadrent le canal du Karakoum, indispensable à l’approvisionnement en eau du Turkménistan. La route et le chemin de fer lui sont parallèle. C’est l’axe majeur du pays à travers le désert.

Je n’irai pas loin. Au bout d’une heure, un policier tend le bras au passage d’un des postes qui ponctuent la route. Cela n’a rien d’un contrôle de routine. L’homme au képi possède le numéro de la plaque à arrêter et jusqu’au nom du chauffeur que je ne connais pas moi-même. Malgré mes protestations, je n’aurai pas le droit de poursuivre ma route. On m’explique que je n’ai pas l’enregistrement nécessaire pour la région voisine dont je n’ai pourtant pas encore atteint la limite. Les coups de fil de l’ambassade de France auprès des affaires étrangères turkmènes n’y feront rien non plus. L’ordre d’arrêter mon voyage vient visiblement des services de sécurité, hérités du KGB. Les mêmes qui ont obtenu le numéro de la voiture par une surveillance quelconque. 
 

Les Turkmènes ne sont pas toujours friands des relogements contraints dans les tours surplombant les avenues exposées au soleil brûlant.
 

On voudra bien en revanche me laisser contempler le désert du Karakoum jusqu’au cratère de feu de Darwaza, un gisement de gaz qui n’en finit plus de brûler à ciel ouvert. L’occasion malgré tout de découvrir un autre Turkménistan, fait de quelques villages de chameliers. J’ai retrouvé là-bas l’Asie centrale telle qu’elle s’offre dans les pays voisins, mélange de fatras soviétique et de traditions renaissantes. Plutôt que des voitures immaculées, des camions parfois soviétiques et des side-cars chevauchés par des hommes au visage masqué contre la poussière. Des clôtures en bois mort, des rues de sable et des étals de magasins dégarnis. Quelques vieillards vêtus d’un long manteau en poil de chameau, coiffés d’une toque devant une petite mosquée en tôle. Achgabat n’était plus qu’un mirage. D’ailleurs on ne déménage pas comme cela à la capitale. Le Turkménistan pratique encore la propiska, cette domiciliation contraignante qui interdit de changer d’adresse à sa guise. 

D’autant que les Turkmènes quittent peu à peu le pays. Le dernier recensement effectué par les autorités a conclu à une population de 6 millions quand les diplomates murmurent que le vrai chiffre tournerait plutôt autour des 3,5 à 4 millions d’âmes. Les gens partent où ils peuvent et j’en ai fait autant au terme de mon visa. À la douane, alors que je demandais de l’aide au chef du poste-frontière pour remplir une déclaration en turkmène, il a lâché : « Alors la France c’est comment ? », « Je ne me plains pas », ai-je répondu prudemment. « Là-bas vous êtes libre », a-t-il affirmé à ma place.  

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Située dans une oasis du désert du Karakoum, la capitale turkmène a tout d’un mirage dystopique. Culte présidentiel, tours vides d’habitants, verrouillage de la presse… Bienvenue à Achgabat.   Dès la porte d’embarquement à Istanbul, j’ai laissé traîner mes oreilles. Il y avait là une équipe de sport rentrant au pays, des hommes d’affaires mutiques, des employés d’institutions internationales volubiles, des dames commentant en russe leurs achats au gigantesque duty free. Les passagers en partance pour ces destinations peu banales disent déjà quelque chose du pays. Nous attendions tous d’embarquer pour Achgabat, capitale du méconnu Turkménistan. Vol TK322, l’un des rares vers ce pays particulièrement fermé d’Asie centrale.  Depuis la guerre en Ukraine, le gigantesque aéroport d’Istanbul est devenu un hub stratégique, une sorte de Bosphore aérien, le passage le plus évident vers l’Asie depuis l’Europe. Il faut nécessairement en passer par ces terminaux flambant neufs pour rejoindre les républiques ex-soviétiques d’Asie. L’avion contourne dans la nuit l’Arménie qui entrave les velléités panturques. Le Turkménistan lui aussi est turcique, c’est écrit dans le titre.  Nous survolons la mer Caspienne et le désert. À côté de moi, on discute d’Achgabat. Une dame semble n’être pas revenue depuis longtemps au pays. Ses voisines lui vantent les beautés de la capitale tout en la mettant au parfum des réalités. La plupart des sites Internet globaux sont bloqués mais qu’à cela ne tienne, on y accède via un VPN, un réseau privé virtuel. Sur ce je m’assoupis une petite heure, après avoir renoncé à…

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