Nocturne et diaphane, féerique et fantomatique, inquiétant et réconfortant, pop et expérimental… Les oxymores ne manquent pas pour décrire Exit Simulation, premier album de Niecy Blues, qui a tiré ce titre-programme d’un roman de science-fiction lu durant les confinements consécutifs à l’irruption du Covid. L’Américaine Heather Sinclair, seule pilote du projet, a conçu ses treize pistes dans son propre studio, chez elle en Caroline du Sud. Elle y marie simplement, naturellement, une écriture méandrique ponctuée d’arrangements minimalistes à des structures progressives et des textures éthérées.
Dès le morceau d’ouverture, 1111, avec sa ligne de basse en suspension, son chant kaléidoscopique et son glacis synthétique, elle déplie la carte d’une galaxie aux confins des rêveries perturbées d’Archive, des expérimentations mystiques d’Alice Coltrane et des découpages-collages de la musicienne-plasticienne libanaise Jessika Khazrik. Dans U Care, pilier du disque, Niecy Blues approfondit cette topographie sinueuse et enneigée avant de s’autoriser sur la fin du morceau une sortie de route : une curieuse fausse jam session qu’on croirait tirée d’un enregistrement pirate de Sly and the Family Stone – échappatoire déjà à l’œuvre dans son Bones Become the Trees, impeccable single tendu, paru sur la plateforme Bandcamp en 2021.
Trip-hop originel
Grandie au sein d’une famille imprégnée de religion en Oklahoma, inspirée par le gospel et le r’n’b, Heather Sinclair revendique « la permission de s’imaginer partir ». Elle laisse ainsi libre cours à ses envies d’improvisation vocales, expliquant « ressentir une étrange force d’attraction et se laisser porter, en suivant les feuilles qui tourbillonnent… pendant des jours entiers ».
Publié par Kranky, pionnier du post-rock – le label, qui a fêté ses 30 ans en 2023, a notamment produit Low, Tim Hecker et Godspeed You! Black Emperor –, Exit Simulation renoue aussi avec le trip-hop originel, onirique et mélancolique, fruit des expérimentations de la scène de Bristol au tout début des années 1990, lorsque des artistes britanniques, en premier lieu Smith & Mighty, Massive Attack puis Portishead, se mirent en tête d’exploiter à fond les possibilités du studio d’enregistrement. Alliant les innovations esthético-techniques du hip-hop et des musiques électroniques (machines, platines, sampling, culture de la rue et futurisme) à la noirceur du post-punk, à la profondeur du dub, aux élans psychédéliques du jazz ou à l’abstraction des musiques de films, ils réussirent à régénérer durablement une soul music alors en voie d’empoussièrement.
Exit Simulation de Niecy Blues, Kranky Records, 2023.