Crise passions

Frank Subiela

Une crise n’est pas tant la conséquence d’un incident que le résultat de sa représentation. Autrement dit, c’est le récit que l’on s’en fait, et tout ce qu’on y projette, qui transforme l’événement.

 

Rarement le mot crise aura à ce point été utilisé, exploité, manipulé dans l’ensemble des publications et retransmissions planétaires. Si le compte des occurrences dudit mot a explosé, nous en connaissons les nombreuses et tangibles causes. Elles s’imposent ces jours-ci comme des évidences. Pourtant, au risque d’apparaître passablement vétilleux, nous devons souligner ici que l’analyse des phénomènes de crise auxquels se réfèrent les observateurs empressés correspond systématiquement à une contre-vision du monde ou, pour caricaturer leur attitude, à une observation par le petit bout de la lorgnette. Et cela parce que la notion même de crise doit être abordée avec quelques précautions simples que les commentateurs semblent, hélas, mépriser avec toute l’inconséquence des idées reçues. Car il est définitivement faux de croire qu’une crise est toujours la traduction d’un accident malheureux: nombre de crises ne prennent racine dans aucun événement particulier ou dans des situations si anecdotiques qu’il est vain de vouloir retisser a posteriori le fil qui les y rattacherait. À l’inverse, bien des faits qui arborent la pourpre du drame tombent si vite dans l’oubli qu’on en arrive à douter qu’ils ne se soient jamais produits. Pour quelle raison?

C’est bien la question du diagnostic qui semble échapper à celles et ceux qui se livrent à l’analyse des situations de crise, les conduisant à échafauder les interprétations les plus fallacieuses. Nous n’évoquerons dans ces lignes que les crises qui concernent les entreprises, les services publics, les gouvernements, car tel est notre domaine. Et lors de ces épisodes qui ébranlent nos institutions, affolent les populations, font frissonner l’espace médiatique, on remarquera toujours les deux mêmes présences qui conditionnent ces soubresauts.

Deux figures apparaissent à chaque crise, indissociablement liées: l’une est le public, c’est-à-dire chacun d’entre nous sans être précisément l’un de nous, et l’autre les médias auxquels nous associons les réseaux sociaux. Soyons précis: il ne saurait y avoir de crise sans que ce Janus à deux visages ne se saisisse de la situation. Un événement (accident, catastrophe…) existe par lui-même, bien sûr, mais il n’est pas le moteur de la crise qui, si elle surgit, est à considérer comme un phénomène distinct, non strictement contingent, séparé du fait initial. 

C’est là que l’analogie entre structures biologiques et sociétales (l’organicisme) trouve une première limite: le rapport entre infection et fièvre n’est pas applicable quand on cherche des correspondances entre faits et crises. Ces dernières sont des phénomènes de représentation. Exclusivement. Une crise est un récit, pas le simple constat d’un dérapage. Elle est la projection en temps réel d’interrogations, de frustrations, d’angoisses, de peurs, de craintes idéologiques. C’est aussi le cas pour la rumeur, à ceci près qu’alors, le public devient son propre médium. Mais la rumeur est bien, structurellement, un pur phénomène de crise.

Est-il si difficile d’admettre qu’une crise ne soit que le résultat d’une représentation? Et sa gravité – son étendue, pour faire simple, hors ses conséquences – fonction du degré de partage de ladite représentation? Sans doute si l’on considère, à tort, l’information factuelle comme prévalente sur l’idée que chacun ou chacune ébauche sur tel ou tel fait, réel ou imaginaire. Car le fait, dépouillé de toute émotion, dénué de tout pathos, ne peut en lui-même soulever la moindre passion. Si c’est le cas, c’est que le mécanisme d’interprétation, qui amorce celui de représentation, a déjà commencé. Il devient alors bien plus évident pour le public de trouver à son goût le fait ou le pseudo fait. Quels que soient notre milieu social et notre âge (à partir du moment où l’on est capable de raisonner), rien ne changera objectivement notre façon d’appréhender une information: elle a de la saveur ou en est totalement dépourvue; elle entre dans notre champ d’intérêt ou en est exclue. N’est-ce pas précisément ce qu’écrivait Jean-Noël Kapferer en 1987 dans Rumeurs, le plus vieux média du monde (éd. du Seuil): «Si l’information ne satisfait aucun désir, ne répond à aucune préoccupation latente, ne fournit d’exutoire à aucun conflit psychologique, il n’y aura pas de rumeur. Au contraire, des phrases anodines, des confidences innocentes sont happées et deviennent rumeur car leur consommation présente un intérêt.» Kapferer ne faisait que reprendre à son compte – fort à propos, convenons-en – l’aphorisme de l’un des pères du pragmatisme, William James, qui énonçait voici plus d’un siècle qu’«une idée n’est jamais vraie ou fausse, seulement profitable».

Prenons pour exemple la situation de crise – fort mal gérée! – dans laquelle s’est engluée l’entreprise Coca-Cola à partir du 8 juin 1999, quand plus de 300 personnes se trouvèrent prises de sérieux malaises au Benelux et dans le nord de la France, toutes, selon leurs dires, après avoir bu une canette de Coca (ou d’autres boissons de la marque). Passons sur les millions de litres de soda détruits à cette occasion, mettons de côté les articles plus ou moins fantaisistes incriminant la présence de raticide sur les palettes de soda utilisé pour écarter le risque de leptospirose, ou l’invraisemblable surdosage accidentel de gaz carbonique dans les canettes. Le fait est que l’usine de Dunkerque, qui approvisionnait tout le nord de l’Europe en sodas de la firme d’Atlanta, s’était retrouvée prisonnière d’un monstrueux maelstrom médiatique sans pouvoir se disculper en apportant la preuve de l’innocuité de sa production.

L’Agence française de sécurité sanitaire et des aliments, nouvellement créée, avait fini par autoriser, le 25 juin de la même année, le retour sur le marché des célébrissimes canettes, constatant l’absence de tout risque pour le consommateur. Mais il est impossible de déclarer qu’il ne s’était rien passé. Las! Une lourde crise industrielle venait de surgir, portée par ces nombreux cas suspects tôt devenus une réalité épidémiologique qui s’était réverbérée dans les médias. Une équipe de l’Institut Pasteur, mobilisée à cette occasion pour tenter de dépister (avec d’autres officines scientifiques) les agents pathogènes responsables des troubles digestifs sévères constatés, rendait quelques semaines plus tard ses conclusions que l’on peut résumer ainsi: «psychose collective».

Comprenons-nous bien: la situation de crise vécue à l’époque par la branche européenne de Coca-Cola a non seulement été réelle, mais aussi sévère, avec près de 10% de baisse des ventes au bout d’une semaine d’échos médiatiques. Ceci alors que l’usine d’embouteillage de Dunkerque était irréprochable. Et qui plus est, sans l’amplification des réseaux sociaux qui n’existaient pas encore.

Qu’a-t-on pu alors reprocher à la firme d’Atlanta ou à sa succursale française? D’être américaine, ou américanisée? De symboliser la malbouffe? De se considérer au-dessus des agitations populaires? Sans doute un peu tout cela. Il est certain que les tropismes culturels influencent en profondeur le regard que nous portons sur nos voisins. À plus forte raison quand nous touchons un secteur sensible comme l’agro-alimentaire qui demeure, en France, prédisposé aux crises. En témoigne celle de la vache folle, dans laquelle nous étions plongés au moment de l’affaire Coca-Cola.

Et puisque nous évoquons la crise de la vache folle dans notre pays, rappelons que son origine géographique – la Grande-Bretagne, notre meilleur ennemi – en fut davantage le déclencheur que la révélation du nombre de morts qu’on peut lui imputer: la maladie de Creutzfeldt-Jakob, liée à l’ingestion de viande contaminée, provoqua chez nous (hélas! car c’est toujours trop) 23 décès entre 1996 et 2007, au plus fort de la crise, soit deux morts par an en moyenne, c’est-à-dire environ dix fois moins que les décès occasionnés chaque année par les piqûres de guêpes ou de frelons. La crise ne pouvait donc pas avoir comme déclencheur ce que les médias nomment si joliment la théorie du mort-kilomètre et qui décrit la gourmandise du public pour les faits et chiffres morbides. Le 22 avril 2022, une explosion dans une raffinerie illégale d’hydrocarbures dans le sud du Nigéria faisait 110 morts. Crise? En France, bien sûr que non. Cet événement, malgré toute sa brutalité, en dépit de toute son horreur, ne frôla à aucun moment nos angoisses culturelles, n’alimenta pas notre récit national, ni ne fournit d’exutoire à nos conflits psycho-sociaux, pour paraphraser Jean-Noël Kapferer.

Soyons clairs: la crise pénètre notre quotidien par effraction, avant de se substituer à lui. Mais elle ne peut le faire qu’à la seule condition que nous lui ayons entrouvert la porte. La seule bourde commise en juin 1999 par The Coca-Cola Company est d’avoir cru qu’elle avait la clef de la porte en question et que son mutisme – ou sa réaction très tardive, ce qui revient au même – allait maintenir cette porte fermée comme elle le souhaitait. À ceci près qu’il y a autant de portes que de personnes avec une psyché suffisamment accueillante pour se sentir concernées par la situation et qui, dès lors, vont composer le public de la crise. Six mois après l’affaire Coca-Cola Europe, le PDG de la firme, Douglas Ivester, présentait sa démission au conseil d’administration. Il avait été nommé à peine deux années auparavant.

Traiter une crise très largement médiatisée est une course contre la montre. La World Company le savait parfaitement. Mais ces heures ténues, où l’on a encore une chance de stopper l’hémorragie, d’immobiliser la dégradation de l’image, n’appartiennent déjà plus aux acteurs de la crise qui débute. Car passé le choc post-événementiel, c’est-à-dire une fois franchie cette courte phase d’hébétude face à l’information encore dans sa gangue, non interprétée, le public commence sa quête de responsabilités – ou plutôt de responsables, ce qui n’est, bien sûr, pas tout à fait la même chose. Et les réseaux sociaux, où il est si tentant de s’ériger en procureur, voire en bourreau, deviennent immédiatement la caisse de résonance de cette partie de chasse. La matière première de la crise – événement, rumeur, simple information (manipulée ou non) – sitôt saisie se fond dans ce phénomène de projection collectif. La crise naît à cet instant, et seulement là.

Il n’est cependant pas question d’envisager les médias comme instigateur de la crise, quand bien même certains d’entre eux auraient, en amont, facilité l’adhésion du public à telle ou telle représentation de monde en distillant les pièces d’un canevas symbolique complaisant. Faire des médias les imprégnateurs systématiques des présupposés idéologiques (concept cher à Pierre Bourdieu), c’est oublier un peu vite qu’ils sont le miroir de leur public et n’ont pas comme mission – ou alors très à la marge – de forger en profondeur l’esprit critique des braves citoyens. L’idée contraire pourrait bien procéder d’une douce naïveté. Être l’écho du monde est déjà suffisamment ambitieux.

Mais, s’il est à ce degré admis qu’une crise est un phénomène de représentation, peut-on déclarer qu’aucune ne saurait être autre chose? Une catastrophe sanitaire internationale, des émeutes à la périphérie des villes, des conflits armés dits «de haute intensité» se transformeraient-ils en crises pour la seule raison qu’ils seraient les supports de nos fantasmes projetés? Le prétendre paraît périlleux. Pourtant, aucune personne sensée ne négligera l’investissement de la psyché quand il s’agit de saisir ce type d’événement.

L’exemple du covid est à ce propos, et sans jeu de mots complaisant, un parfait cas de laboratoire. Car, si à l’événement sanitaire a bien correspondu une crise internationale où se sont entremêlés les querelles – scientifiques, politiques, géopolitiques, sociétales, économiques – et le long cortège des drames humains, il n’en reste pas moins vrai que la situation a été particulièrement propice aux phénomènes de projection. Nous pourrions nous contenter du mystère qui entoure toujours l’origine du SARS-CoV-2, bien sûr, d’autant que jamais, depuis l’après-guerre, une zoonose d’une telle ampleur n’est restée orpheline d’hôte animal intermédiaire quatre années après le premier cas recensé. Il nous suffirait d’ajouter le comportement peu partageur des autorités chinoises à propos du laboratoire de Wuhan pour plonger une bonne partie de notre planète dans les délices complotistes et les conspirations des rogue nations coalisées. Le covid nous aura tout de même offert l’occasion de briller en société car, sans elle, nous n’aurions jamais su utiliser ultracrépidarianisme au moins trois fois par conversation.

Mais le tsunami économico-sanitaire a bien alimenté nos angoisses, et nul doute que le vecteur médiatique et, surtout, celui des réseaux sociaux ont porté haut les surfeurs immobiles que nous étions alors, exploitant l’unité de lieu et de temps qu’était devenu pour nous le confinement. Chacun allait, à partir de là, s’abandonner aux constructions les plus erronées nourrissant de croyances pseudoscientifiques le narratif de la situation. Mais auparavant? De la peste noire au XIVe siècle émergea une longue complainte pénitentielle qui servit de catharsis, comme en témoigne à l’époque la généralisation de la prière mystique.

Il faut bien admettre que l’épidémie, qui décima un tiers de la population européenne en l’espace d’une dizaine d’années, fut effroyable, peut-être la pire de toutes les crises sanitaires connues. Mais il est non moins certain que jamais l’angoisse et les croyances de populations sachant peu lire ne purent trouver un écho dans une presse écrite qui, de toute façon, n’existait pas encore. L’acte de contrition collective pouvait ainsi sembler une réponse évidente face aux ravages de la bactérie Yersinia pestis, autant qu’il les sublimait, ajoutant ce qu’il fallait de tragédie surnaturelle pour que ce cataclysme devienne une crise totale.

En réalité, rien, ou presque, n’a changé. Une crise, mécanisme de défense, est toujours une procession de croyances qu’il faut considérer comme la sève même du phénomène. C’est pourquoi, et quelle que puisse être la responsabilité institutionnelle, le public de la crise retrouvera inévitablement ce geste archaïque qui consiste à déplacer sa peur pour en investir le totem désigné: l’entreprise, l’État, l’organisation, l’étranger... Nous aimons, pour nous en convaincre, relire Freud qui écrit dans Malaise dans la civilisation: «Quand un malheur l’a frappé, [le primitif] ne prend pas la faute sur lui; il la met au contraire sur le compte du fétiche, lequel évidemment n’a pas rempli ses devoirs; puis il le roue de coups au lieu de se punir lui-même.» Il n’y aurait, d’ailleurs, qu’une seule vraie punition: l’obligation d’être lucide.

La crise se nourrit de nos représentations, et ce sont bien nos fantômes projetés qui saisissent l’événement ou le non-événement et en font un objet de crise. Nous pourrions, parvenus à ce point, assimiler tout processus de crise à une illusion. Mais, parler d’illusion n’est pas le sujet car s’il n’est pas raisonnable de croire aux fantômes, il est tout aussi déraisonnable de ne pas croire ceux qui en ont vus. 

 

Spécialiste de la communication de crise, diplômé en communication sociale et politique, Frank Subiela dirige l’agence JPF depuis 1991. Il enseigne à l’Essec-IMD, à l’École de médecine (Paris V René-Descartes), à l’Estacom et au Cesal.

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Une crise n’est pas tant la conséquence d’un incident que le résultat de sa représentation. Autrement dit, c’est le récit que l’on s’en fait, et tout ce qu’on y projette, qui transforme l’événement.   Rarement le mot crise aura à ce point été utilisé, exploité, manipulé dans l’ensemble des publications et retransmissions planétaires. Si le compte des occurrences dudit mot a explosé, nous en connaissons les nombreuses et tangibles causes. Elles s’imposent ces jours-ci comme des évidences. Pourtant, au risque d’apparaître passablement vétilleux, nous devons souligner ici que l’analyse des phénomènes de crise auxquels se réfèrent les observateurs empressés correspond systématiquement à une contre-vision du monde ou, pour caricaturer leur attitude, à une observation par le petit bout de la lorgnette. Et cela parce que la notion même de crise doit être abordée avec quelques précautions simples que les commentateurs semblent, hélas, mépriser avec toute l’inconséquence des idées reçues. Car il est définitivement faux de croire qu’une crise est toujours la traduction d’un accident malheureux: nombre de crises ne prennent racine dans aucun événement particulier ou dans des situations si anecdotiques qu’il est vain de vouloir retisser a posteriori le fil qui les y rattacherait. À l’inverse, bien des faits qui arborent la pourpre du drame tombent si vite dans l’oubli qu’on en arrive à douter qu’ils ne se soient jamais produits. Pour quelle raison? C’est bien la question du diagnostic qui semble échapper à celles et ceux qui se livrent à l’analyse des situations de crise, les conduisant à…

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