Souvenirs des printemps perdus

Tania Sollogoub

Rester fidèle à ses premières émotions politiques permet de garder le cap dans le désarroi actuel.

 

Notre façon de regarder et de comprendre le monde se forme au contact de nos familles, au fil de nos rencontres, de nos premières lectures et de nos premiers films. Mais elle garde aussi la trace de nos premières émotions politiques, lorsque l’on comprend soudain qu’on vient de croiser quelque chose d’important, de puissant, qui dépasse nos histoires personnelles. Nous avons tous ressenti cela un jour, non? Or, dans le désarroi idéologique où nous sommes, ces premières émotions politiques deviennent essentielles en nous guidant dans le noir.

Pour ma part, bien avant les images de l’Irak et de ces atroces virgules noires – des gens – tombant d’une tour à New York, deux dates de l’été 1989 ont compté. Gorbatchev dirige l’URSS depuis 1985, le Mur n’est pas encore tombé. Le 5 juin, des reporters étrangers envoient des images de Pékin. Un jeune homme, un sac plastique dans chaque main, bloque le passage de tanks vers la place Tian’anmen. Scène éternelle pour ceux qui l’ont vue. «Tankman», comme on l’appellera plus tard, empêche les chars de passer. Puis il saute sur l’un d’eux, discute avec les conducteurs. Quatre personnes finissent par l’écarter, sans doute des policiers en civil. Son nom est incertain mais les recherches indiquent qu’il a été exécuté. Pourtant, sa photo a fait le tour du monde et le tour de la Chine. Elle a incarné une chose essentielle dans nos cartes mentales d’alors, qui travaille encore nos cartes mentales d’aujourd’hui: une vision nette de la force de l’esprit contre la force physique. Nos gouvernants peuvent prendre notre terre et nos corps, mais non nos âmes, disait Gandhi.

Deux mois plus tard, le 23 août, survient «la Voie balte». Ce jour-là, deux millions de Lettons, d’Estoniens et de Lituaniens forment une chaîne humaine de 687 kilomètres reliant les capitales de trois petits pays. Ils réclament sans violence un avenir libre, qui leur sera donné en 1991. Je me souviens très bien des images de ces trois peuples se tenant par la main, de ces visages ressemblant un peu à ceux d’un Mai 68 oublié. J’avais 22 ans et j’ai pleuré de joie, submergée par cette fraternité immobile. Cette fois, bien que risquée, l’action était joyeuse. Et immense. Les Baltes semblaient faire écho à la longue marche de Gandhi en 1930: des milliers d’Indiens avaient alors franchi 390 kilomètres en quatre jours, réclamant l’abolition du monopole de l’État britannique sur la distribution du sel. Essayez, écrivait alors Gandhi, de calculer le temps qu’il faudra aux Anglais pour pendre 300 millions de personnes...

Le 6 février 2014, je retrouvais cette sensation de vivre un moment transgressif de l’histoire sur la place Maïdan, à Kiev. J’avais réservé dans un petit hôtel près du centre, au-delà des barricades: le taxi n’avait pu m’y déposer. De ma chambre, on voyait ces barricades et l’immense drap à l’effigie de Gandhi tendu au milieu... Je me souviens aussi du bric-à-brac: sable, roues de vélo, chaises, et même des sacs Leroy Merlin, les plus solides – un n’importe quoi très émouvant. Maïdan, c’était un village de Gaulois, des tentes hétéroclites, des baraques de bois, des commandements de quartier dans des yourtes et des rangées de latrines puantes. Peut-être que les Américains manipulaient le mouvement, que la géopolitique russe s’y dessinait déjà.

Mais il y a quelque chose dans les révolutions qui échappe à tous les Machiavels: la force d’une idée, qui peut aller de l’Inde à Kiev; et la force d’anonymes décidant un jour d’empiler des chaises les unes sur les autres. On peut certes les y inciter par l’information et l’émotion, mais on ne contrôle pas la suite. À Maïdan, il y avait des gens de toutes les régions, y compris russophones. Militaires, étudiants, agriculteurs, citoyens ordinaires révoltés par la corruption du gouvernement et qui apportaient à manger aux insurgés. C’était la bataille de l’hiver, il fallait tenir par -20°C. Des feux étaient allumés dans des conteneurs, on se relayait dehors pour touiller la soupe dans d’immenses marmites. On étalait du miel sur des tartines épaisses. On parlait de liberté. Et il y avait cette estrade où, toute la nuit, des gens faisaient des discours et récitaient des poèmes. Le dimanche, un million de personnes se promenaient sur les barricades entourées par les forces de l’ordre. Des mamans en chapka, leurs petites filles à la main, nattes blondes et pompons roses, des grand-mères, beaucoup, des sourires, beaucoup.

À mon retour, le douanier m’a demandé ce que j’avais dans mon sac à dos. J’ai failli lui répondre: une sacrée dose de fraternité et de courage. Tian’anmen n’avait duré que deux mois, Maïdan quatre, mais c’est si profond, les racines d’une idée. Si puissant. Peu importe la suite, je veux me souvenir des pompons roses et des fillettes heureuses de ces journées-là.

À quoi donc tout cela sert-il aujourd’hui? L’Ukraine brûle et désespère; les étudiants de Hong Kong ont tenté de reproduire la Voie balte, plus personne ne s’en souvient. Louisa Lim a fait une enquête, en 2015, à la sortie des campus chinois: 15 étudiants sur 100 seulement reconnaissent la photo de Tankman. La marche de Gandhi fut critiquée quand des mères tendaient leurs enfants sous les bâtons, dans une exaltation proche de celle des martyrs. Ces enthousiasmes sont-ils inutiles, dangereux? Le beau geste produit-il toujours le pire? C’est le risque que pointait Alfred Hirschman dans une étude sur deux siècles de discours contre-révolutionnaires: toute tentative de modifier l’ordre existant tend à produire des effets inverses au but recherché.

Mais le souvenir de ces moments de fraternité aura de l’importance à l’avenir. Je l’espère et je le crois. D’abord parce qu’ils rappellent que l’histoire n’est pas seulement celle du pouvoir et des frontières mais aussi celle des peuples et des invisibles, qui détournent parfois les scénarios attendus. Leur incarnation peut être un homme, une femme ou un enfant, à l’instar de Tankman ou de cette foule unie de Vilnius à Riga. À l’heure où le pouvoir se personnifie de plus en plus dans les démocraties comme dans les autocraties, se dire que les grands de ce monde ne tiennent pas toutes les rênes de nos destins est rassurant.

Deuxième leçon: les foules ne sont jamais juste stupides, aveugles et haineuses. Elles peuvent être aidantes, brusquement courageuses, selon ce qu’elles pensent d’elles-mêmes, de ce qu’elles portent de rêve, de leurs croyances et de leurs espoirs.

Enfin, se souvenir de ces moments tels qu’ils étaient, de leur intensité, est une façon de résister à la récupération idéologique. Avant d’être perçu comme le point zéro d’une guerre entre Russie et Occident, Maïdan était d’abord un réel élan populaire contre la corruption, comme les printemps arabes. Ce qui fait la force d’une idée, de la fraternité, c’est de ne pas se laisser déposséder de ses propres souvenirs. C’est ainsi, seulement, qu’on pourra transmettre à nos enfants, dans un autre monde et un autre temps, la magie préservée d’une humanité qui se tient parfois par la main. 

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Rester fidèle à ses premières émotions politiques permet de garder le cap dans le désarroi actuel.   Notre façon de regarder et de comprendre le monde se forme au contact de nos familles, au fil de nos rencontres, de nos premières lectures et de nos premiers films. Mais elle garde aussi la trace de nos premières émotions politiques, lorsque l’on comprend soudain qu’on vient de croiser quelque chose d’important, de puissant, qui dépasse nos histoires personnelles. Nous avons tous ressenti cela un jour, non? Or, dans le désarroi idéologique où nous sommes, ces premières émotions politiques deviennent essentielles en nous guidant dans le noir. Pour ma part, bien avant les images de l’Irak et de ces atroces virgules noires – des gens – tombant d’une tour à New York, deux dates de l’été 1989 ont compté. Gorbatchev dirige l’URSS depuis 1985, le Mur n’est pas encore tombé. Le 5 juin, des reporters étrangers envoient des images de Pékin. Un jeune homme, un sac plastique dans chaque main, bloque le passage de tanks vers la place Tian’anmen. Scène éternelle pour ceux qui l’ont vue. «Tankman», comme on l’appellera plus tard, empêche les chars de passer. Puis il saute sur l’un d’eux, discute avec les conducteurs. Quatre personnes finissent par l’écarter, sans doute des policiers en civil. Son nom est incertain mais les recherches indiquent qu’il a été exécuté. Pourtant, sa photo a fait le tour du monde et le tour de la Chine. Elle a incarné une chose essentielle dans nos cartes mentales d’alors,…

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