La romancière a longtemps incarné une génération X trash, avide des excès de la nuit parisienne, de techno et de rock. Puis vint l’exil choisi en Bretagne. En 2023, le prix Renaudot la remet dans la lumière. Et sur le chemin de la ville.
Au téléphone, un blanc, puis l’aveu d’une impuissance. Trois mois après l’obtention du Renaudot, Ann Scott a encore du mal à en mesurer les effets. «Comme si cela était arrivé à quelqu’un d’autre. C’est d’autant plus irréel qu’avec ce livre, je suis passée de presque rien à trop de tout», se lance-t-elle, hésitante. Les Insolents, son huitième roman, paru en août dernier chez Calmann-Lévy, a plus que peiné à exister dans la presse jusqu’à ce 7 novembre. Depuis, articles et passages en radio et télé s’enchaînent, chacun faisant son miel du parcours de cette romancière singulière. Et les ventes suivent. Près de 60000 exemplaires début janvier, là où ses deux précédents livres n’avaient pas dépassé les 1500 ventes. «La seule chose que ce prix a changé, finalement, c’est de voir les gens avec qui je travaille [Calmann-Lévy] heureux, de voir tout un immeuble sourire. Quand on a été soutenue dans l’adversité, on ne peut pas être indifférent à cela», conclut-elle.
L’engouement médiatique, les bonnes ventes, Ann Scott les a pourtant déjà connues. C’était en 2000, à la sortie de son second roman, Superstars (éd. Flammarion), qui en fit la sensation littéraire chic et trash de l’époque avant que son aura ne faiblisse jusqu’à un semi-oubli que son départ de Paris pour la Bretagne, en 2019, a comme entériné. Cet exil, qui est aussi le sujet des Insolents, était plus motivé par une lassitude de cette ville à laquelle elle a «consacré cinquante ans de sa vie», comme elle l’explique lors d’une rencontre en septembre dernier. S’isoler dans un coin un peu perdu du Finistère était un choix radical pour cette ancienne reine des nuits techno-queer parisiennes qui résidait dans le quartier surpeuplé et animé du Marais. La seconde fois qu’on la croise, elle vient de recevoir le Renaudot. Tandis que le champagne coule à flots dans les locaux de son éditeur, elle carbure au Coca, accueillant les félicitations des invités avec une émotion et une humilité non feintes. Celle qui incarnait les excès en tous genres et une forme de morgue punk s’est, au fil des ans, réinventée en ascète. Son apparence témoigne, en revanche, d’une forme de permanence: silhouette androgyne, éternel uniforme jean-pull léger-baskets, minois pointu, cheveux courts et, dans le cou, le tatouage d’hirondelle qu’elle arbore depuis ses 16 ans.
Celle qui incarnait les excès en tous genres et une forme de morgue punk s’est, au fil des ans, réinventée en ascète.
Le Renaudot signe autant une reconnaissance qu’un retour en grâce. Superstars l’avait érigée en figure littéraire de la génération X hexagonale, comme son ex-colocataire Virginie Despentes ou Guillaume Dustan, disparu en 2005, qui en fut l’avatar gay le plus extrême. De la première, rencontrée en 1994 à un concert de Hole, le groupe de Courtney Love, elle admire «l’urgence, la manière unique de s’adresser aux femmes» et du second, «la profondeur, le désespoir et la transgression». «Moi j’écrivais davantage pour parler aux jeunes, à ceux qui se sentaient seuls», ajoute t-elle pour se situer dans cette trinité qui a fait bouger les lignes du roman français et incarné l’underground culturel parisien, la punk attitude et l’hédonisme sexe-drogues-musique des années 1990.
Rien ne prédisposait pourtant la romancière à ce mode de vie bohème et rock’n’roll. Issue d’un milieu bourgeois et aristocratique, Ann Scott est née en 1965 à Boulogne-Billancourt, d’un père publicitaire et collectionneur d’art moderne et d’une mère psy reconvertie dans la photographie. Des parents dont elle parle avec une grande tendresse. Le premier, disparu d’une crise cardiaque pendant l’écriture des Insolents, est l’objet d’une adoration toujours intacte. Quand elle a appris qu’elle avait obtenu le Renaudot, Ann Scott a murmuré «Oh, Papa!» «C’était son rêve que j’obtienne un prix. Il avait ce côté à l’ancienne, attaché aux reconnaissances officielles.» Elle a ensuite déposé le bandeau du prix sur la tombe du défunt. Lors de la proclamation, elle a aussi immédiatement appelé sa mère. Le couple s’était séparé pendant sa petite enfance. Ann Scott a vécu la plupart du temps «en enfant-roi» avec sa mère, dans une grande maison près de Versailles, qui abritait aussi sa grand-mère, son arrière-grand-mère, ses tantes, grand-tantes, toutes d’origine russe, qui avaient fui la révolution de 1917. De cette branche maternelle, Ann Scott a gardé le goût des icônes et une forme religiosité un peu païenne.
Ainsi, le matin précédant la proclamation du Renaudot, elle va à Saint-Sulpice brûler un cierge à la mémoire de son père. Un peu par hasard, elle l’allume sous le vitrail de saint Antoine de Padoue, patron des choses perdues et apôtre de la miséricorde. Persuadée de finir perdante, elle prie: «Mon Dieu, aidez-moi à retrouver confiance pour continuer à écrire même si je ne gagne pas.» De cette famille de Russes blancs exilés, Ann Scott a aussi hérité un esprit nomade. «Du moment que j’ai quatre murs et un toit, je peux vivre n’importe où avec quelques fringues et quelques livres.» Elle a ainsi résidé dans la moitié des arrondissements de Paris, du 1er au 16e. «Elle n’arrive pas à se poser, il faut qu’elle se sente toujours prête à repartir. Dans tous les appartements qu’elle a occupés, les cartons n’étaient jamais entièrement déballés et les livres s’entassaient à même le sol», raconte son éditrice et amie, Delphine Mozin Santucci. «Son besoin de liberté doit constamment se ménager des possibilité de fuir, de partir vite. C’est existentiel.»
À partir du collège, elle intègre le Couvent des oiseaux, pensionnat religieux BCBG du 7e. Autre marqueur social sélect, dès ses 12 ans, sa famille l’envoie chaque été en Angleterre. Tout concourt à cette bonne éducation, encore perceptible qui lui permet, le cas échéant, de polémiquer avec grâce. «Elle a toujours eu cette double identité, chic-aristo et rock’n’roll», confirme la traductrice et romancière Simonetta Greggio, avec qui elle a partagé un appartement au début des années 2000. L’auteure italienne se souvient de sa rencontre avec Ann Scott, qui venait d’emménager dans son immeuble: «Elle était comme un félin qu’on ne peut approcher qu’à tout petits pas et qui, tant qu’il ne l’a pas décidé, ne vient pas vers vous.» Scott, qui vient de publier Superstars, l’impressionne. «Très belle, silhouette longue, visage en triangle, grands yeux bruns-verts, un vrai chat abyssin.» Elles deviennent proches et Simonetta Greggio découvre sous le caractère sauvage et trempé une âme «sensible et délicate».
Le côté rebelle s’épanouit à l’adolescence. L’école, qu’Ann Scott arrête en seconde, ne l’intéresse pas. La fête et la transgression, beaucoup plus. À 14 ans, pour suivre «un garçon dont elle est amoureuse» – la passion, sans restriction de genre, est chez elle un moteur récurrent –, elle commence à fréquenter ces boîtes pour ados du 8e qui donnent l’illusion de la nuit les samedis et dimanches après-midi. Elle découvre la soul, le funk, le disco mais aussi le courant néo-mod, incarné par The Jam, ou le ska, qui cartonne avec Madness et The Specials, dont elle adopte le vestiaire à la fois urbain et élégant. Elle sort aussi au Keur Samba, club afro mythique de la rue La Boétie, où ont été tournées des scènes de Frantic de Polanski, «un précipité visuel de ce que fut le Paris des années 1980». Plus tard, elle hante le Palace et les Bains Douches, symboles de la nuit décadente chic, mais aussi les concerts de rock, plein de larsens et de sueur, notamment au Gibus, Ann Scott refuse de choisir son camp. «Les concerts rock, c’était pour crier et sauter partout, les boîtes et la disco pour l’hédonisme et la tension sexuelle.» Au Gibus, elle assiste à un concert de l’icône punk-glam Johnny Thunders. Elle est aussitôt fascinée par l’archétype christique du musicien junkie: mélodies mélancoliques, paroles désespérées, allure efflanquée, look dandy savamment négligé, visage dissimulé sous un chapeau toujours planté d’une seringue.
Elle a découvert Thunders grâce à une de ses amies de l’époque, Sofi, petite reine des nuits de Pigalle, surnommée «la Duchesse». À 16 ans, elle part à Londres, creuset du vrai rock depuis les années 1960. Ce voyage initiatique grisant mais dangereux, beaucoup de jeunes Français de sa génération, déjà nostalgiques – la révolution punk est finie – et qui se rêvent en stars underground, l’ont fait dans les années 1980. On prenait le train, le ferry et encore le train, on arrivait à Londres, on ouvrait un squat dans un immeuble à l’abandon comme il y en avait encore tant dans les quartiers malfamés de la capitale anglaise, on montait des groupes. Pour Ann Scott c’est le début d’une période de formation à la fois glamour et déglingue. Elle joue de la batterie dans des formations de seconde zone imitant The Damned, et devient mannequin. Grâce à son physique singulier, elle défile pour John Galliano et Vivienne Westwood et pose pour des magazines pointus comme The Face. Elle s’entiche du chanteur du groupe de glam métal Hanoï Rocks, expérimente les amphétamines puis l’héroïne, dont elle mettra dix ans à décrocher. C’est aussi à Londres qu’elle découvre Burroughs, sa porte d’entrée vers la Beat Generation, John Fante, Hubert Selby Jr, Bret Easton Ellis puis Douglas Coupland, signataire du livre manifeste Generation X (1991), mais aussi vers l’écriture. Elle s’essaie au cut up, rédige ses premiers textes et prend le pseudonyme de Scott en hommage à Francis Scott Fitzgerald.
Londres a agi comme un déclic, Paris en fera réellement une auteure. À son retour, tout en écrivant, elle fait mille boulots: assistante dans un studio photo, manutentionnaire en parfumerie, libraire, secrétaire du philosophe et éditeur Kostas Axelos, proche de Deleuze, dont elle tape les textes pour les éditions de Minuit. Après des années de tâtonnements littéraires et de refus, son premier roman, Asphyxie, sort en 1996 chez Florent Massot. À cette période, Ann Scott se passionne pour la nouvelle scène anglaise, Oasis, Blur, Suede, mais passe curieusement à côté du grunge. «J’ai découvert Nirvana le jour de la mort de Kurt Cobain en 1994», s’étonne-t-elle encore. À peine le temps de rattraper cette lacune qu’elle est aspirée par la scène techno quand elle rencontre Delphine Palatsi, alias Sextoy, star montante de l’électro et DJ résidente du Pulp, avec qui elle vit, pendant trois ans, une passion tourmentée. Elles seront les témoins et actrices de la métamorphose du club du boulevard Poissonnière, en saint des saints de la techno. «Au début, c’était une boîte de filles banale qui passait surtout de la variété. Puis il y a eu de plus en plus de bons DJs.» Sextoy, surtout, fan de Bowie et punk dans l’âme qui, jusqu’à sa disparition brutale en 2002, mixe de manière décomplexée rock et techno.
La fin de leur histoire, mais aussi la faune du Pulp et ses figures notoires, inspirera Superstars, second roman qui lui fait vivre ce qu’elle appelle ironiquement aujourd’hui «un conte de fées». La presse lui attribue l’étiquette d’«écrivain culte» tandis que son livre devient le manifeste d’une génération désabusée, obsédée par la drogue et le sexe, mais aussi portée par une folle envie d’aimer et de créer. Sa route croise ensuite celle d’une autre Delphine. Delphine Mozin Santucci est alors responsable éditoriale de Librio. Positionné sur le secteur des classiques à 10 francs, ce label de Flammarion vient d’ouvrir son catalogue à la jeune littérature contemporaine. La jeune éditrice souhaite y publier Scott et se rend à une de ses signatures dans une librairie lesbienne, rue Quincampoix. «Il y avait un monde fou dedans et dehors. J’ai tout de suite vu Ann entourée d’un véritable fan-club. Au premier abord, elle m’a parue un peu arrogante, puis j’ai découvert quelqu’un de simple, authentique et bienveillant», se souvient-elle. Scott accepte et signe chez Librio Poussières d’anges (2002), galerie de portraits sensibles d’artistes disparus: Johnny Thunders, son idole de jeunesse; Edie Sedgwick, égérie damnée de la Factory de Warhol; le romancier Hervé Guibert, mort du sida; ou Sextoy. Le livre marque le début d’un lien indéfectible. Delphine Mozin Santucci quitte Librio mais reste la lectrice privilégiée des nouveaux textes de Scott. Elle redeviendra son éditrice à partir d’À la folle jeunesse (éd. Stock, 2010).
Mais de 2004, année où paraît Le Pire des monde (éd. Flammarion), jusqu’à Cortex (éd. Stock, 2017), Ann Scott connaît une période de manque d’inspiration et de livres rares et inégaux, comme si le succès de Superstars l’avait fixée à jamais dans le paysage du début des années 2000. Sa renaissance littéraire s’opère avec Cortex: elle s’ouvre au monde et «prend enfin l’écriture au sérieux». Avec ce roman, qui met en scène la fin d’Hollywood après l’explosion d’une bombe durant la cérémonie des oscars, elle en finit avec la nuit, la célébrité et le glamour trash. Elle va encore plus loin avec La Grâce et les Ténèbres (éd. Calmann-Lévy, 2019), roman au lyrisme noir, qui sonde jusqu’à l’insoutenable les arcanes les plus sombres de la propagande djihadiste.Si Les Insolents revient à une veine personnelle et générationnelle – comment vieillir quand on a incarné la plus brûlante et rebelle des jeunesses? – et scrute l’époque qui pousse nombre de Parisiens à fuir une capitale bruyante et surpeuplée, notamment depuis le covid, il dépasse pourtant l’air du temps.
Son départ a des motivations plus profondes que la recherche d’une vie simple: c’est aussi faire le choix douloureux de «regarder les choses en face». La sociabilité de surface, les amours bancales auxquelles on s’accroche parce que la solitude terrifie. Ce faisant, Les Insolents aborde en creux un autre sujet, la métamorphose des capitales. Gentrifiées, aseptisées, muséifiées, dénuées de «pulsations créatives», elles ne sont plus les lieux où jaillit l’avant-garde. «À l’exception peut-être de Berlin, plus rien d’intéressant ne surgit à Paris, Londres ou New York», tranche l’auteure, qui nourrit une nostalgie de ce qu’elles furent dans les années 1960, 1970 et 1980, comme le New York encore sale mais vibrant de la Factory ou du film Macadam Comboy, quand aux grandes villes collaient une «atmosphère, une texture, un décor, une bande-son, des fringues».
“Il est loin, le temps où il y avait de l’insouciance, de la bonne musique et de la bonne drogue.”
Un départ qui n’a pas étonné Simonetta Greggio. «Au fond c’est une contemplative. Après Superstars, cet aspect de sa personnalité a vraiment pris le dessus et elle s’est en quelque sorte recluse dans une vie de nonne.» Et la romancière italienne de conclure: «La nuit et ses excès, c’était fini pour elle, même si cette image de Parisienne noctambule a continué de lui coller à la peau.» À partir de 2000, Ann Scott vit à Paris mais ne sort presque plus. «Je ne coïncidais plus avec les gens, plus totalement. C’était un peu vain aussi parce que tout a déjà été fait en musique.» Elle fait quelques incursions dans les boîtes branchées de l’époque, comme Le Baron, mais «il n’y avait aucun panache dans ces endroits, qui semblaient n’avoir d’autre de vocation que de permettre à ses clients en vue de s’y montrer». Lucide plus que nostalgique, elle regrette que la nuit parisienne ait perdu en spontanéité. «Il est loin, le temps où il y avait de l’insouciance, de la bonne musique et de la bonne drogue et où on se fichait bien de savoir où on allait dormir, et avec qui.» Si elle dit adieu à la nuit, elle ne profite pas plus du jour. Ni au musée, ni au théâtre, ni au cinéma, elle préfére rester chez elle lire, regarder des films, écrire. «Finalement, elle vivait déjà comme en Bretagne depuis longtemps», note Simonetta Greggio.
Ann Scott est maintenant vraiment seule et loin de tout. Sa seule compagnie sont des disques, des films et des livres, à commencer par Outremonde de Don DeLillo, qu’elle alterne avec l’œuvre de Hubert Selby Jr à plus petites doses car «c’est vraiment très trash, alors pas tous les jours». Elle dialogue aussi avec un panthéon d’artistes disparus, ses «fantômes». De Lou Reed à Jóhann Jóhannsson, génial compositeur islandais mort d’une overdose en 2018, en passant par Francis Bacon, Miles Davis, Alexander McQueen ou Francis Ford Coppola. Ce qu’Ann Scott a cherché en partant, c’est une forme de confrontation à elle-même, une transcendance qui n’existe plus à Paris ni dans l’art. «La beauté d’une plage déserte, c’est un truc métaphysique pas possible», s’enthousiasme-t-elle. Pourtant, depuis le Renaudot, les interviews, les signatures ont chamboulé cette vie contemplative. «Je suis à Paris presque chaque semaine, avec des journées très chargées. Quand je rentre en Bretagne, je suis heureuse, bien sûr, mais à cause de l’adrénaline, au bout de trois jours, je finis par tourner en rond et à avoir envie d’y retourner», avoue-t-elle. Cette maison bretonne ne sera sans doute pas sa dernière demeure. «Il faut être là où on le sent au moment où on le sent», conclut-elle. Dans quelques années, elle sera probablement encore ailleurs.
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