Harappa, de fouilles et d’os

Soutik Biswas

À l’ouest de l’Inde, la découverte d’un vaste site funéraire appartenant à l’une des premières civilisations urbaines du monde, celle de la vallée de l’Indus, pourrait nous aider à comprendre comment vivaient certains lointains aïeux.

 

Quand, en 2019, un groupe d’archéologues entame des fouilles dans un village isolé de l’ouest de l’Inde, non loin de la frontière avec le Pakistan, les universitaires ne s’attendaient pas à ce qu’un monticule de sable située dans cette région peu peuplée de l’État du Gujarat, devienne le point central d’une exploration scientifique d’envergure. Au sein de l’équipe de chercheurs, une première hypothèse germe, celle d’un ancien campement. Mais elle ne tarde pas à être écartée. «En l’espace d’une semaine, il était devenu évident que nous étions tombés sur un vaste cimetière», se souvient le responsable, Rajesh SV, archéologue à l’université du Kerala. Un tour inattendu qui a marqué le début de trois saisons de fouilles méticuleuses, lors desquelles plus de 150 scientifiques indiens et internationaux collaborent. Sur un site d’une quinzaine d’hectares, leurs efforts ont dévoilé un trésor archéologique: au moins 500 tombes censées appartenir à la civilisation urbaine de l’Indus, datant de l’âge du bronze, reconnue comme l’une des premières de l’humanité et qui a laissé jusqu’à aujourd’hui une trace indélébile dans le paysage archéologique. Environ 200 de ces tombes ont été explorées, ouvrant une fenêtre sur le quotidien et les coutumes de cette ancienne culture: récipients en céramique, bols, plats, pots d’argile, cruchons, gobelets, bouteilles, jarres… ainsi que des perles en lapis-lazuli, une pierre semi-précieuse, et une série d’objets funéraires – plus d’une centaine de bracelets et 27 perles en coquillage.

Également connue sous le nom de civilisation harappéenne, la société de l’Indus était composée d’agriculteurs et de commerçants vivant dans des villes fortifiées construites en briques. Elle s’est imposée il y a quelque 5300 ans dans une région qui correspond aujourd’hui au nord-ouest de l’Inde et à une partie du Pakistan. Depuis la découverte de cette culture, il y a un siècle, les chercheurs ont mis au jour près de 2000 sites dans cette vaste région. En l’état actuel des connaissances, la civilisation de l’Indus comptait deux grandes cités, Harappa et Mohenjo-daro, et plus de cent autres villes et villages, pour la plupart de taille relativement modeste. À l’origine, les deux grands centres urbains avaient chacun une superficie d’environ deux kilomètres carrés et comptaient respectivement 23500 à 35000 et 35000 à 41250 habitants. Ils figuraient alors parmi les plus grandes cités du monde – seule Uruk, en Mésopotamie, rivalisait en taille – et étaient au cœur des échanges commerciaux de la région.

Les récentes fouilles permettent de comprendre les débuts de l’urbanisme dans le sous-continent indien. Les habitants vivaient dans des villes dotées d’épais murs et de portes destinées à les protéger et à contrôler les échanges. Les cités étaient alimentées par de nombreux puits, elles disposaient de quartiers dédiés aux bains et d’un vaste système d’évacuation des eaux usées. En revanche, l’absence de scènes de bataille dans l’iconographie, de lances et d’autres équipements guerriers évidents semble indiquer qu’il s’agissait d’une société largement non-militaire. Par ailleurs, aucun palais ou temple imposant et richement décoré n’a été découvert, ce qui indiquerait que les élites évitaient l’ostentation. Les scientifiques ont aussi mis en évidence des différences notables avec les autres civilisations de l’époque. Contrairement à ce qui se passait en Égypte et en Mésopotamie, les habitants de la vallée de l’Indus envoyaient leurs morts dans l’au-delà sans les accompagner de bijoux, de meubles ou d’armes. Les recherches menées à Harappa, dans la région du Punjab, dans l’actuel Pakistan, montrent que certaines personnes ont été inhumées dans des cercueils en bois avec des poteries parfois remplies de nourriture. Cependant, le nombre restreint de cimetières conduit certains archéologues à penser que l’enterrement n’était pas la règle. Le plus souvent, les corps des défunts étaient sans doute incinérés ou jetés dans les rivières.

 

Les puits funéraires des tombes étaient montés en pierre.

 

Les sépultures simples mises au jour et le peu de mobilier funéraire semblent confirmer l’image persistante de la société de l’Indus, celle d’un peuple pragmatique, sans dirigeants omnipotents ni rois, mais plutôt focalisé sur l’extension de ses intérêts économiques. Les chercheurs estiment que la nécropole située près du village de Khatiya, dans le Gujarat, pourrait être le plus grand «cimetière pré-urbain» de la civilisation harappéenne découvert à ce jour. Ce site a été utilisé pendant cinq siècles, de 3200 à 2600 avant notre ère, les tombes les plus anciennes ont au moins 4600 ans. Jusqu’à présent, les fouilles n’ont permis de découvrir qu’un seul squelette humain intact (un homme), ainsi que des restes partiellement conservés, notamment des fragments de crâne, des os et des dents. Ce cimetière est «l’une des plus importantes découvertes récentes liées à la tradition de l’Indus, en particulier dans la région du Gujarat» pour Jonathan Mark Kenoyer, de l’université du Wisconsin-Madison, connu pour ses travaux sur l’archéologie de la civilisation de la vallée de l’Indus. «Il présente un grand nombre de caractéristiques uniques, notamment des puits funéraires bordés de pierres et orientés dans différentes directions, avec des poteries funéraires et des restes de squelettes partiellement préservés.» On note également la présence de tombes plus petites, celles d’enfants. Selon lui, les corps semblent avoir été déposés sur le dos mais en raison de l’acidité du sol, la plupart des os se sont dissous, ne laissant que des restes partiellement articulés, en dehors des sépultures complètes d’un être humain et d’un bovin. «Il n’est pas possible de confirmer si toutes les sépultures datent de la même période, sauf en examinant la poterie. Il semble s’agir d’un “harappéen précoce”, mais ce terme n’est pas bien défini pour la région du Gujarat», ajoute-t-il.

Brad Chase, professeur d’anthropologie à l’Albion College, dans le Michigan, confirme que «plusieurs cimetières pré-urbains ont été mis au jour au Gujarat, mais celui-ci est de loin le plus grand». Une caractéristique qui fait sa valeur car «il est susceptible de révéler une plus grande diversité de types de tombes, qui aideront les archéologues à mieux comprendre la société pré-urbaine de la région et fourniront des éléments de contexte cruciaux pour les autres cimetières.» Ainsi, les fouilles plus anciennes qui ont été menées sur les sites d’Harappa offraient déjà quelques indices sur les coutumes d’inhumation du peuple de l’Indus. La plupart des corps étaient enveloppés dans des linceuls de textile et placés dans des cercueils rectangulaires en bois. La fosse funéraire était souvent remplie d’offrandes en poterie avant que le cercueil n’y soit déposé. Certaines personnes y reposaient avec des ornements personnels (perles, amulettes...) qui ne pouvaient pas être transmis à d’autres. Les femmes étaient parfois enterrées avec un miroir en cuivre. Les adultes étaient inhumés avec de la poterie – y compris de nombreux types de récipients associés au service et à la conservation de la nourriture – et, pour certains, avec des objets spécifiques, comme des bracelets en coquillage que l’on trouvait généralement sur le bras gauche des femmes adultes. Il n’y a pas de preuve de richesse substantielle dans les tombes, les premières études montrant toutefois que la plupart des individus étaient «bien nourris et en bonne santé, même si certains présentaient des signes d’arthrite et de stress physique».
 

« Ce cimetière est l’une des plus importantes découvertes récentes liées à la tradition de l’Indus, en particulier dans la région du Gujarat. » Jonathan Mark Kenoyer
 

D’autres sépultures de la civilisation de l’Indus ont donné lieu à des découvertes étonnantes. En 2016, des scientifiques indiens et sud-coréens ont mis au jour les squelettes d’un homme et d’une femme enterrés ensemble dans une cité de la vallée de l’Indus – l’actuel village de Rakhigarhi, dans l’État d’Haryana, dans le nord de l’Inde. Les sépultures communes de ce type qui ont traversé les âges ont toujours suscité l’intérêt voire la fascination. Exemples: dans une tombe néolithique d’un village italien, les archéologues ont trouvé un homme et une femme enlacés; dans une autre tombe commune signalée en Russie, le couple se tenait par la main et se faisait face; en Grèce, des squelettes vieux de près de 6000 ans ont été retrouvés bras et jambes enlacés. Dans la tombe indienne, les deux morts «se faisaient face de manière très intime. Nous pensons qu’il s’agissait d’un couple. Ils semblent être morts en même temps. La façon dont ils sont morts reste cependant un mystère», m’a confié l’archéologue Vasant Shinde, qui dirigeait l’une des équipes lors de cette campagne de fouille. Ces deux individus ont été placés dans une fosse de sable d’un demi-mètre de profondeur. L’homme était âgé d’environ 35 ans au moment de sa mort, et la femme d’environ 25 ans. Tous deux étaient plutôt grands: lui mesurait 1,77 m, elle 1,60 m. Il semble en outre qu’ils aient tous deux été «en bonne santé» au moment de leur mort. En effet, les examens n’ont révélé aucune lésion ou marque sur les os et aucune «épaisseur anormale» des os du crâne, ce qui aurait pu indiquer des blessures ou des maladies telles qu’une fièvre cérébrale. Les archéologues affirment que cette «tombe commune», unique, n’est pas «le résultat de coutumes funéraires spécifiques couramment pratiquées à l’époque». Ils supposent plutôt que l’homme et la femme sont morts presque en même temps et qu’ils ont été enterrés ensemble. Outre ses deux occupants, les objets trouvés dans la tombe de Rakhigarhi n’étaient pas exceptionnels pour l’époque: quelques pots en terre et des bijoux en perles de pierre semi-précieuse, que l’on trouve généralement dans les tombes de la civilisation harappéenne de l’âge du bronze.

Mais l’énigme de l’immense cimetière du Gujarat, lui, n’a pas encore été percé. Pour les scientifiques, la découverte a été fortuite. En 2016, le chef du village, qui faisait également office de chauffeur, emmenait une équipe d’étudiants en archéologie de l’université du Kerala lorsqu’il leur a montré le site. Il se trouvait à 300 mètres à peine de Khatiya, un minuscule village de 400 âmes. Les habitants y cultivent l’arachide, le coton et le ricin pour gagner leur vie, ils pratiquent ce qu’on appelle l’agriculture pluviale, c’est-à-dire qu’ils dépendent des précipitations. Certains travaillaient dans une mine de lignite située à proximité. Quelques fermes jouxtaient même le cimetière. «Nous voyions des morceaux de poterie et d’autres objets remonter à la surface. Certaines personnes disaient qu’il y avait des fantômes ici. Mais nous n’avions aucune idée que nous vivions à côté d’un si grand cimetière», raconte Narayan Bhai Jajani, l’ancien chef du village. «Chaque année, des scientifiques du monde entier visitent notre village et tentent d’en savoir plus sur les personnes qui y ont été enterrées. Quels sont les secrets des dernières tombes du Gujarat et qui sont les personnes qui y ont été enterrées?» En dehors de l’identité de ces morts, des questions de posent: comment se fait-il qu’autant de personnes aient été enterrées au même endroit? Était-ce la nécropole commune à un groupe d’habitations de la région ou y avait-il une grande colonie ? S’agissait-il d’un cimetière pour nomades? La source la plus proche du lapis-lazuli trouvé dans les tombes se trouvait peut-être dans le lointain Afghanistan.

 

Parmi les restes humains retrouvés, un seul squelette intact, celui d’un homme.

 

Selon le Pr Chase, il est possible qu’il s’agisse d’un site funéraire secondaire. «Il semblerait tout à fait possible, si les communautés qui utilisaient cet espace étaient mobiles, que si un membre de la famille décédait alors qu’il se trouvait à une certaine distance du site, ses proches ramenaient le corps, les os ou même simplement les biens de l’être cher, c’est-à-dire une sépulture secondaire [      le résultat de doubles funérailles, menées à deux moments et deux endroits distincts]. Toutes ces pratiques sont connues dans les cultures du monde entier.» Les habitants de la vallée de l’Indus utilisaient en effet différents systèmes d’inhumation, tels que l’inhumation prolongée dans une fosse, l’inhumation secondaire, l’inhumation dans une urne (suggérant la crémation), etc. La tête du défunt était normalement placée vers le nord et des objets d’usage courant étaient utilisés comme mobilier funéraire et enterrés avec le défunt.

En ce qui concerne les tombes du Gujarat, Jonathan Kenoyer a fait part de sa conviction qu’«il devait y avoir des lieux d’implantation, des villages liés au cimetière, mais ils se trouvent probablement sous des habitations modernes ou n’ont pas encore été découverts». Le fait que les sépultures aient été entourées de murs de pierre bien délimités suggère que les habitants savaient bâtir dans ce matériau, et que des constructions en pierre et installations fortifiés se trouvent  vraisemblalement à une distance comprise entre 19 et 30 kilomètres du cimetière. «Nous ne savons toujours pas. Nous n’avons pas encore trouvé de village. Mais nous continuons à creuser», explique Abhayan GS, archéologue à l’université du Kerala. D’autres examens, dont des tests ADN, des analyses chimiques des vestiges et la datation au carbone des détritus nous en diront plus sur l’organisation sociale, les habitations et la façon dont certains des premiers Indiens ont vécu et sont morts ici. 

Les mystères de la civilisation de l’Indus perdurent: leur système d’écriture, par exemple, n’a toujours pas été déchiffré. On ne sait pas non plus comment la civilisation s’est éteinte. On pensait auparavant qu’une rivière himalayenne disparue depuis longtemps avait permis à la civilisation de survivre. Des preuves plus récentes indiquent que ce grand cours d’eau avait en fait changé de trajectoire et s’était évanoui avant même que les habitants de l’Indus ne s’installent dans la région. Le fait qu’ils n’aient pas bénéficié des ressources offertes par un grand fleuve aux flots abondants en surprendra plus d’un; les autres premières sociétés urbaines de l’époque, en Égypte et en Mésopotamie, ont, elles, prospéré sur les rives de tels cours d’eau. Selon les archéologues, la civilisation ne s’est pas tant effondrée que désintégrée ou désurbanisée, pour des raisons qui ne seront peut-être jamais entièrement connues tant que l’écriture de l’Indus n’aura pas été décryptée. La civilisation s’est effacée et est devenue véritablement «perdue» jusqu’à ce que les pierres et les briques enterrées de ses villes soient mises au jour. Les scientifiques prévoient de fouiller dès cet hiver un site au nord du cimetière, près de Khatiya, afin de découvrir un éventuel village. Rajesh SV se veut optimiste: «Un jour, j’espère le plus tôt possible, nous aurons des réponses.» Sinon, ils continueront à creuser.

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À l’ouest de l’Inde, la découverte d’un vaste site funéraire appartenant à l’une des premières civilisations urbaines du monde, celle de la vallée de l’Indus, pourrait nous aider à comprendre comment vivaient certains lointains aïeux.   Quand, en 2019, un groupe d’archéologues entame des fouilles dans un village isolé de l’ouest de l’Inde, non loin de la frontière avec le Pakistan, les universitaires ne s’attendaient pas à ce qu’un monticule de sable située dans cette région peu peuplée de l’État du Gujarat, devienne le point central d’une exploration scientifique d’envergure. Au sein de l’équipe de chercheurs, une première hypothèse germe, celle d’un ancien campement. Mais elle ne tarde pas à être écartée. «En l’espace d’une semaine, il était devenu évident que nous étions tombés sur un vaste cimetière», se souvient le responsable, Rajesh SV, archéologue à l’université du Kerala. Un tour inattendu qui a marqué le début de trois saisons de fouilles méticuleuses, lors desquelles plus de 150 scientifiques indiens et internationaux collaborent. Sur un site d’une quinzaine d’hectares, leurs efforts ont dévoilé un trésor archéologique: au moins 500 tombes censées appartenir à la civilisation urbaine de l’Indus, datant de l’âge du bronze, reconnue comme l’une des premières de l’humanité et qui a laissé jusqu’à aujourd’hui une trace indélébile dans le paysage archéologique. Environ 200 de ces tombes ont été explorées, ouvrant une fenêtre sur le quotidien et les coutumes de cette ancienne culture: récipients en céramique, bols, plats, pots d’argile, cruchons, gobelets, bouteilles, jarres… ainsi que des perles en lapis-lazuli, une…

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