Tunis à livres ouverts

Louise Aurat

Arabe, français, anglais... Sociologie, littérature, politique... Dans les librairies tunisoises, la pluralité est reine.

 

Avant même d’effleurer les vieilles pierres des monuments historiques, il me faut parcourir les étagères chargées d’ouvrages en tous genres. Lorsque j’arrive dans un nouveau pays, me rendre dans une librairie est incontournable. La langue d’usage facilite plus ou moins l’exploration. Dans le monde arabe, là où mes pas m’ont conduite ces dernières années, les librairies sont à l’image des lecteurs : plurilingues. À peine quelques jours après mon arrivée en Tunisie, ma nouvelle terre d’accueil, je franchis les portes d’un premier commerce. Situé en plein milieu de l’avenue Habib-Bourguiba, artère principale de la capitale, Tunis, Al Kitab, « le livre » en arabe, est bien achalandée. Je me dirige vers la pyramide d’ouvrages exposés à l’entrée, tous écrits en français. Ici, le classement s’effectue d’abord par langue. Mes yeux dévorent avec curiosité les différentes couvertures qui m’entourent : Comment les Tunisiens sont devenus tunisiens de Hédi Timoumi, J’y crois toujours : au-delà de la débâcle... une Tunisie démocratique et prospère de Mustapha Kamel Nabli, Janus ou la démocratie à deux têtes de Hatem M'rad et, parfois, des titres écrits en arabe et en français, comme Bnet Essyassa - Détenues politiques, un recueil de récits de militantes emprisonnées en Tunisie dans les années 1970. Je m’étonne de la profusion d’essais politiques, de réflexions sur la révolution de 2011 ou l’identité de la nation. J’arrive d’Égypte où il est rare, sinon impossible, de trouver un ouvrage consacré à cette période tout aussi charnière mais que le régime du maréchal Al-Sissi s’efforce d’effacer des mémoires. Je me réjouis de ce bouillonnement intellectuel.

J’avais déjà entendu parler de la maison Al Kitab avant de m’y rendre physiquement. Cette enseigne familiale, présente dans trois quartiers de Tunis, existe depuis 1967. Le dernier magasin a ouvert récemment, à la fin de l’année 2022. J’avais eu vent de cette bonne nouvelle via les réseaux sociaux. Une fin d’après-midi, je monte dans un taxi, direction Mutuelleville, une zone résidentielle et chic du nord de la ville. La librairie se déploie sur les trois étages d’un bâtiment moderne, doté de grandes baies vitrées. Les clients peuvent venir ici pour acheter un livre, assister à une rencontre littéraire, flâner dans la galerie d’art, ou bien boire un thé sur le toit-terrasse. L'équipe d'Al Kitab a souhaité faire de ce nouveau commerce un lieu où l'on s'attarde. Alors que je déambule entre les niveaux, un vendeur du deuxième m’interpelle. Je suis près des livres de développement personnel, « l’un des rayons qui a le plus de succès », me signale le jeune homme. N’étant pas adepte du genre, je lui demande de m’indiquer l’une des meilleures ventes. Il me tend un pavé rouge et bleu, au titre anglais : The Laws of Human Nature de Robert Greene, célèbre auteur américain. Je suis certaine de l’avoir déjà vu sur une table de chevet, dans un autre pays. Je suis surprise du rayonnement universel de tous ces guides pour réussir sa vie et accéder au bonheur.

 

 

Lors d’une autre visite, Skander Jabbes, le directeur d’Al Kitab à Mutuelleville, dévoile les meilleures ventes de la maison. Une auteure fait partie du classement depuis dix ans, dans les trois langues de lecture en Tunisie, l’arabe, le français et l’anglais : Elif Shafak. Skander interprète ainsi le succès de l’écrivaine turque auprès des lecteurs tunisiens : « Elle dépeint un mode de vie à cheval entre l’Orient et l’Occident. Le soufisme imprègne souvent ses romans, cette version libérale de l’Islam est proche de la nôtre. » Le Pouvoir d’un seul, publication collective, en langue française et au titre évocateur, dirigée par le politiste Hamadi Redissi, occupe aussi une bonne place parmi les ouvrages les plus vendus. Les auteurs y décryptent le système politique mis en place par Kaïs Saïed à partir du 25 juillet 2021, date à laquelle le chef de l’État avait d’un même mouvement suspendu le Parlement et démis le Premier ministre de ses fonctions, et mis la main sur le pouvoir judiciaire en s’autopromouvant à la tête du parquet, le tout aux dépens de la Constitution de 2014. Il est question de populisme, de régression des libertés ou d’économie en dérive. Un autre ouvrage critique envers le régime, cette fois-ci en arabe, s’affiche librement sur les étagères : Le Frankenstein tunisien de Kamel Riahi. Les exemplaires exposés à la Foire internationale du livre de Tunis en avril 2023 avaient été confisqués par des agents de sécurité du ministère de la Culture juste après la visite du Président, avait rapporté à l’AFP Habib Zoghbi, l'éditeur. Cette atteinte à la liberté d’expression et d’autres encore, relatées dans les médias, interrogent sur un retour possible de la censure. Les libraires que je rencontre affirment ne pas y être sujets. « Depuis la révolution, nous avons le droit d’importer ce que l’on veut », m’assure Skander, qualifiant ces entraves « d’excès de zèle d’anciens fonctionnaires ». Il y a un avant et après 2011 pour les librairies et le monde des livres s’en porte très bien, m’affirme-t-on partout où je vais.

Je retrouve ce même optimisme chez El Moez, une autre librairie majoritairement francophone, installée dans ce même quartier de Mutuelleville depuis 1979. Son directeur, Riadh Louafi, vante l’éclectisme de son magasin et la pluralité des voix qui y sont représentées. Puisque c’est la spécialité de ce commerce, je m’achemine vers les livres scolaires, sur un fond d’air d’opéra. Sloughi et la Panthère, Ulysse et les Délices de Djerba... l’écrivain francophone Zinelabidine Benaïssa semble être apprécié des établissements scolaires. J’effectue une rapide recherche sur mon téléphone. Je lis : « fervent militant écologiste, homme de lettres d’art et de culture décédé le 15 janvier 2022 ». Et que réclament les adolescents, en dehors des lectures obligatoires ? Des mangas et La Terre Zikola, par exemple, écrit par l’Égyptien Amr Abdel Hamid. Bien que publié en 2010, ce roman arabe est aujourd’hui l’un des plus demandés par les jeunes. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire, où la principale richesse n’est pas l’argent mais l’intelligence. Bien que disponible en ligne en PDF, les jeunes préfèrent pourtant l’avoir en version papier. Mes interlocuteurs n’ont pas d’inquiétude face au numérique. Pour leur commerce, le danger à l’avenir pourrait être la vente en ligne mais, pour le moment, ils sont rassurés : les clients continuent à se déplacer. 

Alors que Bob Marley célèbre éternellement l’amour, je quitte la librairie El Moez pour retourner dans le centre de Tunis, quartier du Passage. La librairie Babel se trouve avenue du Ghana, juste après celle de Paris, pas très loin de la rue de Naplouse, à deux pas de la station de tramway République. En se baladant à Tunis, on fait le tour du monde. Coincée entre une minuscule épicerie et un vendeur de sandwichs, la boutique se distingue par sa belle devanture en bois bleu canard. Les productions littéraires d’auteurs palestiniens ont été mises à l’honneur dans la vitrine : Hussein Barghouti, poète et intellectuel ; Atef Abu Saif, romancier, nouvelliste et ministre de la Culture de l’Autorité palestinienne depuis 2019 ; ou encore Ghassan Zaqtan, auteur internationalement reconnu de nombreux recueils de poésie. Ouverte en 2019, Babel est bien sûr une librairie plurilingue mais la langue arabe y est privilégiée. Un escabeau surmonté d’une pile de livres traîne dans une allée, Sonia Hammami s’apprête à les photographier pour les montrer sur les réseaux sociaux. Elle est seule à s’occuper du magasin et il y a beaucoup à faire. Je lui demande si, comme moi, elle pense qu’une librairie reflète la société où elle se trouve. Elle estime que cela va même au-delà : « La librairie est le miroir de toutes les sociétés, tu y trouves l’histoire des pays arabes et celle des différentes cultures. Tu peux voyager grâce aux livres. » Depuis 2011, les écrivains sont de plus en plus nombreux à écrire en arabe tunisien. Pendant des décennies, « el tounsi », tel qu’on le nomme ici, était considéré comme moins noble que l’arabe standard enseigné à l’école, même si celui-ci n’est pas pratiqué au quotidien. Le succès de la romancière Faten Fazaa est révélateur. Ses livres, distinguables par leurs couvertures dominées par le noir et le blanc, sont partout. Secrets de famille, paru en 2018, est présenté par plusieurs sources comme le premier roman écrit par une femme en arabe tunisien. L’auteure polyglotte fait d’autant plus de bruit qu’elle n’hésite pas à traiter dans sa langue maternelle de sujets tabous comme la prostitution ou l’homosexualité.

Je saisis un épais volume intitulé Vulnérables. Portraits sociologiques, ouvrage collectif dirigés par deux universitaires, Imed Melliti et Hichem Abdessamad. Sous le titre, la photo d’un mur où a été taguée une phrase en arabe : « Vous nous avez laissé la mer, nous vous laisserons cette nation. » Le message amer d’une jeunesse désillusionnée par les autorités et qui n’envisage pour seul avenir que la fuite du pays. Je parcours le sommaire en diagonale. Des sociologues ont recueilli des vécus divers, celui d’une femme de ménage ou celui d’un ancien émigré rescapé d’un naufrage. Tous semblent avoir pour point commun d’être en marge de la société. Je garde l’exemplaire entre mes mains et m’oriente vers la caisse, convaincue que ma découverte de la Tunisie passera par ses librairies. 

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Arabe, français, anglais... Sociologie, littérature, politique... Dans les librairies tunisoises, la pluralité est reine.   Avant même d’effleurer les vieilles pierres des monuments historiques, il me faut parcourir les étagères chargées d’ouvrages en tous genres. Lorsque j’arrive dans un nouveau pays, me rendre dans une librairie est incontournable. La langue d’usage facilite plus ou moins l’exploration. Dans le monde arabe, là où mes pas m’ont conduite ces dernières années, les librairies sont à l’image des lecteurs : plurilingues. À peine quelques jours après mon arrivée en Tunisie, ma nouvelle terre d’accueil, je franchis les portes d’un premier commerce. Situé en plein milieu de l’avenue Habib-Bourguiba, artère principale de la capitale, Tunis, Al Kitab, « le livre » en arabe, est bien achalandée. Je me dirige vers la pyramide d’ouvrages exposés à l’entrée, tous écrits en français. Ici, le classement s’effectue d’abord par langue. Mes yeux dévorent avec curiosité les différentes couvertures qui m’entourent : Comment les Tunisiens sont devenus tunisiens de Hédi Timoumi, J’y crois toujours : au-delà de la débâcle... une Tunisie démocratique et prospère de Mustapha Kamel Nabli, Janus ou la démocratie à deux têtes de Hatem M'rad et, parfois, des titres écrits en arabe et en français, comme Bnet Essyassa - Détenues politiques, un recueil de récits de militantes emprisonnées en Tunisie dans les années 1970. Je m’étonne de la profusion d’essais politiques, de réflexions sur la révolution de 2011 ou l’identité de la nation. J’arrive d’Égypte où il est rare, sinon impossible, de trouver un ouvrage consacré à cette période tout aussi…

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