BD en février : les sentiers de la mémoire

Fabrice Piault

Après un festival d’Angoulême ensoleillé fin janvier, les auteurs de bande dessinée sont d’humeur sombre en février. La Neige était sale, que Jean-Luc Fromental et Yslaire ont choisi d’adapter, est l’un des plus poisseux parmi les Romans durs de Georges Simenon (ceux où le commissaire Maigret n’apparaît pas). Cette étude de mœurs, inspirée par l’atmosphère de l’occupation et de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale, est bâtie comme un thriller. C’est l’hiver dans une ville occupée, ravagée par les pénuries et les trafics. Frank, 17 ans, en prend sa part. Sa mère, tenancière du bordel local, lui passe tout. Produit dévoyé d’une enfance cabossée, manipulateur, méprisant les femmes, il vit en petit caïd entre l’établissement maternel, dont il teste les nouvelles recrues, et un bar mal famé. Jusqu’à aller trop loin. Scénario au cordeau de Fromental. Dessin expressionniste d’Yslaire, dans son habituelle gamme de gris parfois traversée de teintes roses ou mauves. Une réussite.

La Neige était sale de Jean-Luc Fromental et Bernard Yslaire, d’après Georges Simenon, 104 p., noir et blanc et couleur, éd. Dargaud, 23,50 €

 

 

Les sept Contes du caniveau de Tadao Tsuge ont également été saisis au ras du bitume, parmi les laissés pour compte de la modernisation du Japon de l’après-guerre. C’est la première fois que les œuvres du frère cadet du célèbre Yoshiharu Tsuge sont publiées en France. Moins porté sur les décors que celui de son aîné, son trait vibre d’une étonnante puissance clinique. Enfants maltraités, voyous, miséreux et prostituées participent de scènes de rue au réalisme cru. Tadao Tsuge fait aussi preuve d’humour, comme dans « Un trottoir, l’été », où les passants peinent à se décoller de l’asphalte que la chaleur fait fondre. Effet tragicomique garanti.

Contes du caniveau de Tadao Tsuge, traduit et adapté du japonais par Fusako Halle-Satto et Lorane Marois, 248 p., noir et blanc, éd. Cornélius (parution le 15 février), 26,50 € 

 

Une nouvelle édition permet de redécouvrir Mauvaises Herbes, le chef d’œuvre de Keum Suk Gendry-Kim, multi-primé et traduit en 35 langues. L’auteure coréenne s’y empare du témoignage d’une jeune fille de 16 ans, vendue par ses parents à l’armée japonaise comme esclave sexuelle pendant la guerre du Pacifique. Sur près de 500 pages, elle livre un récit poignant dans un noir et blanc somptueux, tantôt très descriptif, tantôt profondément mélancolique.

Mauvaises Herbes de Keum Suk Gendry-Kim, traduit du coréen par Loïc Gendry, 488 p.,  noir et blanc, éd. Futuropolis, 30 €

 

L’Homme miroir s’aventure également sur les sentiers de la mémoire, mais dans un festival de couleurs vives qui paraissent directement sorties d’une maxi-boîte de crayons de couleurs. Avec des clins d’œil au Douanier Rousseau, à Matisse ou à Loustal, Simon Lamouret développe une idée passionnante. Une jeune mère séparée de son conjoint doit débarrasser la maison abandonnée depuis trente ans qu’elle a acquise  « en l’état », c’est à dire encore emplie des effets de son précédent propriétaire, et qu’elle veut habiter avec son fils. Elle appelle ses parents à la rescousse et, de la confrontation des quatre personnages avec cette masse d’objets, de meubles et d’œuvres d’art plus ou moins intrigants, se dégage un portrait en creux du disparu, nourri de leurs propres fantasmes. Passé et présent s’emmêlent. Les trajectoires des vivants et des morts s’entrecroisent. Un des ouvrages les plus stimulants de ce début d’année.

L’Homme miroir de Simon Lamouret, 240 p., couleur, éd. Sarbacane, 28 €

 



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