Le triomphe du Barbie de Greta Gerwig et la consécration de Taylor Swift ont sérieusement ébranlé le regard hautain porté par les hommes sur la culture populaire féminine.
Au gala des Golden Globes 2024, parmi les films nominés dans la catégorie Cinematic and Box Office Achievement («meilleure performance au box-office»), deux ont particulièrement monopolisé l’attention médiatique: Oppenheimer, de Christopher Nolan, et Barbie, de Greta Gerwig. Dans son monologue d’ouverture du gala, l’humoriste Jo Koy, à la barre de l’animation pour cette 81e édition, résumera ainsi leur affrontement: «Oppenheimer est basé sur un livre de 721 pages lauréat du prix Pulitzer sur le projet Manhattan, et Barbie est sur une poupée en plastique avec de gros nichons.» Cette vanne qui dévoile le sexisme sous-jacent d’Hollywood, ironiquement dénoncé par le film de Gerwig, que Koy peine visiblement à comprendre, n’attirera par les rires voulus.
La caméra montrera Selena Gomez se prenant la tête, dans un geste situé entre le découragement et l’exaspération. Koy s’enfonce; la foule ne rit pas. Les femmes ne rient pas. Dira-t-on encore qu’elles n’ont pas d’humour ? Dans sa comparaison maladroite des deux films en lice, Koy fait ce qu’Hollywood a toujours fait: vanter le prestige du film qui a été réalisé par un homme, et qui porte sur un homme, tout en dégradant le film qui a été réalisé par une femme et qui porte sur une (des) femme(s). On connaît la chanson. Ramener le phénomène Barbie – la poupée comme le film – à la morphologie de sa protagoniste, c’est réduire le féminin à la seule valeur que la société accepte de lui reconnaître: sa désirabilité.
Pourtant, en 2023, la réalisatrice Greta Gerwig défonce tous les records avec Barbie, surpassant toutes les prévisions en matière de box-office avec un blockbuster pour les filles. Une telle performance est d’autant plus symbolique lorsqu’on se rappelle que le film est sorti en salle le même jour que celui de Christopher Nolan et que tout les oppose: la légèreté, le ludique, le comique, le trivial, le rose – le féminin – contre le génie, le sérieux, la guerre, la science, le brun – le masculin. Qui plus est, comme le rappellera gracieusement Gerwig à Koy après le gala, Barbie est effectivement la première poupée fabriquée en série qui n’a pas une apparence enfantine.
À l’époque, il paraissait impensable de proposer aux enfants une poupée qui ait des formes matures. Or, en l’observant jouer, Ruth Handler se rend compte que sa fille préfère les figurines de papier représentant des femmes aux usuelles poupées de bébés. La création d’une poupée adulte m’apparaît comme le geste profondément féministe derrière la création de Barbie. Avant, les petites filles étaient encouragées dès la petite enfance à prendre soin de leur poupée. Le jeu reproduisait le travail du care, auquel on destinait les mères de familles: langer, consoler, habiller, câliner, promener, nourrir, etc. Pour la toute première fois, on a offert aux jeunes filles un jeu qui leur permettait de se projeter dans un devenir adulte qui ne devait pas exclusivement tourner autour de la maternité, mais leur permettait d’explorer – de rêver ! – différentes itérations d’elles-mêmes… comme celle de réalisatrice à Hollywood !
Les Barbie ne me fragilisaient pas, au contraire. Elles me redonnaient le contrôle.
Enfant, j’adorais les Barbie. Mes parents, eux, me les achetaient à contrecœur. Il faut dire que dans les années 1980 et 1990, Barbie était sous le feu des projecteurs pour les mauvaises raisons: on associait l’augmentation des troubles alimentaires chez les jeunes filles à la taille de guêpe morphologiquement impossible de la poupée. Chaque Noël, j’avais droit à un laïus moralisateur de la part de mes parents pendant que je déballais la boîte rose tant convoitée. Ça me mettait en colère.
Je n’aurais pas su l’exprimer aussi clairement à l’époque, mais les Barbie étaient pour moi aux antipodes d’un corps féminin idéalisé. Elles incarnaient plutôt des mondes entiers à imaginer, à ériger. Jouer aux Barbie était presque de l’ordre du sacré. En solitaire et dans un silence quasi monastique, je jouais: le corps des poupées évoluait dans l’espace circonscrit de mes jambes repliées en tailleur sur le tapis du sous-sol de notre bungalow de banlieue, mais jamais je ne prononçais un seul mot. Leurs vies, leurs péripéties, à des années-lumière de toute histoire de princes et de princesses, s’écrivaient durant ce rituel muet. Les Barbie ne me fragilisaient pas comme jeune fille, au contraire. Elles me redonnaient le contrôle. Rênes en main, j’étais à la fois autrice, réalisatrice, protagoniste. Je sais que j’écris parce que j’ai aimé les Barbie.
Pourtant, si l’aspect solitaire de mon rituel ne me pesait pas, il n’en demeure pas moins que j’ai rapidement appris à cacher mon amour pour ces poupées. J’avais conscience d’être rendue «trop vieille» pour un jeu qui ne semblait acceptable que s’il appartenait à la petite enfance. Alors que mes camarades masculins jouaient aux Transformers, Tortues Ninja ou toute autre figurine dans la cour d’école primaire sans aucun complexe, je n’aurais jamais rêvé d’y amener mes Barbie. Déjà, j’avais intégré qu’elles n’étaient pas cools parce qu’elles étaient un truc de filles. J’ai appris à avoir honte des choses que j’aimais.
Mais revenons momentanément au pénible monologue d’ouverture de Jo Koy. Comme une mauvaise blague n’attend pas l’autre, quelques instants après avoir écorché Barbie, c’est à Taylor Swift, dont le film The Eras Tour était nommé dans la même catégorie que ceux de Gerwig et Nolan, que Koy s’en prendra: «Quelle est la grande différence entre les Golden Globes et un match de la NFL? Aux Golden Globes, il y a moins de plans de caméra sur Taylor Swift!»
J’ai commencé cet article en affichant mes couleurs: j’ai été une fan des Barbie. Mais il s’avère que je suis aussi une swiftie. En fait, plus largement, je suis une fervente amoureuse de la pop depuis ma rencontre avec sa musique. Enfant, j’ai passé des heures à écouter les albums des sensations pop féminines de l’heure, à recopier leurs paroles sur les couvertures de mes cartables, dans mes agendas, sur mes murs et mes vêtements. Jeune adulte, je les retrouvais sur les planchers de danse des bars montréalais ou dans nos premiers appartements, alors que mes amies et moi les hurlions à pleins poumons pour chasser notre spleen. Spice Girls, Britney Spears, S Club 7, Jennifer Lopez, Janet Jackson, Madonna, P!nk, Katy Perry, Rihanna… tout y passait.
Aujourd’hui, même si je ne sors plus danser et que je ne manifeste plus mes émotions à coup de paroles graffitées un peu partout, ce sont encore les textes de Taylor Swift, Lizzo, Billie Eilish, Beyoncé, Miley Cyrus qui accompagnent mes joies, mes deuils, mes ivresses et mes ennuis.
Cependant, c’est également, d’aussi loin que je me souvienne, qu’il m’a fallu défendre ces amours, que je les intellectualise à outrance ou que je les tourne en dérision, pour lutter contre leur dépréciation par mon entourage: d’abord, enfant, par mes parents, effrayés par l’hypersexualisation des jeunes pop stars; puis, adulte, par certains de mes collègues de l’université, à travers qui j’ai compris que si la dichotomie entre la doxa universitaire et la prétendue impureté de la culture populaire s’était désormais adoucie, toutes les choses pop n’étaient pas bonnes à aimer de manière équivalente, comme si les mots de Virginia Woolf dans Une chambre à soi résonnaient encore d’un à-propos déconcertant: «Pour le dire crûment, le football et le sport sont “importants”, tandis que le culte de la mode et l’achat de vêtements sont futiles.»
J’ai vite compris que certaines composantes de la culture pop attiraient le respect, alors que d’autres restaient dans l’ombre. Moi qui avais toujours aimé les femmes en pop, j’avais parfois envie de leur tourner le dos par crainte qu’elles me délégitiment en tant qu’intellectuelle. Maintenant, il me fallait réapprendre à les aimer et me défaire de mes propres craintes par rapport à la légitimité d’un sujet qui appartient – du moins, c’est ce qu’il me semblait – à ces objets culturels constamment relégués à l’insignifiance parce qu’ils traitent, dit-on, selon l’expression de Virginia Woolf, « des sentiments des femmes ».
J’avais parfois envie de leur tourner le dos par crainte qu’elles me délégitiment en tant qu’intellectuelle.
Les blagues de Koy montrent ce dédain. J’ai bien conscience que le monologue d’ouverture des Golden Globes s’inspire de la tradition du bien-cuit, où il est de mise de se moquer – pas toujours si gentiment – des personnes concernées. Mais ici, tant pour Barbie que pour Taylor Swift, les blagues de Koy se vautrent surtout dans les mêmes stéréotypes désolants, alors que les plaisanteries qu’il adresse à leurs homologues masculins sont plutôt flatteuses.
Pensons également aux critiques un peu cyniques réservées aux swifties alors qu’elles – il s’agissait majoritairement de foules féminines – se sont déplacées en masse, vêtues de strass et de paillettes, vers les cinémas pour se régaler des trois heures de The Eras Tour. Le même traitement a d’ailleurs été servi au film Barbie. On a ridiculisé sur de nombreuses tribunes les vêtements roses arborés par les cinéphiles. On a décrié l’opportunisme de Mattel, pour qui le film permettrait de faire mousser les ventes de sa populaire poupée, comme si le film ne pouvait avoir aucune valeur cinématographique parce qu’il était à la remorque de motivations pécuniaires. On a même accusé Gerwig de capituler devant la grande machine hollywoodienne.
Le spectacle de Taylor Swift a quasiment relancé à lui seul l’économie culturelle mondiale.
Mais où étaient ces critiques lors des premières des films de la saga Harry Potter, durant lesquelles quasiment tous les cinéphiles arboraient fièrement capes, lunettes ou baguettes magiques ? A-t-on déjà dit de Christopher Nolan qu’il était passé du mauvais côté de la force en réalisant The Dark Knight ? Reproche-t-on à DC ou Marvel la pléthore d’objets dérivés produits autour de leurs innombrables films ? Toutes ces jeunes femmes qui sont allées en masse dans les stades et les cinémas ont été balayées du revers de la main par l’opinion publique, vues comme une bande de fans puériles, peut-être même un peu écervelées. Or on ne penserait jamais à en dire autant des fans – largement masculins – se déplaçant pour des matchs de foot ou de hockey. Devant ces hordes prenant les rues lors de la victoire de leur équipe chouchou, on dira plutôt être témoins d’un phénomène culturel rassembleur, contagieux dans son exubérance (tout en soulignant, parfois, les débordements trop musclés, agressifs – mais, là encore, notons le vocabulaire utilisé).
Pourtant, le spectacle The Eras Tour de Swift a quasiment relancé à lui seul l’économie culturelle mondiale – et je pèse mes mots. Un rapport récent révèle l’impact concret de sa popularité sur les économies locales des villes qu’il visite. Les swifties ne se contentent pas de se réunir au spectacle, elles en font un voyage entier: magasinage, hôtels, restaurants… insufflant un apport d’argent significatif aux communautés qui les reçoivent. En juin 2023, Fortune estimait que la tournée de Swift pourrait générer 4,6 milliards de dollars de dépenses des fans rien qu’aux États-Unis. Il n’est donc pas surprenant que nombre de leaders mondiaux se soient adressés à elle pour lui demander officiellement d’inclure leur pays dans sa tournée (c’est entre autres le cas du président chilien, Gabriel Boric, du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, et du maire de Budapest, Gergely Karácsony).
Taylor Swift, c’est un tremblement de terre culturel qui fermente depuis nombre d’années, mais qui a réussi à culminer alors même que la planète était au ralenti, frappée de plein fouet par une pandémie mondiale. Et ce tremblement de terre, je l’entends au sens littéral. Le soir du 23 juillet 2023, au Lumen Field de Seattle, les sismographes ont enregistré une secousse sismique de magnitude 2,3 alors que les fans, tous en cœur, reproduisaient la chorégraphie de la contagieuse Shake It Off. Renommé le «Swift Quake» (le «tremblement Swift»), ce phénomène m’apparaît comme une belle métaphore de ce dont sont capables les fans de Swift une fois qu’elles se mettent ensemble, en c(h)œur.
Cette propension que nous avons à déprécier les objets culturels dits féminins s’explique par ce que l’autrice Mary Ann Sieghart nomme l’authority gap, «l’écart d’autorité». Dans son livre, elle montre combien les femmes (leurs prises de parole, leurs réussites, les valeurs ou les opinions qu’elles défendent, les choses qu’elles aiment) sont socialement moins prises au sérieux que les hommes. Au fond, c’est dire que l’expérience masculine est comprise comme étant universelle et celle des femmes, spécifique.
Détester “les choses de filles”, n’est-ce pas déjà un peu se permettre de détester les filles ?
C’est ce que dénonce d’ailleurs Swift lorsque, en 2019, elle accorde une entrevue à Tracy Smith sur CBS et qu’elle déclare: «Il existe un vocabulaire différent pour décrire les hommes et les femmes dans l’industrie musicale. Un homme fait quelque chose, c’est stratégique. Si une femme fait la même chose, c’est opportuniste. Un homme est autorisé à simplement réagir. Une femme ne peut que faire une scène.» L’écart d’autorité genré, lorsqu’il concerne les productions culturelles de masse, m’apparaît particulièrement éloquent: la pop, c’est facile; le rock, c’est élaboré; les lattes à la citrouille, c’est cul-cul; les bières de microbrasseries, c’est épicurien. Barbie et Swift, c’est nul; Super Mario Bros et Marvel, c’est cool. Et la liste pourrait s’allonger. La conséquence de ce biais? Un mépris voire une haine sans discernement envers les choses qu’aiment les filles et, corrélativement, envers le genre que ces objets sont censés représenter. Détester les choses de filles, n’est-ce pas déjà un peu se permettre de détester les filles?
Mais voilà: on peut s’évertuer à railler une personne pour les choses qu’elle aime, on ne parviendra jamais à l’humilier tant qu’elle en est fière. Tant qu’elle refuse la honte.
1992 a été labélisée «Year of the Woman» («l’année de la femme») après l’élection d’un nombre inédit de sénatrices aux États-Unis. 2018 a hérité de la même étiquette après les élections américaines de mi-mandat, au cours desquelles un nombre record de 102 femmes ont été élues.
À mon sens, 2023 aura été l’année des jeunes filles. Nous avons vu des milliers de femmes – enfants, adolescentes, adultes – refuser cette honte et aimer sans retenue. J’ose espérer que nous sommes collectivement en train de récuser l’écart d’autorité voulant que l’expérience de la jeunesse au féminin en soit une qui devrait être associée à la honte, au secret ou à la frivolité. Ce qu’ont montré les chiffres en 2023, c’est qu’être une jeune fille se doit d’être célébré.
L’adolescence féminine est souvent dépeinte comme incendiaire, instable, voire destructrice. Les ventes de Barbie et du Eras Tour ont prouvé que bien au contraire, la jeunesse au féminin est si révolutionnaire que même les hommes – jeunes ou non – rêvent de se joindre à la fête. Les jeunes filles de 2023 m’auront rappelé que l’adolescence au féminin est un âge de grandes amitiés déterminantes, d’engagement idéologique et de bouleversements personnels que nous gagnerions à continuer à porter en nous, une fois adultes. Et que tout cela est une question d’amour qui, une fois décuplé, sait ébranler les murs des plus gros stades.
Sandrine Galand est professeure de littérature à Montréal. Elle est aussi mère, amoureuse, auteure et grande amatrice de culture pop. Elle a publié en 2021 Le Féminisme pop. La Défaillance de nos étoiles (éd. du Remue-ménage).
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