En mon Bosphore intérieur

Charles-Alexandre Haddad

Byzance, Constantinople, Istanbul : la capitale turque est autant le champ de rêveries poétiques que de douloureux souvenirs historiques.

 

J’aurais pu n’y voir qu’un simple désir de dépaysement, l’envie spontanée de rompre pour un temps avec le bon train de mes habitudes parisiennes, le besoin de me laisser habiter une fois de plus par les paysages d’Asie mineure, de revoir la lumière de l’hiver se répandre à l’aube sur les eaux du Bosphore depuis les hauteurs d’Üsküdar. J’aurais pu n’y entendre que la joie de retrouver mes amis, de goûter encore à l’adversité et au charme communément admis de cette ville plus peuplée que la Grèce voisine, que le simple plaisir de vivre quelques jours encore aux portes de cet Orient que j’aime et que je ne retrouve jamais sans un véritable enthousiasme. Pourtant, je m’étais embarqué pour la Turquie sans intention clairement explicable. Aucune de ces excellentes raisons ne me semblait à l’origine de mon empressement à larguer les amarres. Je filai seul, un jour de décembre choisi à la hâte, abandonnant la France sans annonce, pour quelques temps, bercé par une étrange et inséparable rengaine. Deux ou trois phrases négligemment griffonnées sur une feuille de papier quelques semaines auparavant. Deux ou trois phrases recopiées d’un recueil du poète Pierre Reverdy, deux ou trois phrases dont je ne me séparais plus et que j’avais laissées croître en moi-même, curieusement, inexplicablement, jusqu’à leur donner l’ampleur de ces obsessions qui condamnent à de franches résolutions, à de grandes décisions seules capables d’apaiser le remuement des méninges.

 

«La poésie est dans ce qui n’est pas. Dans ce qui nous manque. Dans ce que nous voudrions qui fût. (...) La poésie c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque.»

 

«Le bouche-abîme du réel désiré qui manque…» Quelle force obscure contenue dans ces mots simples et étonnants avait bien pu me convaincre d’accomplir ce voyage? J’avais la certitude que cet aphorisme était le seul responsable de mon départ, de ma précipitation; mais le rapport que j’établissais entre ce beau nom de la poésie occidentale et ce désir soudain de revoir Istanbul me semblait indéchiffrable, étrangement mystérieux. Je n’avais aucun doute quant à l’existence de ce lien. Sa réalité me semblait limpide, indiscutable, au-dessus de toute contestation. Mais je ne parvenais pas à me l’expliquer précisément.

 

Samedi 9 décembre

 

Istanbul, capitale du monde romain, de la foi orthodoxe puis du califat islamique. Istanbul, capitale impériale, successivement byzantine puis ottomane, autrefois peuplée de Grecs, de Turcs, d’Arméniens, de Kurdes, de Juifs, de Levantins et d’Occidentaux, presque tous autochtones à l’exception des derniers. Istanbul construite pour la beauté et le prestige dans le vacarme de toutes les nations qui en firent leur patrie. Istanbul, visage de la complexité de l’Orient dont il est la porte d’entrée, visage de sa complexité refoulée, enfouie sous les décombres de la mémoire.

Je n’ai jamais pu me promener le soir dans les ruelles de la vieille ville sans éprouver un vague sentiment de peine et d’embarras. Je n’ai jamais pu m’y promener sans rechercher en vain la diversité que j’évoquais à l’instant: Turcs à part, que reste-t-il de ces peuples qui cohabitèrent jusqu’au début du XXe siècle dans l’ancienne Constantinople? Rien qu’une poignée d’âmes discrètes et précautionneuses.

Le bouleversement profond du pays, passé à partir de la Grande Guerre d’un empire multinational à un État-nation où toute velléité minoritaire se réprime dans le sang, a été si froidement exécuté, si efficacement accompli que son résultat – la réduction à l’état de fantôme de son identité millénaire – ne peut être regardé sans trouble. Il n’a fallu qu’un siècle de réécriture historique, un siècle de reniements, d’exils forcés et de destructions, pour qu’Istanbul prenne l’aspect d’une cité uniformément turque depuis la nuit des temps.

Il y a dix ans, l’affaire Sourp Hagop constitua un exemple emblématique de ce processus. Dans le parc Gezi, construit en 1943 sur les cendres d’un cimetière arménien détruit en 1939, était commémoré chaque année le génocide de 1915. En 2013, le gouvernement Erdoan projeta de faire bétonner ce jardin pour y reproduire… une ancienne caserne ottomane, se targuant de vouloir «reconstruire l’histoire». Douloureuse ironie. Depuis, le projet demeure en suspens, mais la symbolique demeure: après l’élimination d’une communauté, le bannissement de la plupart de ses survivants, on fait cimenter son passé. Ni plus ni moins.

La ville est un palimpseste où l’on peut déchiffrer les traces ténues des divers peuples qui ont marqué son histoire.

En longeant la mer cet après-midi, entre le pont des Martyrs du 15-Juillet et le quartier de Kadıköy, lieu de l’ancienne Chalcédoine, je me demandai spontanément combien de visages, parmi cette foule de touristes et de Stambouliotes, connaissaient réellement le trésor sanglant sommeillant sous la houlette de cette ville, symbole de la puissance homogène et conquérante de la nation turque? Combien de visages parmi cette foule de touristes et de Stambouliotes avaient pu passer outre l’effacement mémoriel, combien savaient encore que dans ces rues foulées de leurs pas et animées de leurs voix enthousiastes, un soir d’avril 1915, l’extermination du peuple arménien débuta par l’arrestation de ses intellectuels? Combien avaient encore souvenir des pogroms de septembre 1955, qui mirent pratiquement fin à la présence millénaire du peuple grec dans cette ville autrefois byzantine dont il était autochtone?

 

Dimanche 10 décembre

 

En dépit de la tristesse qu’a éveillée en moi ma réflexion d’hier soir, je ne commettrai pas l’erreur de chercher nerveusement un coupable de ces malheurs ni de reprocher à la foule son indifférence ou son amnésie. Il serait vain d’attribuer un visage à la tragédie. Cette brutalité, cette violence mécanique sont les symptômes d’un long processus dépassant largement les responsabilités individuelles, d’un long processus orchestré par à-coups d’intensité variable depuis plus d’un siècle: le nettoyage humain puis culturel du territoire anatolien et de ses confins. Nos amis Kurdes en savent bien quelque chose: depuis plusieurs décennies, ils sont les dernières proies, tenaces et résistantes, du malheur et de la négation organisés.

Mais si je tiens à voir se briser la spirale du ressentiment, rien ne me fera oublier pour autant qu’à Istanbul, sous le fard de l’uniformité imposée par les convulsions du destin, sous le fard de l’unité culturelle dictée par la violence rationnelle de politiques abstraites, sommeillent une infinité d’histoires occultes et enfouies, d’histoires souterraines réprimées par un siècle de camouflages et d’assimilation forcée. Leur redécouverte paraît si tortueuse et inaccessible qu’elle peut prendre quelquefois les allures d’un parcours ésotérique. Aux non-initiés, le passé cosmopolite de l’ancienne Constantinople pourrait sembler marginal, voire inexistant. On sait généralement que Sainte-Sophie fut autrefois une basilique chrétienne. Mais rarement davantage. Pour comprendre l’âme profonde de cette ville, il faut l’aborder par-delà l’évidence, se laisser prendre au jeu des reconstitutions, ouvrir les portes interdites, questionner les plus âgés, déchiffrer leurs réponses biaisées par la loi du tabou et de la propagande. Il faut s’armer de vieilles cartes, s’armer des feux de la mémoire et redessiner par l’imagination l’histoire de cette capitale impériale qui était encore, il y a moins d’un siècle, l’une des plus grandes villes multiculturelles du monde.

 
À Istanbul, sommeillent une infinité d’histoires occultes et enfouies.
 

Dans la redécouverte laborieuse de ces temps anciens, le politologue pourrait voir un champ d’études, le diplomate un champ d’action et le militaire un champ de bataille. Mais le littérateur, lui, même amateur, ne doit y discerner qu’un champ inépuisable de merveilleux poétique.

Fort de ce sentiment, je repensai alors à cet aphorisme, à ces pensées obscures qui avaient précipité mon voyage. Le lien était désormais d’une évidence limpide.

Si, comme l’écrivait également Reverdy, la poésie d’un lieu n’existe que par l’envers qu’on lui suppose, alors, par la subjectivité du regard, Istanbul est pour moi la ville la plus poétique du monde, la seule cité dont l’âme profonde me touche à ce point par l’éclat d’imagination qu’elle suscite en mon for intérieur.

Cette subjectivité du regard et le merveilleux poétique qui en émanent sont la seule arme dont je dispose encore pour reconstituer la réalité de cet univers complexe et aboli d’où vient ma propre famille, ils sont la seule arme capable de me laisser entrevoir le monde de mon arrière-grand-père, Ottoman francophone, de religion catholique et de rite arménien. Moi-même, Français «comme les autres», Français de culture et de sentiment, je me sens inapte à concevoir précisément l’articulation de son identité, complexe et d’apparence contradictoire, fille d’un âge révolu dans la réalité physique de notre époque. Alors, contre l’érosion de la mémoire, contre la fuite des années, il ne me reste plus rien que la reconstruction poétique du temps passé, l’inégalable beauté de ce «bouche-abîme du réel désiré qui manque». 

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Byzance, Constantinople, Istanbul : la capitale turque est autant le champ de rêveries poétiques que de douloureux souvenirs historiques.   J’aurais pu n’y voir qu’un simple désir de dépaysement, l’envie spontanée de rompre pour un temps avec le bon train de mes habitudes parisiennes, le besoin de me laisser habiter une fois de plus par les paysages d’Asie mineure, de revoir la lumière de l’hiver se répandre à l’aube sur les eaux du Bosphore depuis les hauteurs d’Üsküdar. J’aurais pu n’y entendre que la joie de retrouver mes amis, de goûter encore à l’adversité et au charme communément admis de cette ville plus peuplée que la Grèce voisine, que le simple plaisir de vivre quelques jours encore aux portes de cet Orient que j’aime et que je ne retrouve jamais sans un véritable enthousiasme. Pourtant, je m’étais embarqué pour la Turquie sans intention clairement explicable. Aucune de ces excellentes raisons ne me semblait à l’origine de mon empressement à larguer les amarres. Je filai seul, un jour de décembre choisi à la hâte, abandonnant la France sans annonce, pour quelques temps, bercé par une étrange et inséparable rengaine. Deux ou trois phrases négligemment griffonnées sur une feuille de papier quelques semaines auparavant. Deux ou trois phrases recopiées d’un recueil du poète Pierre Reverdy, deux ou trois phrases dont je ne me séparais plus et que j’avais laissées croître en moi-même, curieusement, inexplicablement, jusqu’à leur donner l’ampleur de ces obsessions qui condamnent à de franches résolutions, à de grandes décisions seules capables…

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