Grandir avec Matzneff

Maïa Mazaurette

J’avais 15 ans quand on m’a collé pour la première fois un livre de Gabriel Matzneff entre les mains. «Tu verras, ça c’est de la vraie littérature.» Sous-entendu: si on compare avec la fausse littérature. Lire Matzneff ne m’a pas perturbée. Depuis toute petite, j’entendais vanter les mérites des «lolitas», des «poupées», des «petites pépètes», des «petites perverses». On en causait en famille, autour du poulet-frites. Si un monsieur passait les bornes, on le traitait de cochon – mais toujours en riant. C’étaient les années 1980, 1990, un monde en crise mais vertical. Les tours étaient encore debout. Les citadelles aussi: fric, humour potache, brutalité envers les faibles, justifications militaires («mon père me tabassait, j’en suis pas mort»). Beaucoup regrettent ces années-là. S’il fallait y retourner, je me jetterais sous un train. 

Matzneff sur ma table de nuit, à 15 ans. Je n’ai pas eu besoin qu’on m’offre les livres suivants, je les ai cherchés moi-même J’avais compris ce qu’on attendait de moi. Sade à 17 ans, Bataille à 19. En classe de philo, des réponses plus que des questions. «Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Commentez.» «On n’écrit pas de bonne littérature avec des bons sentiments. Commentez.» Je commentais. Et pourtant, à 15 ans déjà je savais qu’il y avait un problème. J’étais et je suis persuadée qu’on peut faire de la bonne littérature avec des bons sentiments. Connaissez-vous beaucoup de catalogues de délices? Moi non plus. La joie demande plus d’imagination, d’intelligence et de style que Matzneff, Sade et Bataille réunis (et rien qu’en évitant le lyrisme, la lourdeur et l’hermétisme, on serait en bonne voie). Quand la littérature se complaît dans le mauvais sentiment, c’est toujours une démission intellectuelle. C’est toujours un réflexe de troupeau.

Combien de catalogues de tortures a-t-on écrits et publiés? Le décompte est surBabelio: 3287 livres de torture, 23947 livres de violence, 138 livres de plaisir, 21 livres de joie. Les bons sentiments, au moins, ont la vertu de l’originalité. À 15 ans, j’étais suffisamment grande pour remarquer que la violence littéraire, acceptable et respectable, avait les mêmes défauts que les frappes de la guerre du Golfe: sous un vernis chirurgical, la grande démolition. Matzneff, Sade, Bataille: à 15 ans, tu sais que la frappe cible ton corps – et celui des tout petits garçons. Autour de toi, les gens parlent de «transgression» et de «subversion» comme s’il s’agissait d’abstractions (et de valeurs en soi) – mais toi, tu es au pic de ta vulnérabilité, à l’âge du risque maximal de viol, alors on ne te la raconte pas.

La transgression et la subversion ne touchent jamais le corps des hommes adultes: le danger célébré par les vieux lecteurs mâles restera toujours, pour eux, complètement virtuel. À ce titre, les messieurs qui suent et giclent devant Les 120 Journées, persuadés que la violence en caractères noirs police 12 fera d’eux des hommes, se comportent comme des enfants qui lisent des histoires de fantômes. Il n’y a pas de fantômes et il n’y aura pas de viol. Pas pour eux.

Si la grande littérature produit les mêmes effets que les contes, ne faut-il pas reconsidérer le barème? Pendant combien de temps les juges du bon goût auront-ils peur du loup, sans jamais en apercevoir une ombre? Quand passeront-ils à l’âge adulte – celui où les mots ont des conséquences? Ne parlons pas de l’opportunisme des critiques qui, pendant des siècles, ont qualifié de subversif tout discours servant l’intérêt des puissants.

Je m’interroge, aussi, sur les motivations des messieurs qui m’ont offert Matzneff et dont je sais qu’ils ne me voulaient pas de mal (je ne renie ni leur amitié ni leur influence). Était-ce une manière maladroite de me donner des forces, au cas où il faudrait «passer à la casserole» – comme on disait? Je ne crois pas. Je me rappelle des conversations: pour eux, les «petites pépètes» étaient toujours les vraies coupables. Ils n’avaient pas complètement tort: la littérature crée des rêves, des utopies, et quantité de petits monstres.

À 13 ans j’ai découvert mon pouvoir sur les hommes. Ils commençaient à me regarder et parfois, à me suivre. Je pouvais faire vriller les passants. Matzneff racontait ça. Je n’avais pas peur des inconnus: dans la vision du monde qui m’a été transmise, je menais le jeu. Mon narcissisme avait le tranchant d’un couteau de cuisine, je rêvais d’hommes captivés qui se feraient seppuku. Trente ans plus tard, cette vision prédatrice de la féminité n’a fait que se renforcer. La fondation est devenue une cathédrale. Je me sens dangereuse: au plus gris de la zone, je serai toujours à la maison. J’ai de la chance. Je m’en suis tirée sans viol comme on gagne un concours absurde. Ma sexualité est une table de casino. Tous les ingrédients du désastre sont rassemblés et ça passe quand même – à chaque fois. Il y a là-dedans une très douce addiction.

Avec le recul, je me demande ce qu’était le putain de problème de cette époque avec la transgression. Peut-être que cette génération s’ennuyait. Trop d’argent, trop de temps libre et mille fois trop de certitudes. Peut-être qu’il fallait que les tours et les citadelles tombent. Heureusement, les autres livres ne manquaient pas. En 1984, Marguerite Duras recevait le prix Goncourt pour L’Amant – portrait enfin crédible d’une jeune fille de 15 ans: solide, têtue, cruelle. Personne n’a aussi bien parlé de mon adolescence que Marguerite Duras, qui est morte quand je sortais de l’adolescence. Recevoir Matzneff et Duras au même âge est une grande chance – un improbable équilibre. Le problème n’est pas de subir des discours contestables, mais de grandir avec un seul discours. Je me suis remise de Matzneff, j’espère ne jamais me remettre de Duras. On peut grandir avec Matzneff à condition que Duras veille. 

 

 

Maïa Mazaurette est chroniqueuse pour Le Monde et « Quotidien » sur TMC. Elle est aussi l’autrice de Sortir du trou. Lever la tête (éd. Anne Carrière), Le Sexe selon Maïa et La Vulve, la Verge et le Vibro (éd. de la Martinière).

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J’avais 15 ans quand on m’a collé pour la première fois un livre de Gabriel Matzneff entre les mains. «Tu verras, ça c’est de la vraie littérature.» Sous-entendu: si on compare avec la fausse littérature. Lire Matzneff ne m’a pas perturbée. Depuis toute petite, j’entendais vanter les mérites des «lolitas», des «poupées», des «petites pépètes», des «petites perverses». On en causait en famille, autour du poulet-frites. Si un monsieur passait les bornes, on le traitait de cochon – mais toujours en riant. C’étaient les années 1980, 1990, un monde en crise mais vertical. Les tours étaient encore debout. Les citadelles aussi: fric, humour potache, brutalité envers les faibles, justifications militaires («mon père me tabassait, j’en suis pas mort»). Beaucoup regrettent ces années-là. S’il fallait y retourner, je me jetterais sous un train.  Matzneff sur ma table de nuit, à 15 ans. Je n’ai pas eu besoin qu’on m’offre les livres suivants, je les ai cherchés moi-même J’avais compris ce qu’on attendait de moi. Sade à 17 ans, Bataille à 19. En classe de philo, des réponses plus que des questions. «Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Commentez.» «On n’écrit pas de bonne littérature avec des bons sentiments. Commentez.» Je commentais. Et pourtant, à 15 ans déjà je savais qu’il y avait un problème. J’étais et je suis persuadée qu’on peut faire de la bonne littérature avec des bons sentiments. Connaissez-vous beaucoup de catalogues de délices? Moi non plus. La joie demande plus d’imagination, d’intelligence et de style que Matzneff, Sade et Bataille réunis (et rien qu’en…

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