Romancier tardif, le Japonais s’est très tôt senti attiré par la France et sa langue, qu’il a adoptées. Sa relation à son pays natal, distante et critique, est aussi mélancolique et surtout marquée par l’anticonformisme paternel.
Quand vous l’entendez à la radio, vous parieriez qu’il s’appelle André, ou Hubert. De sa voix chaleureuse et grave, il vous parle de littérature française – de Diderot, de Rousseau – et de musique. Mais cet écrivain rare, figurant en septembre dernier sur la première liste du Goncourt avec sa Suite inoubliable, a pour nom Akira Mizubayashi. De nationalité japonaise, le romancier tardif est aujourd’hui finaliste – à 72 ans, ce qui ne manque pas de saveur – du prix Naissance d’une œuvre, un des mieux dotés de France (20 000 euros), qui sera remis le 29 mai au pied du mont Blanc. Il a accepté de me rencontrer dans le « salon bleu » des éditions Gallimard.
Il pleut à verse, ce jour-là; le fameux salon bleu donne sur le jardin et le pavillon néoclassique abritant La Pléiade. Quand arrive Mizubayashi, nous nous enfonçons dans des fauteuils si confortables qu’il est difficile de s’y tenir dignement – l’auteur se rehaussera à plusieurs reprises, penché en avant comme un conteur. J’ai de la chance de le rencontrer car l’écrivain vit à Tokyo. Né dans le nord de l’archipel en 1951, il déménage rapidement avec sa famille dans la capitale, cette mégapole tellement changée depuis son enfance qu’il ne la reconnaît plus. «Nous passons notre temps à détruire! déplore-t-il. Tout le contraire d’ici…» Pour lui, les villes japonaises manquent de « vision d’ensemble » ; c’est justement ce qu’il aime dans les villes moyennes françaises. « Les gens sont heureux, ils marchent, spectacle plaisant. » Cela pourrait être le haïku d’un de ces explorateurs envoyés par le Japon en Occident au XIXe siècle.
Lui-même, est-il un écrivain du fragment ou de la totalité ?
L’écrivain presque bobo va faire ses courses en vélo, et évite le plus possible les déplacements. Il cite l’écrivain Shichi Kat : « Les Japonais excellent dans la réalisation de petits objets. Ils sont sensibles à la beauté d’une tasse à thé, mais insensibles à celle d’une ville. » Un peuple plus fort dans la partie que dans le tout… Mais lui-même, est-il un écrivain du fragment ou de la totalité ? « Je ne peux me lancer, pour l’écriture d’un livre, que lorsque j’ai une idée générale de l’ensemble. Truffaut disait: “Tant que je ne vois pas la fin de mon film, je ne peux pas partir.” Moi, je me dirige vers une fin que j’ai conçue, et en fonction de cette fin, je conçois le début, et tout le reste. Dans Reine de cœur et dans Suite inoubliable, par exemple, je savais qu’il y aurait un concert en conclusion. » Ces deux livres forment avec Âme brisée (prix des Libraires 2020) sa trilogie musicale, structurée selon un thème mélomane : le premier tome, Âme brisée, reprend par exemple la structure du Rosamunde de Schubert. L’homme discret mais complexe, plein d’allusions et de clins d’œil, est devenu écrivain à 60 ans, presque sans le faire exprès, à l’en croire – mais pour le raconter, il faut remonter à la fin des années 1960, quand il découvre un peu par hasard la langue française, guère enseignée aux écoliers de l’archipel.
Le jeune Akira était plutôt matheux. Il avait l’intention de faire des études de sciences, ou bien de devenir avocat. Pour son père, il ne fallait « absolument pas travailler pour une entreprise », chose très contraignante au Japon. « Être libre était la valeur ultime pour lui. Donc il me fallait une profession libérale. C’est alors que j’ai croisé la route, via un texte, d’un philosophe japonais appelé Mori Arimasa. »
Ce philosophe, presque tombé dans l’oubli au Japon, est un original: Tokyoïte, issu d’une famille protestante cultivée, petit-fils d’un ministre de l’Éducation, il est devenu professeur de littérature et de philosophie françaises à Tokyo après s’être entiché de la langue de Molière. En 1950, il vient en France pour la première fois – et décide de rester pour toujours, renonçant à son poste prestigieux à l’université de Tokyo. Après une période très frugale, il devient professeur de langue et de littérature japonaise aux « Langues O », puis écrit des textes littéraires pour des revues japonaises – choses vues à Paris, réflexions sur la langue française, textes inclassables. « C’est un texte de cette nature qui m’a été proposé au lycée, tiré d’un livre intitulé Notre-Dame dans le lointain. Cela m’a émerveillé. À l’époque, j’avais fait cinq ans d’anglais et me considérais assez fort dans cette langue ; soudain, devant moi, se dressait ce monsieur, qui me disait que trente-cinq ans de français ne suffisaient pas si on ne connaissait pas la France. » Et il comprend aussitôt: « Vouloir apprendre une langue étrangère, c’est un engagement à vie. » C’est une déflagration; Akira Mizubayashi consacrera sa vie au français. Il parle avec émotion de la reculade académique de Mori, pour une bonne raison: lui-même a fait des choix de carrière qui ont laissé ses pairs interdits.
À la fin des années 1960, il rencontre un peu par hasard la langue française.
Professeur de français, il a été titulaire dans trois universités: Meiji, l’université des langues étrangères de Tokyo et l’université Sophia – la sagesse antique –, toutes les trois dans la capitale japonaise. « Une telle infidélité, c’est assez peu fréquent, glisse le volage académique. Eh oui, les universités japonaises sont hiérarchisées... et je partais pour une université moins cotée ! Mes collègues n’en revenaient pas. D’autant que les langues étrangères, c’est l’université où j’ai été moi-même étudiant; et nous avons en japonais cette expression d’université maternelle. Il est évidemment un grand honneur d’y travailler un jour comme professeur... » Il faut la mesurer, l’importance de ces mots, dans une société où l’honneur pèse tant, pour comprendre ce que doit Mizubayashi à son père anticonformiste, qui avait souffert de ce qu’on appelle au Japon « la guerre de Quinze Ans ».
C’est cette guerre en effet – commencée en 1931 avec « l’incident de Mukden », un attentat sur une voie ferrée en Chine, poursuivie en 1937 par la seconde guerre sino-japonaise, et qui se termine en 1945 – qui a façonné l’homme que fut le père d’Akira Mizubayashi. La révérence envers l’empereur, ce père l’avait en horreur… et a voulu transmettre sa détestation du fanatisme. La musique était une puissance d’émancipation, c’est pourquoi il tenait à ce que ses deux fils y soient initiés – le frère d’Akira est aujourd’hui violoniste. Autre héritage, les livres, presque sacrés pour ce père issu d’une famille pauvre où ils avaient toujours manqué. « Le peu de livres qui passaient entre ses mains, il les dévorait. » L’admirateur de Victor Hugo avait lu, très jeune, Les Misérables. « Il disait souvent: en lisant un livre, on peut voyager, aller dans un autre monde, sortir de sa petite existence. C’était son obsession. » Obsession que cet ingénieur électricien pousse jusqu’à faire l’acquisition d’une librairie. L’affaire est un fiasco et périclite au bout de trois ans… « Mais c’était une manière de mettre à notre disposition un grand nombre de livres. Et c’est seulement adolescent que je découvre la lecture, avec notamment Sseki, mais surtout la littérature étrangère: Tolstoï, Le Rouge et le Noir, L’Étranger… »
Le désir d’écrire en français est arrivé tôt. « Je me suis rendu compte que c’était l’une des manières possibles d’apprendre le français. Imiter les grands écrivains… Je me suis fait un cahier de pastiches. » Professeur, Mizubayashi se spécialise dans les écrivains des Lumières. « J’écrivais des articles universitaires en français; c’était un exercice pour moi, mais je n’avais jamais songé à écrire pour publier, jusqu’à ma rencontre avec Jean-Bertrand Pontalis. »
“C’est seulement adolescent que je découvre la lecture.”
Cette rencontre, romanesque en soi, est due à Daniel Pennac. L’auteur de la saga Malaussène s’en souvient bien: « Akira, extraordinairement scrupuleux, était venu me consulter pour certains problèmes rencontrés dans sa traduction de Chagrin d’école. » L’amitié leur tombe alors dessus. « Ce qui m’a frappé chez lui? Cette histoire de langue. L’incroyable parcours de cet adolescent qui, à 17 ans, a l’intuition qu’il ne dispose pas de la langue idoine pour s’exprimer pleinement. Jamais je n’avais vu un adolescent raisonner ainsi. Par ailleurs, j’aimais la passion très courtoise qu’il avait pour sa chienne, Mélodie, que j’ai rencontrée… » Akira Mizubayashi se rappelle ce séjour de travail chez Pennac, pendant lequel le Japonais, flânant un matin chez son hôte, pique dans sa bibliothèque un livre de Pontalis. Pennac: « Tu connais ce monsieur ? » Et comment! Tous les étudiants en lettres japonais ont utilisé un jour ou l’autre son Vocabulaire de psychanalyse. Pennac s’exclame: « Mais… c’est mon meilleur ami ! Je vais l’inviter à dîner. » Passionné par ce savant des antipodes, Pontalis le bombarde de questions sur son rapport à la langue française. Et lui dit: « Vous avez là tout ce qu’il faut pour un livre dans ma collection, “L’Un et l’Autre”. L’Un étant en l’occurrence vous, et l’Autre, la langue française. » Rencontre fondatrice, dont l’artisan n’avait pas calculé l’ampleur: « Je m’attendais à une rencontre de sympathie, dit aujourd’hui Pennac. Mais avec ces deux-là, et leur curiosité linguistique insatiable, on ne risquait pas d’échouer. »
Mizubayashi se rappelle avec mélancolie celui qui fut son premier éditeur en français. « Il est mort en 2013, au mois de janvier. Sans voir l’état final de mon livre sur Mélodie. » Heureux hasard, c’est ce moment que choisit Antoine Gallimard, maître céans, pour traverser le salon bleu en compagnie de son chien, un shiba. « On dit au Japon que ces chiens ne s’attachent qu’à leur maître », glisse Mizubayashi à son éditeur.
Ce qu’aime ce francophile chez un Pascal ? Le religieux – comme l’envers de sa propre famille, anticléricale. À 11 ans, le père avait été envoyé en séminaire bouddhique, manière pour ses parents « de se débarrasser d’une bouche à nourrir ». Il y avait vu toutes sortes de corruptions, de vicissitudes, et avait commis une fugue – déjà la musique! À la fin de sa vie, il avait eu ces quelques mots: « Quand je mourrai, pas de bonze. Surtout pas de bonze. » En parlant de son père, Akira Mizubayashi a des accents proprement modianesques, à s’y tromper. « Il avait fait des études de sciences, et était devenu après la guerre professeur de physique… Pas de religion, pas de superstition… Mais il était, comment dit-on, réfractaire, voilà. » Ce « terrible modèle d’éducateur », comme il le dit avec tendresse, Akira Mizubayashi essaie tant bien que mal de l’égaler aujourd’hui, avec sa propre fille, franco-japonaise.
Dans les arts visuels, la plus profonde dilection du romancier est sans conteste le cinéma.
Dans Suite inoubliable, on trouve plusieurs documents visuels, notamment le schéma d’un violoncelle ouvert. Cela fait-il écho à un désir ancré d’image chez lui ? « La question de l’image me préoccupe : quand j’écris, il faut que je voie la scène dont je parle, sinon je ne peux pas avancer avec assurance. J’ai toujours un petit carnet et parfois je dessine. » Mais dans les arts visuels, la plus profonde dilection de M. Mizubayashi est sans conteste le cinéma. « Quand j’écris, je suis mis en relation avec des images. Par exemple, dans le film Les Évadés, l’un des personnages met un disque, un passage des Noces de Figaro, retransmis dans toute la prison, soudainement, et le réalisateur filme l’étonnement des prisonniers qui regardent en direction du haut-parleur. Eh bien, à un moment, mon personnage de violoncelliste dit à propos d’un morceau de Casals qu’il aimerait que celui-ci résonne sur tous les champs de bataille et capte l’attention de tous les soldats. J’ai commencé à écrire cela et, brusquement, l’image du film est venue m’habiter, celle d’une véritable captation de l’attention des hommes. » Car la musique, sur l’échelle de la civilisation, est à l’opposé exact de la guerre, de la violence… « C’est bien cela qui a aidé mon père à survivre: il se réfugiait dans un placard, où il écoutait la Sixième Symphonie de Beethoven, chez ma mère, avant leur mariage. »
Mais en tant que créateur, voit-on ses œuvres déterminées par sa naissance, par son vécu ? Akira Mizubayashi pourrait-il un jour écrire une histoire d’amour entre un Norvégien et une Angolaise ? Il rit. « Pourquoi pas. Cela fait partie des possibles. Mais à condition d’avoir étudié ces cultures-là. Après tout, ce qui m’incite à écrire, c’est un exercice d’éloignement. Écrire, c’est une exploration de l’inconnu. » Que lui inspire alors cette idée contemporaine selon laquelle on ne pourrait écrire que sur son vécu, son ressenti ? « C’est l’exact opposé de ma position. Je crois que c’est suicidaire, en vérité. »
“Au Japon, celui qui occupe une position supérieure est moralement supérieur. C’est une chose dont on n’arrive pas à se débarrasser.”
Dans Une langue venue d’ailleurs, Mizubayashi expliquait que pour un Japonais, il n’y avait rien de plus exotique qu’un Français qui entre dans un restaurant et dit à la cantonade: « Bonjour, messieurs-dames ! » Mais y a-t-il quelque chose qui continue à lui sauter aux yeux, aujourd’hui qu’il a beaucoup pratiqué notre pays ? « Il y a un aspect que j’ai découvert quand j’ai commencé à publier en France. Dans les festivals, l’élu est souvent entouré de bénévoles. Et les écrivains déferlent au festival – pour certains extrêmement connus. Or les paroles s’échangent sans gêne, sans différenciation sociale, entre tous ces gens; ça ne fonctionne pas du tout comme ça au Japon. Ainsi, quand j’ai participé au Goncourt des détenus, la possibilité d’avoir des conversations sans aucune hiérarchie avec les détenus et les jeunes femmes du Centre national du livre (CNL) m’a semblé agréable, en même temps que surprenante. De même quand une jeune personne du CNL ou de toute autre institution m’écrit en commençant par “Cher Akira”. » Impensable en effet au Japon, où la division du travail n’est pas seulement organisationnelle, mais touche à l’essence même des individus. « Au Japon, celui qui occupe une position supérieure est moralement supérieur. C’est une chose dont on n’arrive pas à se débarrasser. » On croit trouver un contre-exemple, chez Ozu où les différences sociales s’effacent au comptoir, le soir, après quelques verres de saké… « Pas vraiment. Dans les films d’Ozu, ceux qui communient ainsi sont souvent d’anciens camarades, d’anciens soldats qui ont partagé un même champ de bataille. Mais il est vrai que, dans une entreprise, les soirées éthyliques ont une grande importance: quand on est complètement ivre, on oublie les codes et les devoirs, et une espèce de fusion opère alors, qui abolit les barrières le temps d’une soirée. Barrières qui se dressent à nouveau le lendemain matin. »
Il dit « attraper le fou rire », comme une maladie, et mentionne des blagues de psychanalyste qui auraient amusé Freud. Il vient de publier un essai, en japonais, sur la langue japonaise. Nous échangeons nos cartes de visite. « Mizu, c’est l’eau; bayashi, la forêt. Et Akira veut dire chapitre, m’explique-t-il. Les cartes de visite, au Japon, c’est extrêmement utile, parce que cela permet de connaître la position sociale de son interlocuteur, et de savoir comment se comporter. » Sa carte de visite dit: Écrivain. Et il s’est assis dans un fauteuil symétrique au mien. Mais quand il se lève, et qu’il quitte la pièce, on se dit qu’il y a des grandeurs qu’aucun titre, même le plus honorifique, ne saurait jamais homologuer. Foi de Français !
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