Le romancier et académicien, spécialiste de l’œuvre proustienne, estime que l’auteur d’À la recherche du temps perdu a été injustement oublié à partir des années 1930 et évoque le caractère intrinsèquement novateur de son travail littéraire.
Polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, Antoine Compagnon est un passeur du monde des lettres. Professeur émérite au Collège de France et membre de l’Académie française depuis 2022, il est l’un des grands spécialistes de la vie et de l’œuvre de Marcel Proust. Il s’est logiquement intéressé à la relation de l’écrivain avec le judaïsme, revisitant toute une période de l’histoire de France, en particulier celle marquée par l’affaire Dreyfus. Au-delà de cet aspect essentiel, il analyse depuis très longtemps la méthode de travail de Proust, qu’il voit comme un précurseur dont l’approche novatrice l’empêchait d’achever À la Recherche du temps perdu.
Proust du côté juif, votre dernier livre, traite de la judéité de l’auteur. Par quel biais vous êtes-vous penché sur ce sujet ?
J’ai été conduit à m’intéresser à sa relation avec la communauté juive en réaction à une idée, devenue un lieu commun, selon laquelle À la recherche du temps perdu laisserait transparaître de la part de son auteur une honte de soi en tant que juif, ce qu’on appelle self-hatred, voire de l’antisémitisme, en particulier dans le portrait des personnages juifs, à savoir Bloch, Rachel, ou même Swann. Cette lecture me paraissait depuis longtemps un anachronisme et un malentendu.
C’est souvent cela, le point de départ d’un livre. On se démarque d’une lecture devenue courante et qui a l’air de s’imposer… On écrit toujours un peu contre. Pas complètement contre, mais, pour s’y mettre, il faut éprouver le besoin d’infléchir les idées reçues, de modifier l’angle de vision. Il suffit parfois de s’écarter très peu du sentier battu pour comprendre les choses autrement.
Quels liens y a-t- il entre Proust et une hypothétique identité juive, l’influence de «l’esprit juif» sur son œuvre ?
Il faut d’abord mentionner une autre origine de ce livre, une citation de Proust très souvent faite pour parler de sa propre conception de son identité juive. Dans cette phrase, il évoque les visites qu’il faisait avec son grand-père au carré juif du Père-Lachaise, où il déposait une pierre sur le caveau familial dans lequel était enterré son arrière-grand-père, personnage très important de la communauté juive parisienne. Proust disait: « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. »
Les biographes tendent à interpréter cette phrase comme le signe que la famille maternelle de Proust s’était détachée des traditions, puisqu’elle ignorait le sens de ce rite. Je vois là un malentendu, puisque personne ne connaît le sens de ce rite! C’est d’ailleurs le propre d’un rite: on l’observe sans avoir besoin de savoir pourquoi. Le grand-père de Proust qui déposait un caillou sur la tombe de son père, comme cela s’était toujours fait, accomplissait à mon sens un geste de fidélité plutôt que d’infidélité à la tradition.
À partir de cette phrase, je me suis interrogé sur les rapports de Proust avec sa famille juive et son sens de la judéité. Dans une lettre à Robert de Montesquiou, il affirme que s’il est catholique, c’est-à-dire baptisé comme son père et son frère, sa mère est juive, qu’on ne peut donc pas tenir devant lui de propos antisémites.
Proust était-il un dreyfusard ?
Il a été totalement engagé de l’automne 1897 à l’automne 1899, lorsque Dreyfus a été gracié. À ce moment-là, il passe à autre chose; il ne sera pas un dreyfusard du radicalisme et de la séparation. Il ne transformera pas son dreyfusisme en engagement anticlérical ou hostile à l’armée. Il n’en a pas moins été un dreyfusard militant, c’est lui qui a obtenu en décembre 1897 la signature d’Anatole France, la première signature de soutien à Zola à figurer dans L’Aurore au lendemain de «J’accuse», suivie de celle d’Émile Duclaux, le directeur de l’Institut Pasteur.
Proust dira plus tard, en 1919, qu’il a été l’un des premiers dreyfusards, ce qui est exagéré. Le premier dreyfusard, c’est Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred! Mais il a eu un comportement tout à fait honorable et digne. Il était toutefois aussi un mondain et, en 1899, il se remet à organiser des dîners réunissant des dreyfusards et des antidreyfusards, dont des antisémites comme Léon Daudet, avec qui il ne s’est jamais brouillé.
Quel est le regard de Proust sur le judaïsme, l’identité juive de ses personnages comme Swann et Bloch, leur assimilation ou non ?
Swann, au début du roman, est au sommet de l’intégration, membre du Jockey Club, reçu partout, ami de la duchesse de Guermantes. À la faveur de l’affaire Dreyfus et de la maladie, dans Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe, il retrouve ses origines juives, devient dreyfusard, alors que Bloch, venant d’une famille récemment installée à Paris, suit un parcours inverse. Il est présenté au début du roman comme un juif peu acculturé. Puis, dans Le Temps retrouvé, à la fin de la Recherche, il a le chic anglais, il a changé de nom, ses cheveux sont lisses, il fait très british.
À travers ces trajectoires croisées, on peut lire de la part de Proust un soupçon de critique de ce qu’on appelle alors l’assimilation. Proust n’en est pas dupe. C’est la raison pour laquelle, dans ce livre, je m’intéresse aux jeunes sionistes des années 1920, qui adoptent Proust comme un des leurs et en font une sorte d’étendard, parce qu’ils voient en lui un critique de l’assimilation.
C’est aussi pourquoi, en revanche, dans la communauté juive plus officielle, on manifeste une certaine méfiance pour l’œuvre de Proust, qui ne rend pas les juifs discrets. La communauté juive, comme le montrent ses réactions à l’affaire Dreyfus, ne veut pas faire de vague, se faire remarquer. On se tait longtemps sur Dreyfus. Proust, avec ses Swann, Bloch, Rachel, met en scène un peu trop de juifs. Dans son roman, il est en effet l’un des premiers à montrer des personnages juifs qui ne sont pas de simples silhouettes de second plan. Cela a pu choquer à l’époque.
À propos de la réception de la Recherche par les jeunes sionistes, vous rappelez qu’Albert Cohen voyait une influence juive dans l’écriture de Proust.
Je ne vois pas très bien d’où viendrait cette influence juive dans son œuvre, étant donné qu’il n’a aucune culture post-biblique. Or, être juif, c’est avoir une culture post-biblique. Ses connaissances se limitent à la Bible, autant ou plus au Nouveau Testament qu’à l’Ancien d’ailleurs. Ses manuscrits sont très compliqués, très sophistiqués, très torturés. J’aime les comparer aux pages de l’exemplaire de Bordeaux des Essais de Montaigne, avec des additions dans tous les sens. Certains préfèrent les comparer au Talmud. C’est joli, mais les commentaires chrétiens du Moyen Âge ressemblent tout autant aux pages de Proust.
Je dirais plutôt que Proust a été un précurseur du traitement de texte, que l’électronique et l’ordinateur ont facilité, mais qu’ils n’ont pas inventé et qui existait depuis longtemps. IBM n’était pas une firme électronique à l’origine, mais une entreprise d’organisation et de classification, ne l’oublions pas! IBM n’est devenu électronique qu’après la Seconde Guerre mondiale. Auparavant, ils organisaient les archives. Lorsqu’on voit comment Proust travaillait au milieu de ses carnets, ses cahiers, ses paperolles, lorsqu’on voit comment travaillaient Montaigne ou Thomas d’Aquin, c’était déjà du traitement de texte.
Il est exact que les jeunes sionistes des années 1920, comme Cohen et d’autres, ont voulu trouver dans l’œuvre de Proust une écriture qui leur rappelait les formes du Talmud. Quelques années plus tard, Céline se livrera à la même analogie, mais pour dénoncer Proust comme Juif. Donc, côté sioniste comme côté antisémite, on peut pratiquer cette assimilation. Cohen voit dans le style de Proust une rupture avec le style classique rationnel français, avec la sécheresse d’un Descartes ou du roman analytique classique. Proust introduit selon lui de la mobilité et du relativisme dans la littérature, ce qui mène souvent à une comparaison avec Montaigne et Bergson. On en fait une trilogie. Alors, la musicalité du style proustien peut-elle être liée à ses origines juives? Je ne vois vraiment pas pourquoi.
En quoi pensez-vous qu’il a inventé le traitement de texte ?
Dans le rôle dévolu à la mémoire. Chez Proust, on trouve bien entendu beaucoup de choses relatives à la mémoire involontaire, la mémoire des sensations. Mais son œuvre est aussi une prodigieuse machine de mémoire. Imaginez Proust dans son lit, puisqu’il a tout écrit au lit, entouré de ses montagnes de cahiers, de manuscrits, de dactylogrammes, d’épreuves, jonglant d’un passage à un autre.
La Recherche met en œuvre une prodigieuse mémoire qui n’est pas la mémoire involontaire. Il utilise des petits signes kabbalistiques pour renvoyer d’un passage à l’autre, d’un cahier à l’autre, bien avant que nous ayons l’informatique pour remplacer ces techniques de mémoire. Il ne jette d’ailleurs rien. La chambre de Proust, et son roman, c’est un vaste théâtre de mémoire, semblable à ces palais ou ces théâtres de mémoire de la Renaissance, qui se concevaient déjà comme des intelligences artificielles. En combinant, rejoignant les données d’un théâtre de mémoire, si l’on savait bien opérer, on pensait en tirer des connaissances nouvelles, pas seulement la synthèse ou l’accumulation de ce qui était déjà là, mais du véritablement nouveau. Le rêve n’a pas changé.
Proust fait émerger une connaissance, une approche littéraire nouvelle ?
Il fonctionne comme le traitement de texte, voire l’IA. C’est pour cela qu’il n’a jamais fini la Recherche. Il est mort avant de publier la fin, mais il n’aurait jamais fini. Il ne pouvait pas terminer l’œuvre puisque celle-ci lui imposait toujours des remaniements et qu’en plus, la vie transformait le texte.
Agostinelli [son chauffeur] intervient dans la vie: il entre dans le roman. La guerre est déclarée: elle transforme le roman... Le livre ne peut être interrompu que par la mort de l’auteur. Donc toute la fin de la Recherche n’est pas ce qu’elle aurait été si Proust avait vécu plus longtemps. À partir de La Prisonnière, tout ce qui est posthume est inachevé, transitoire. Il se serait passé bien des choses encore. La crise de 1929, la Seconde Guerre mondiale, qu’est-ce que Proust en aurait fait ?
Nous en revenons à l’IA: au dernier moment, sur les épreuves de Du côté de chez Swann, Proust combine deux personnages secondaires, un naturaliste et un musicien, pour en faire un seul, capital, puisqu’il personnifie sa théorie des deux moi, le moi social et le moi créateur, Vinteuil. Ce coup advient au tout dernier moment... Voilà pourquoi je dis qu’il n’y avait pas besoin d’informatique pour exploiter les mémoires artificielles, qui remontent à l’Antiquité. Cicéron, le Talmud, Thomas d’Aquin, Montaigne: ce sont des théâtres de mémoire.
Après lui, Céline, qui prétend aussi réinventer la littérature avec Voyage au bout de la nuit, veut-t-il casser ce que Proust a pu mettre en place ?
L’attitude de Céline et de tous les écrivains après Proust est ambiguë, parce qu’on a su très vite que l’œuvre de Proust était monumentale, dès avant sa mort. Entre 1919 et 1922, il est déjà clair que l’œuvre est capitale et donc tous, par la suite, se démarquent de Proust, se montrent souvent sévères à son égard, mais en même temps doivent reconnaître l’importance de l’œuvre. C’est le cas de Céline, qui lui réserve des attaques antisémites. C’est aussi le cas de Sartre, qui entend se débarrasser de Proust, sans vraiment y parvenir. Beaucoup d’écrivains ont voulu se débarrasser de lui, faire comme s’il n’avait pas existé, la manière la plus simple étant de ne pas le lire. Aujourd’hui, beaucoup d’écrivains n’ont pas lu Proust et cela se voit.
Proust meurt en 1922, au moment où émergent les surréalistes, qui le méprisaient. Y a-t-il tout de même une continuité historique littéraire entre la Recherche et l’approche surréaliste ?
Lorsque le surréalisme apparaît après la guerre de 1914-1918, Proust est déjà reconnu, il reçoit le Goncourt en 1919, la Recherche est vite traduite en anglais, allemand, espagnol... Proust jouit d’une reconnaissance immédiate. Ensuite, il traverse un purgatoire dans les années 1920 et 1930. Il restait des proustiens qui le lisaient et le commentaient, un peu comme une secte, mais on s’éloigne de Proust. Les surréalistes n’en ont pas fait grand-chose. Ni Breton, ni Aragon, ni les autres n’ont été des grands lecteurs de Proust, à part Soupault, qui l’avait connu. D’ailleurs, ils refusaient le roman en général, avant qu’Aragon s’y convertisse. Proust n’était sans doute pas assez révolutionnaire à leurs yeux.
Jusqu’à quand dure son séjour au purgatoire ?
Jusqu’aux années 1950. C’est l’âge de Malraux, Céline, Sartre, le temps de l’engagement. On pensait en avoir fini avec Proust, comme disait Sartre. Le retour à Proust se fait à partir des années 1950, avec le Nouveau Roman, qui revendique l’héritage proustien. Robbe-Grillet ne cesse de dire que si le Nouveau Roman est mal compris de la critique et des lecteurs, c’est parce qu’ils n’ont pas lu Proust, et que pour comprendre le projet du Nouveau Roman, il est indispensable d’avoir assimilé Proust et de vouloir aller plus loin que lui.
C’est ce qu’avance notamment Nathalie Sarraute, qui défend l’idée de progrès en littérature: Proust dépasserait Balzac, et Robbe-Grillet dépasserait Proust... L’idée du progrès linéaire de la littérature est au principe des avant-gardes. En poésie, cela donne la lignée Hugo, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud puis les surréalistes. Le livre de Marcel Raymond De Baudelaire au surréalisme décrit bien cette généalogie. Le Nouveau Roman reconnaît Proust comme une étape indispensable du progrès, de l’évolution de la littérature.
À la même période, sont publiés Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve. Les manuscrits inédits sont révélés. Beaucoup se mettent alors à écrire alors sur Proust: Blanchot, Bataille, Butor, Barthes, pour m’en tenir au b. On se réclame désormais de Proust du côté des modernes, alors qu’on avait marqué une certaine réprobation pour son côté snob et mondain. La correspondance de Proust, publiée à partir des années 1920, lui a fait longtemps du tort. Elle a donné l’impression qu’il n’était qu’un flatteur. Cela paraît aujourd’hui absurde mais c’était l’idée dominante jusqu’aux années 1950. Ce lieu commun a été corrigé par la publication de Jean Santeuil. On a alors compris que Proust n’avait fait qu’écrire sa vie durant.
Pourquoi faudrait-il lire Proust aujourd’hui ?
Personne n’est obligé. D’ailleurs, la plupart des gens ne l’ont pas lu et ne le liront jamais. Mais Proust mérite d’être lu parce qu’il parle de tout, de l’amour, de la mort, de l’art. C’est l’histoire de quelqu’un qui veut devenir écrivain. Tout le monde veut devenir écrivain. Jusqu’à une date récente, tous les Français voulaient devenir écrivain, même les présidents de la République... Donc Proust touche tout le monde. Il parle de la jalousie: qui n’a pas été jaloux? Il parle du deuil: qui n’a jamais traversé un deuil? Il parle du vieillissement: tout le monde vieillit. C’est une œuvre encyclopédique. Tout y est.
Si c’est l’œuvre de quelqu’un qui veut devenir écrivain, conseilleriez-vous de la lire à un jeune voulant écrire ?
La Recherche, c’est trois mille pages d’impuissance à écrire! Avec la découverte finale de la solution! C’est le livre de la procrastination... Tout écrivain a fait l’expérience de ce que Flaubert appelait la «marinade». L’écriture est inséparable de la mélancolie, voire de la dépression. Tout apprenti écrivain doit en passer par là. Alors autant lire Proust pour se distraire. Et puis c’est une langue, une inflexion de la langue française. Il est important de le lire pour comprendre ce moment de la langue française, de la langue littéraire.
La volonté de Céline de se distinguer de Proust ne serait donc pas uniquement liée à son antisémitisme ou sa détestation du personnage de Proust, mais aussi à la volonté de créer une nouvelle langue française ?
Céline a fait un autre choix, celui d’une langue parlée envahissante. Toute la narration est emportée par la langue parlée depuis la première phrase du Voyage: «Ça a commencé comme ça.» Cette langue n’est pas simplement orale, elle est recréée. Lequel des deux a été le plus important pour les écrivains qui ont suivi? Je ne sais, mais ils ont tous les deux marqué les générations suivantes, plus que Gide ou d’autres. À partir des années 1950, les modernes se sont emparés de Proust alors que jusque-là c’étaient plutôt les classiques qui le lisaient.
Vous avez écrit Les Antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes. Proust est-il antimoderne ?
Proust était un grand bourgeois libéral et conservateur. J’aime bien citer cette phrase de sa mère, qui lui écrit au moment de l’affaire Boulanger: «Je suis comme toi, mon grand, du grand parti conservateur, libéral, intelligent.» Proust est resté jusqu’à sa mort du grand parti conservateur libéral intelligent. On retrouve chez lui ce tempérament baudelairien qui associe à tout progrès un regret. L’idée que tout progrès implique du regret, que le passé doit être conservé, maintenu, sauvé, c’est cela, la mémoire! Et puisque je définis un antimoderne comme un homme ou une femme de progrès et de regret, inséparablement, Proust est dans ce sens un antimoderne. Il veut faire autre chose, mais n’entend pas bazarder les cathédrales.
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