Bousculer et nuancer

William Emmanuel

Dans un État démocratique, la liberté d’expression est, en principe, garantie. Les évolutions récentes montrent toutefois que ce n’est plus tout à fait le cas. Sur les grandes questions politiques – que ce soit la pandémie de covid, la guerre en Ukraine ou le conflit entre Israël et les Palestiniens –, il devient difficile d’apporter de la nuance. Il faut choisir son camp. Cette injonction empêche toute réflexion sur les moyens de surmonter les crises. On pourrait dire que c’est la nouvelle règle de la majeure partie du monde politico-médiatique, qui adore les situations binaires, les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Or, pour résoudre un problème, le compromis est nécessaire.

Pour échapper au traitement mortifère de l’actualité, il y a, heureusement devrait-on dire, la littérature. La sensibilité de l’écrivain permet souvent de mieux appréhender une situation ou une réalité que les récits journalistiques ou les études historiques les plus solides. Songeons à Guerre et Paix de Tolstoï, pour ne citer qu’un exemple. Mais voilà que la littérature est désormais sous la menace du «politiquement correct». Les éditeurs américains ont commencé à recruter des sensitive readers: ils sont chargés de lire le manuscrit avant publication afin de s’assurer que le texte ne choque pas les lecteurs. Comme toujours, cette tendance américaine joue sur les bons sentiments: il s’agit de tenir compte des minorités, qui sont faiblement représentées dans ce secteur culturel.

Cela soulève de nombreuses questions. Une seule nous intéresse: n’est-ce pas le rôle de la littérature que de bousculer ? Car la lecture n’est pas un simple divertissement. Elle nourrit le lecteur qui, grâce à la fiction, peut aiguiser son regard sur le monde. C’est la raison pour laquelle les régimes autoritaires s’en méfient. Songeons au sort réservé à Alexandre Soljenitsyne en Union soviétique, ou à la condamnation à mort de Salman Rushdie par les mollahs iraniens.

Éviter de heurter la sensibilité du lecteur relève de la censure et constitue une insulte pour les écrivains, qui cherchent à décrypter le monde pour nous. Quelle est la frontière entre ces désormais fameux sensitive readers et les politiciens d’extrême-droite qui excluent des livres des bibliothèques dans de plus en plus d’États du sud des États-Unis? Déterminer en amont ce que le lecteur doit pouvoir lire équivaut à une sorte d’autodafé préventif. Le lecteur, seul capitaine de son âme, est libre de comprendre comme il le veut une œuvre. La liberté de création littéraire doit par conséquent être totale. 



 



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews