Philologie et folilogie
Jean-Roch Siebauer
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Jean-Roch Siebauer
par Jean-Roch Siebauer, écrivain pataphysicien, sur une idée de Pierre Vesperini, philologue
De Guillaume Postel à Bernard Pyne Grenfell, les plus grands érudits se sont donnés corps et âmes à leurs recherches, parfois jusqu’à la folie.
Depuis la Bibliographie des fous (1835) de Charles Nodier (1780-1844), on s’est beaucoup préoccupé des fous littéraires et de ce que l’on pourrait appeler la folilogie; et, bien que Guillaume Postel (1510-1581), l’un des premiers héros folilogiques qui y ait exhumé, ait été un grand philologue, on ne paraît pas s’être interrogé jusqu’ici sur les relations unissant philologie et folilogie. La folilogie philologique pourrait cependant constituer un très riche champ de recherches, car, vingt ans à peine après G. Postel, un autre géant français de la philologie classique, Henri Estienne (1531-1598), souffrait lui aussi de troubles psychiques dévastateurs et devait mourir dément dans un hospice lyonnais. S’il y a certes là un vaste réservoir de croustillantes anecdotes littéraires, la longue histoire de la folilogie philologique devrait surtout être pour notre époque une source de réflexion sur les liens qui unissent l’intensité du travail philologique et les crises de démence de plusieurs grands philologues. Telle est précisément la réflexion à laquelle invite un récent article universitaire consacré à la maladie mentale du papyrologue anglais Bernard Pyne Grenfell (1869-1926) par Lorne R. Zelyck (université d’Alberta).
Devenu violent et incontrôlable, Grenfell fut interné à l’hôpital pour aliénés du Caire.
B. P. Grenfell est célèbre dans le monde de la philologie classique pour avoir découvert un très grand nombre de textes grecs antiques. Ce membre du Queen’s College (Oxford), qui y a enseigné la papyrologie à partir de 1908, est en effet, avec Arthur Surridge Hunt (1871-1934), l’un des deux philologues anglais auxquels, entre 1896 et 1907, l’Egypt Exploration Fund a fourni un soutien financier pour mener dix saisons de fouilles en Égypte (à Oxyrhynchus et au Fayûm), et qui ont ramené des décombres de ces cités antiques les milliers de documents papyrologiques et les centaines de papyrus littéraires, conservés sous les sables du désert, qu’ils ont pour la première fois présentés, édités et commentés dans 18 volumes de grand format: rien que dans The Oxyrhynchus Papyri (Londres, 1898-1920, 13 vol.), on trouve ainsi l’édition de près de 400 papyrus de littérature grecque chrétienne et surtout classique, dont la rédaction s’est échelonnée du ier siècle avant l’ère vulgaire au viie de celle-ci. La majeure partie de ces écrits étaient alors inconnue ou inédite: l’Europe moderne n’avait plus connu une telle affluence de nouveautés antiques depuis la Renaissance et les entreprises éditoriales d’Aldo Manuzio (1449-1515) et des Estienne – Robert (1503-1559) et son fils Henri – visant à publier les éditions princeps des textes grecs transmis par les codex byzantins du Moyen Âge.
Tout cela est de notoriété publique, mais ce qui l’est beaucoup moins, c’est qu’alors qu’il exhumait ces papyrus d’Oxyrhynchus, B. P. Grenfell, devenu très violent et incontrôlable, fut interné pendant trois mois (1906-1907) à l’hôpital pour aliénés du Caire, parce qu’il «souffrait de manie aiguë accompagnée de délires et d’idées de persécution»: il prétendait tour à tour avoir droit au poste de Consul britannique en Égypte, être la victime d’un complot allemand qui visait à le poignarder ou à l’empoisonner, avoir été témoin de l’invasion de sa chambre par une procession de fantômes ou être l’«empereur de l’Univers». De retour à Londres, le savant papyrologue travailla cependant normalement jusqu’à l’automne 1908, où, après s’être énormément investi dans l’organisation du Congrès d’Histoire des religions d’Oxford (sept. 1908), il subit une seconde attaque, beaucoup plus grave que la première, qui se conclut par son internement (fin 1908-fin 1909), sa tentative de suicide par défenestration le 1er janvier 1912 et une nouvelle hospitalisation d’un an (1912-1913): confus et agité, victime d’hallucinations visuelles et auditives, il tenait alors des propos incohérents sur son funeste sort, les divinités, la punition de Confucius, les complots et les conspirations, les rois, l’Empereur allemand et le Tsar, et affirmait mettre sa main au feu ou se rouler par terre sous l’effet de pulsions, et être condamné à un delirium tremens éternel. Après une longue rémission (1913-1920), où il travailla de nouveau avec ardeur aux Oxyrhynchus Papyri et fit un dernier voyage en Égypte, il fut définitivement interné en juin 1920 et mourut des suites d’une crise cardiaque, le 18 mai 1926: à cette époque, il passait son temps à siffloter, souffrait encore d’hallucinations, avait de l’albumine dans le sang, perdait conscience, tentait de se noyer aux bains et croyait être un espion coupable de trahison envers l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, les sexes féminin et masculin, et lui-même...
Il a été montré que les universitaires font partie des travailleurs les plus sujets aux troubles mentaux.
Il est extrêmement difficile de déterminer l’origine (physique ou psychologique) et la nature (bipolarité ou schizophrénie) des troubles psychotiques dont souffraient B. P. Grenfell. Tous les témoignages attestent cependant que ses crises suivaient des périodes d’intense activité intellectuelle (philologique et administrative), c’est-à-dire de surmenage, et n’était pas dû à une «absence de pratique sportive», comme l’a ignoblement affirmé son collègue A. S. Hunt: préparation et gestion du site de fouilles d’ Oxyrhynchus en 1906, charges résultant de sa nomination comme premier professeur extraordinaire de papyrologie à Oxford et de l’organisation du Congrès d’Histoire des religions en 1908, achat et examen de nouveaux papyrus en Égypte en 1920, après son immense labeur durant les sept années précédentes. Il est également patent que les soins qui lui ont été prodigués n’étaient pas adaptés à son mal: au moins dix des meilleures années de travail de sa courte vie ont de ce fait été perdues, ce qui rend ses travaux scientifiques encore plus extraordinaires. Des études récentes ont montré que les universitaires, agités par des charges de travail excessives et constamment pressés par les exigences exorbitantes de l’administration et la soumission perpétuelle de leurs travaux au jugement critique de leurs confrères, font partie des travailleurs les plus sujets aux troubles mentaux, à cause du secret qui leur est tacitement imposé à ce sujet par leurs hautes responsabilités intellectuelles. Comme le cas de B. P. Grenfell est loin d’être isolé parmi les philologues, la question se pose sérieusement: la philologie, qui est une discipline scientifique particulièrement exigente, serait-elle une antichambre de la folilogie?
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