Lobbying en Europe

Travail ubérisé, une saga bruxelloise

Mathieu Solal

Fortes de leur poids économique, les principales plateformes intriguent auprès des institutions européennes pour obtenir une réglementation sociale avantageuse. Avec une réussite variable.

 

Au bout du tunnel, la lumière. En ce lundi 11 mars, Elisabetta Gualmini exulte. L’eurodéputée socialiste italienne, qui a négocié au nom du Parlement le contenu de la future directive européenne sur les travailleurs des plateformes, tient un accord in extremis. Devant les journalistes, elle laisse s’exprimer sa joie et sa rage. «Nous avons gagné !Pour les travailleurs des plateformes et les bons employeurs, contre le lobbying agressif des géants des plateformes exploiteurs, soutenus jusqu’au bout par le président français, Emmanuel Macron, et ses libéraux, assène-t-elle. À l’approche des élections européennes, les Européens s’en souviendront».

Si cette dernière affirmation reste à confirmer, l’Italienne pointe à raison les lobbies des plateformes et la France, qui auront tout fait pour enterrer le projet de directive. Sans y parvenir. Ils ont toutefois réussi à le vider d’une bonne partie de son ambition sociale. Certes imparfait, le texte ne devrait pas moins contribuer à améliorer la protection de millions de travailleurs des plateformes. Car en face, les promoteurs du texte ont tenu bon, dans cette arène européenne sans cesse ballottée entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, les vrais et les faux-semblants, mais aussi les intérêts nationaux, le jeu des groupes politiques et l’opinion publique.

 
Nicolas Schmit, le commissaire européen à l’Emploi, est certes socialiste, mais aussi luxembourgeois.
 

Tout commence en cette matinée bruxelloise pluvieuse de décembre 2021, lorsque s’avance sur l’estrade Nicolas Schmit. Le commissaire à l’Emploi et aux Droits sociaux n’a rien d’un Che Guevara syndical. Lunettes rectangulaires, tête carrée, cheveux poivre et sel rabattus sur le côté et costume cravate ajusté: Nicolas Schmit incarne plutôt le placide eurocrate bruxellois. Schmit est certes socialiste, mais aussi luxembourgeois, avec un passé de technocrate et de diplomate européen. Son style colle à la grisaille policée de la salle de presse de la Commission européenne (CE) où il s’exprime. Il n’a ni barbe, ni fusil, ni faucille, ni marteau. Pourtant ce qu’il dit ressemble au déclenchement d’une révolution sociale, vouée à changer la donne pour les millions de travailleurs européens des plateformes numériques. C’est sans doute l’initiative la plus ambitieuse de la commission von der Leyen en la matière. 

Pieds ancrés dans le sol et mains solidement appuyées sur son pupitre, Nicolas Schmit plante le décor: 500 plateformes numériques opèrent dans l’UE, dont une majorité dans plusieurs pays membres à la fois, ce qui «montre clairement que l’économie des plateformes a une dimension européenne», affirme-t-il. Artisans d’un secteur en pleine expansion, 28 millions de travailleurs, selon les chiffres de l’époque de la CE, opèrent pour elles, la plupart du temps sans y être liés par un contrat de travail, donc sans bénéficier de protection sociale, de rémunération minimum ou d’assurance. «Personne n’essaie de tuer, d’arrêter ou d’entraver la croissance de l’économie des plateformes», assure Nicolas Schmit. Toutefois, «si les travailleurs ne bénéficient pas des droits sociaux et des droits du travail auxquels ils peuvent prétendre, alors il faut agir».

C’est là qu’intervient la «révolution» en marche: au lieu de continuer à se fier aux statuts contractualisés entre plateformes et travailleurs, la CE entend introduire, via le projet de directive que présente ce matin-là Schmit, une présomption de salariat. En clair, renverser la charge de la preuve, et considérer d’emblée qu’un travailleur de plateforme est un salarié, sauf si la plateforme peut prouver le contraire: qu’il n’est qu’un prestataire de service indépendant. Un véritable séisme! Car cette mesure pourrait mener à la requalification du statut de 5,5 millions de travailleurs européens, selon la Commission. A contrario, les travailleurs qui n’accèderaient pas au salariat bénéficieraient de plus d’autonomie et d’indépendance.

Comment mettre en place cette présomption? Les autorités nationales devront se baser sur un faisceau d’indices composé de cinq critères précis, tels la fixation de la rémunération ou la supervision de l’exécution du travail effectué. Un coup dur pour les lobbyistes des plateformes, qui avaient tout fait pour éviter cette issue, utilisant leurs techniques classiques à Bruxelles.

 
Uber et consort déclarent plus de 2 millions d’euros de budget annuel pour leur lobbying bruxellois.
 

Ainsi, lors des mois précédant la présentation du projet, des dizaines de représentants du secteur (il est difficile d’en estimer le nombre total) se sont activés en coulisse, répartis entre lobbyistes officiels d’entreprises comme Uber, Bolt ou Deliveroo, émissaires d’alliances d’intérêts tels que Move EU, qui regroupe Uber et ses concurrents Bolt et Freenow. Mais aussi cabinets de conseil ou d’avocats travaillant pour le compte d’une ou plusieurs de ces entreprises. En tout, les plateformes principales déclarent plus de 2 millions d’euros de budget annuel pour leur lobbying bruxellois, dont plus de 700000 euros pour Uber. Ses représentants ont ainsi obtenu trois rendez-vous avec Nicolas Schmit en personne entre avril et décembre 2021, pour mettre en avant leur argument massue, étayé par des études internes à la crédibilité douteuse: la majorité des chauffeurs ne voudraient pas devenir salariés.

«La directive sur le travail sur plateforme est bien intentionnée, mais l’accent mis sur la reclassification montre clairement que son objectif n’est pas d’améliorer les conditions de travail, tacle un porte-parole d’Uber auprès de Bastille Magazine. Le texte pourrait en définitive faire perdre leur emploi à des centaines de milliers de personnes et pousser une minorité d’entre eux à conclure des contrats de travail dont ils ne veulent pas.» Parler à la place des travailleurs, agiter de sombres prophéties en forme de chantage à l’emploi: telle est la stratégie des plateformes, de plus en plus agressive à l’approche de la présentation du projet de directive.

Une pression choquante vue de l’extérieur? Elle est pourtant habituelle à Bruxelles, qui ne compte pas moins de 50000 lobbyistes en tous genres, comme l’explique le journaliste Jean Comte dans son ouvrage Au cœur du lobbying européen (éd. Presses universitaires de Liège). L’implantation profonde dans le système législatif européen de cette armée de représentants d’intérêts trouve son origine dans l’histoire, «une stratégie conduite consciemment par la Commission européenne, et cela dès ses premiers pas, dans les années 1960».

La jeune institution de la tout aussi jeune Communauté économique européenne (CEE) ne dispose alors que de faibles ressources, en matière grise comme en budget de fonctionnement. Elle incite les différentes filières à constituer des divisions paneuropéennes afin d’avoir accès à ses propres interlocuteurs et, surtout, à des informations en provenance directe du marché. «Le dialogue avec [ces représentants d’intérêts] a permis [à la Commission] d’asseoir sa légitimité face aux États membres et, bien sûr, de collecter l’expertise et les données qui lui manquaient», analyse encore Jean Comte.

La présence de ces lobbies, jouant sur l’ambiguïté entre expertise et conseil, compense alors la relative faiblesse de la CE, dont les moyens pèsent bien peu en comparaison de ceux des 27 États membres. Une relation fusionnelle s’instaure, qui provoque des abus, entre pantouflages, influence jugée trop grande des lobbies sur certains textes, voire acteurs économiques qui se retrouvent juge et partie. Il faut néanmoins noter que, tout en écoutant les représentants d’intérêts économiques, la CE a également engagé la régulation du secteur, le poussant à la transparence. Un registre précis des lobbies opérant à Bruxelles a ainsi été mis en place. La CE a aussi favorisé la création d’ONG et la constitution de syndicats européens de travailleurs, rétablissant un peu d’équilibre.

Ces derniers sont d’ailleurs loin d’être étrangers au caractère ambitieux du projet de directive sur les plateformes. La Confédération européenne des syndicats (CES) a ainsi beaucoup pesé sur l’exécutif européen. En octobre 2023, plusieurs collectifs de coursiers sont également venus manifester en nombre sur le rond-point Schuman, sous les fenêtres de la Commission, à Bruxelles. En France et dans le reste de l’Europe, nombre de plateformes ont même perdu régulièrement face à leurs chauffeurs et autres livreurs quand ceux-ci lançaient des actions judiciaires en requalification. Mais rien n’y a fait. Les plateformes assument non seulement les défaites devant les tribunaux, mais s’obstinent à ne pas modifier leur comportement dans le sens de la jurisprudence.

« On ne demande pourtant rien d’extraordinaire, déplore Ludovic Voet, de la CES. Le problème est identifié, les travailleurs gagnent devant les tribunaux, mais le changement n’intervient pas. Nous souhaitons simplement que les plateformes respectent la loi. » Après des mois de négociation, les élus européens réussissent même à s’entendre sur un rapport d’initiative législative, voté à une solide majorité (524 voix contre 39 et 124 abstentions) en septembre 2021. Dans ce texte, le Parlement plaide notamment pour la mise en place de la présomption de salariat.

 
Le gouvernement français est un relais d’influence des plateformes sur le dossier de la présomption salariale.
 

« La gauche est naturellement sensible aux questions liées au traitement des travailleurs, explique ainsi une source parlementaire de gauche, mais une bonne partie de la droite a aussi voté pour parce qu’elle rejette la concurrence déloyale, notamment celle exercée par les plateformes profitant indûment des avantages du travail indépendant. » Une victoire pour le Parlement, donc, mais une défaite pour le gouvernement français, véritable relais d’influence des plateformes sur ce dossier. La France avait obtenu qu’une élue de son camp, l’eurodéputée MoDem Sylvie Brunet, soit désignée responsable de ce rapport d’initiative. Problème: cette ancienne rocardienne, petite-fille d’ouvrier, va choisir contre toute attente de plaider pour une régulation forte. « Sylvie Brunet a bien fait son travail, reprend la source parlementaire déjà citée. Elle a beaucoup consulté et compris que le Parlement soutenait largement la présomption et l’a logiquement inscrite dans son rapport. On a alors entendu que cela n’avait pas été du goût de l’Élysée. »

De fait, la macronie a semblé développer une forme de déni par rapport au contenu du rapport. À l’Assemblée nationale, Élisabeth Borne, à l’époque ministre du Travail, en vient même à nier l’existence d’un appel à la mise en place d’une présomption salariale. Sylvie Brunet a refusé de répondre à nos questions. Tout au long du processus, la délégation macroniste votera toutefois en faveur de la présomption salariale, au grand dam du gouvernement. Lequel ne s’avoue néanmoins pas vaincu: Paris fait directement pression sur la Commission pour qu’elle abandonne cette idée. Celle-ci irait à l’encontre de la législation française, adoptée pour préserver «des modèles reposant sur un degré d’autonomie et de flexibilité pour les travailleurs», explique la France. Des arguments proches de ceux des lobbies. Mais qui ne parviennent pas à convaincre la Commission.

La France a perdu une bataille, mais pas la guerre. Si la Commission s’est prononcée pour la présomption de salariat, le Parlement et le Conseil, qui réunit les représentants des États membres, doivent à présent se positionner, chacun de son côté, avant de négocier ensemble un texte final. Du côté du Conseil, institution la plus discrète et la plus puissante de l’UE, la France va s’appliquer à jouer les trouble-fêtes, accompagnée dans sa course au moins-disant social par la Hongrie, la Pologne, les pays baltes, la République tchèque, la Grèce et la Croatie.

Malgré la résistance, orchestrée notamment par les pays du Benelux, l’Espagne –dont le gouvernement mène une lutte contre le salariat déguisé depuis 2021– et le Portugal, le Conseil arrête, en juin 2023, une position beaucoup moins ambitieuse. Sa rédaction alambiquée rend la directive indigeste, sinon inapplicable. Phagocytée par les dissensions internes, l’Allemagne, dont la justice s’est pourtant attaquée au modèle d’Uber, s’abstient.

Comment obtenir le même résultat au Parlement européen? Les lobbies des plateformes s’activent dès le lendemain de la présentation par Nicolas Schmit de sa proposition de directive. Ils matraquent les mêmes messages que ceux envoyés à la Commission, soutenus par un certain nombre de syndicats patronaux dont BusinessEurope, le Medef européen. Ils organisent un grand nombre d’événements, à l’intérieur et autour du Parlement. Les deux mêmes affirmations sont martelées: les travailleurs aiment la flexibilité et la directive pourrait provoquer une importante baisse d’activité. 

Les lobbyistes marchent néanmoins sur un fil: comment rassurer les investisseurs si la nouvelle directive devait passer? Les plateformes assurent qu’elles composeront le cas échéant. «Quel que soit le contenu de la directive, l’Europe restera une région importante pour Uber. Nous avons prouvé notre capacité à nous développer dans des pays comme l’Allemagne et l’Espagne en utilisant des modèles d’emploi par une tierce partie», explique notamment Anabel Díaz, la cheffe de la division mobilité d’Uber en Europe. 

 
Deux affirmations sont martelées par les lobbies : les travailleurs aiment la flexibilité et une directive pourrait provoquer une baisse d’activité.
 

Les plateformes font aussi jouer à plein leurs liens avec une partie du principal groupe conservateur du Parlement, le Parti populaire européen. Fait rarissime: huit députés de tout le continent vont jusqu’à envoyer à leurs collègues de la commission de l’Emploi et des Affaires sociales une lettre-tract, reprenant texto les arguments des lobbyistes. Ces élus signent aussi, avec quatre de leurs collègues, une tribune titrée «Les travailleurs numériques priorisent la flexibilité –pas le salariat», publiée par Politico Europe, véritable bible de la bulle européenne, possédé par le groupe de presse allemand Axel Springer, lequel a investi 5 millions d’euros dans Uber en 2017.

Les plateformes tissent ainsi leur toile, espérant pouvoir adoucir ou au moins compliquer le texte qui sera voté par le Parlement. «La campagne a été forte, mais finalement moins qu’attendu, nuance une source de la délégation macroniste L’Europe Ensemble. Les plateformes ont été très présentes, mais les syndicats aussi, notamment la CES, avec laquelle nous avons été en contact étroit.» Au-delà des syndicats, le débat parlementaire va surtout être dynamité par la révélation des Uber Files à partir de juin 2022. Ces milliers de documents internes et le témoignage du lanceur d’alerte Mark MacGann, ancien lobbyiste et directeur des politiques publiques d’Uber auprès des institutions de l’UE, éclairent la stratégie de lobbying agressive menée par l’entreprise.

Ces documents accréditent notamment la propension du géant de la Silicon Valley à produire de fausses études indépendantes. Ils dévoilent aussi ses relations fortes entre 2014 et 2017 avec Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, ainsi que d’importants soupçons sur l’indépendance de l’ancienne commissaire européenne à la Société numérique, Neelie Kroes. Ces révélations sont un coup de grâce pour la crédibilité déjà faible de la firme américaine. Les lobbyistes agissent dès lors de moins en moins au nom d’Uber et de plus en plus par l’intermédiaire des alliances d’intérêts et de cabinets de conseil.
 

À partir de juin 2022, le débat au Parlement européen va être dynamité par la révélation des Uber Files.
 

Mais rien n’y fait: porté par son aile gauche et son indignation, le Parlement choisit une position de négociation encore plus ambitieuse que celle de la CE. Pour les parlementaires, il faut aller vers une classification automatique des travailleurs des plateformes en salariés, en rendant les critères simplement indicatifs. En cas de litige, la charge de la preuve incomberait ainsi toujours à la plateforme. Les deux colégislateurs s’avancent vers les négociations finales munis de mandats très différents, parviennent tout de même à trouver un compromis mais... celui-ci est refusé deux fois par les États membres menés par la France.

La troisième tentative est la bonne. Grâce à des changements de position inattendus de l’Estonie et de la Grèce, et en dépit de l’opposition persistante de la France, la majorité est atteinte en ce lundi 11 mars. Le compromis trouvé est certes assez éloigné de l’ambition initiale de la Commission européenne, laissant une grande marge de manœuvre aux États pour reconnaître ou non l’existence de la présomption. Il devrait tout de même conduire à des avancées sociales significatives pour les travailleurs des plateformes. Il constitue également une toute première régulation européenne de l’intelligence artificielle dans le monde du travail, en imposant davantage de transparence sur la gestion algorithmique. Si la cohérence de sa mise en œuvre par les Vingt-Sept est incertaine, ce texte représente surtout une des rares victoires de l’Europe sociale.

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Fortes de leur poids économique, les principales plateformes intriguent auprès des institutions européennes pour obtenir une réglementation sociale avantageuse. Avec une réussite variable.   Au bout du tunnel, la lumière. En ce lundi 11 mars, Elisabetta Gualmini exulte. L’eurodéputée socialiste italienne, qui a négocié au nom du Parlement le contenu de la future directive européenne sur les travailleurs des plateformes, tient un accord in extremis. Devant les journalistes, elle laisse s’exprimer sa joie et sa rage. «Nous avons gagné !Pour les travailleurs des plateformes et les bons employeurs, contre le lobbying agressif des géants des plateformes exploiteurs, soutenus jusqu’au bout par le président français, Emmanuel Macron, et ses libéraux, assène-t-elle. À l’approche des élections européennes, les Européens s’en souviendront». Si cette dernière affirmation reste à confirmer, l’Italienne pointe à raison les lobbies des plateformes et la France, qui auront tout fait pour enterrer le projet de directive. Sans y parvenir. Ils ont toutefois réussi à le vider d’une bonne partie de son ambition sociale. Certes imparfait, le texte ne devrait pas moins contribuer à améliorer la protection de millions de travailleurs des plateformes. Car en face, les promoteurs du texte ont tenu bon, dans cette arène européenne sans cesse ballottée entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, les vrais et les faux-semblants, mais aussi les intérêts nationaux, le jeu des groupes politiques et l’opinion publique.   Nicolas Schmit, le commissaire européen à l’Emploi, est certes socialiste, mais aussi luxembourgeois.   Tout commence en cette matinée bruxelloise pluvieuse de décembre 2021, lorsque…

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