Taxé d’opacité, cible des rigueurs budgétaires de Bercy et secoué par les scandales sexuels qui frappent le milieu, le Centre national du cinéma est au cœur de luttes qui dépassent la création filmique.
Personne ne s’attendait à une attaque aussi frontale. Quand Justine Triet monte sur la scène du Théâtre Lumière de Cannes, le 27 mai 2023, elle saisit la Palme d’or, récompensant Anatomie d’une chute, que lui tend Jane Fonda, remercie l’équipe du film et le jury, puis cesse de sourire. Lorsqu’elle prononce les premières phrases de son discours, l’ambiance de liesse s’évanouit d’un coup. La cinéaste dit son inquiétude et celle de toute une profession de voir le modèle français du financement de son cinéma sous la menace d’un affaiblissement inexorable, voire d’une disparition prochaine. « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. » Après un moment d’apesanteur, une partie de la salle applaudit, l’autre fronce les sourcils. Mais chacun sait que ça n’en restera pas là. Il faudra discuter, se disputer, choisir son camp.
Aussitôt les réactions courroucées affluent. La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, se dit « estomaquée par ce discours si injuste ». Son collègue de l’Industrie, Roland Lescure, dénonce sur Twitter une « anatomie d’une ingratitude d’une profession que l’on aide tant… et d’un art qu’on aime tant ». David Lisnard, maire Les Républicains de Cannes, parle d’un « discours d’enfant gâtée ». D’autres tweets, d’autres petites phrases viennent la soutenir ou l’accuser, illustrant la vieille relation un brin névrotique entre le milieu du cinéma et les pouvoirs publics.
Au cœur du débat, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Cet établissement public unique en son genre chapeaute la production cinématographique en France. À propos de l’épisode cannois, Lionel Bertinet, son directeur du cinéma, se montre dubitatif: « C’est un constat que nous ne partageons pas et qui n’est jamais étayé par des faits. Le CNC n’a jamais varié de sa ligne pour promouvoir la diversité des films et pour mettre en œuvre une politique qui vise à renouveler la création. De plus, nous n’avons pas ressenti dans nos discussions avec l’ensemble de la profession la moindre inflexion en ce sens. »
Entre le milieu du cinéma et les pouvoirs publics : une vieille relation un brin névrotique.
Un an plus tard, la controverse s’est évaporée. Dans le même temps, Anatomie d’une chute a achevé un tour du monde et une moisson de prix prestigieux dont l’Oscar du meilleur scénario original, éclipsant le trouble provoqué par le discours de sa réalisatrice. Du reste, la plupart des professionnels préfèrent éviter le sujet, nombre d’entre eux ayant plus ou moins poliment passé leur tour pour expliquer ce revirement. Que s’est-il passé ?
Il s’est passé que le cinéma français donne des signes de vitalité que l'on estimait pourtant très improbables il y a moins de deux ans. Les chiffres du baromètre annuel du Centre national du cinéma, parus en mars, le démontrent. La fréquentation, sans renouer avec les niveaux de la fin des années 2010 (208 millions en moyenne entre 2017 et 2019), est en nette augmentation, atteignant 181 millions d’entrées dont 72 millions pour des films français en 2023, chiffre comparable au niveau d’avant la crise, avec 298 films agréés. Mieux, les diffuseurs, chaînes de télé comme plateformes géantes, ont tous augmenté leurs investissements d’environ 30% et, divine surprise, les films dits du milieu (dotés d’un budget de 4 à 7 millions d’euros), dont la fragilité structurelle laissait croire qu’ils étaient en danger, ont connu un net rebond, passant de 15,9% de la production nationale en 2022, à 23,7%.
« Je comprends que la plupart de ceux qui avaient pris la parole à ce moment-là se fassent discrets aujourd’hui, explique un producteur qui préfère conserver l’anonymat. Personne ne souhaite raviver une polémique alors que la situation s’est améliorée. Après la crise sanitaire, c’était un peu la panique générale. La fréquentation restait faible, les plateformes comme Netflix et Disney+ semblaient capter l’essentiel du public et la volonté politique soutenir davantage le secteur de l’audiovisuel que celui du cinéma. Or l’orage est passé. » Alors, outrancier, le discours cannois de Justine Triet ? Loin de là. « Cet épisode illustre assez bien les difficultés liées à cette exception française. Elle est très isolée et fait régulièrement l’objet de critiques ou de manœuvres de contournement, notamment des grands groupes américains et de lobbyistes au Parlement européen, reprend le producteur masqué. Il faut donc que, sur tous les fronts, il y ait une continuité de dialogue avec les pouvoirs publics et les partenaires de la filière. »
Un avis que partage la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF), qui défend les droits et la visibilité des cinéastes. Rosalie Brun, sa déléguée générale, est sur la ligne du discours de Triet. « Notre travail consiste à défendre un système qui a fait la démonstration de son caractère vertueux. Et le discours de Justine Triet était, effectivement, l’écho d’une inquiétude grandissante que ce système ne finisse par disparaître. Cela peut évoluer très vite. Aujourd’hui, on voit que dans d’autres pays européens, Italie, Espagne ou Allemagne, qui avaient des cinématographies florissantes, la situation s’est nettement dégradée. C’est donc un système fragile si on n’en prend pas soin, surtout quand il n’y a pas de volonté politique de le soutenir. »
Les ressources du CNC viennent de taxes prélevées sur les recettes générées par le cinéma lui-même. Pas des impôts des contribuables.
Ainsi, si les inquiétudes n’ont pas disparu, les adversaires du système ne sont pas non plus évaporés. Le sujet du financement du cinéma ne tardera pas à refaire surface. Au cœur de ces épisodes se niche l’éternel malentendu consistant à croire – ou laisser croire – le secteur financé par le contribuable. Or les ressources du CNC viennent essentiellement de taxes prélevées sur les recettes générées par le cinéma lui-même, entrées en salles ou obligations des chaînes de télévision et, depuis peu, des plateformes. La mission première du CNC consiste à collecter ces fonds pour les redistribuer aux projets de films. Sauf que, spécificité capitale, les aides sont attribuées par des commissions (aides au projet, à l’écriture, à la distribution, avances sur recettes, etc.) composées non d’agents de l’État mais de personnalités issues de toute la filière: producteurs, cinéastes, distributeurs, acteurs, techniciens, diffuseurs, exploitants mais aussi écrivains, journalistes, assureurs, programmateurs, etc. C’est donc par le jugement de leurs pairs que les cinéastes obtiennent ou non des aides au financement. Les critiques visant le fonctionnement du CNC ciblent en fait toute la profession, intimement impliquée dans le processus.
Depuis toujours, les opposants, notamment politiques, à ces principes fondamentaux s’en prennent à son «opacité» et à sa « consanguinité ». La devise prêtée avec un brin de mauvaise foi à ce système pourrait être: tout le monde aide tout le monde pour que tout le monde soit content, avec la bénédiction du CNC. À l’appui de ce reproche récurrent, le nombre annuel de plus en plus élevé de films français sur les écrans, passé d’environ 160 au début des années 2000 à près de 300 à l’aube des années 2020, hors crise sanitaire.
Certains films, indépendamment de leurs qualités, terminent leur carrière après quelques semaines en salles, ignorés du grand public, et rejoignent les catalogues labyrinthiques des plateformes de vidéo à la demande. Parmi ceux plutôt soutenus par la critique en 2023, citons Les Rascals de Jimmy Laporal-Trésor, un premier film ambitieux qui n’a réuni que 40000 spectateurs; Apaches de Romain Quirot, avec Nils Schneider (50000 entrées); Bonne Conduite, comédie de Jonathan Barré, avec Laure Calamy (122000 entrées). Fallait-il leur refuser les aides du CNC ? Les avis divergent.
Les accusateurs de l’effet pervers d’un système jugé incapable d’estimer le potentiel échec d’un film, synonyme de gaspillage de ressources, font face aux avocats de la diversité et de l’expérimentation, dont le premier critère de mise en œuvre n’est jamais la rentabilité – à l’instar de Justine Triet défendant l’idée d’une production de « films prototypes ». Deux camps à peu près irréconciliables.
Sur ce terrain contradictoire, ceux qui souhaitent réduire le champ d’action du CNC passent régulièrement à l’offensive. En 2022, Marie-Ange Magne, alors députée La République en marche de Haute-Vienne, préconisait de «plafonner l’ensemble des taxes affectées au CNC» et de transférer une partie de ses pouvoirs à Bercy – un serpent de mer qui fait régulièrement surface. En 2018, Dominique Boutonnat, alors producteur proche de la macronie, rendait à la demande des ministères de la Culture et de l’Économie un rapport prônant une meilleure gestion des aides publiques afin de favoriser de puissantes structures, adossées à des capitaux privés, susceptibles de concurrencer les rouleaux compresseurs américains. Son texte avait hérissé la quasi-totalité du secteur et sa nomination à la présidence du CNC, en 2019, créé un vent de panique. La crise du covid, avec salles fermées et tournages arrêtés, a enterré toute idée de réforme. Dominique Boutonnat, et tout le CNC avec lui, ont défendu les intérêts du cinéma français, mettant en œuvre les conditions d’une reprise dont les effets sont perceptibles aujourd’hui. Sans gagner la confiance du milieu. Son renouvellement dans ses fonctions en 2022, après sa mise en examen dans une affaire de violences sexuelles, pour laquelle il doit être jugé en juin, n’a pas contribué à le rendre plus populaire.
Mais la menace est venue d’ailleurs. En septembre 2023, la Cour des comptes appelait à une réforme approfondie des aides. « Il ne s’agit pas de dire qu’il y a trop de films, disait son Premier président, Pierre Moscovici, mais une rationalisation pour plus d’efficience est souhaitable ». À Bercy, le ministre de l'Économie et des Finances, Bruno Le Maire, s’était empressé de «partager le constat d’un niveau trop élevé de films soutenus», appelant de ses vœux « une réforme des soutiens ». Un message relayé illico par la Première ministre, Élisabeth Borne, qui exprimait sa volonté de «corriger les soutiens du CNC dont l’efficacité n’apparaît pas probante pour que la production cinématographique française soit vue par un public aussi large que possible».
Un peu plus tôt, en mai 2023, quelques jours avant l'ouverture du Festival de Cannes, un autre rapport, intitulé « Itinéraire d’un art gâté » était présenté par le sénateur LR des Hauts-de-Seine Roger Karoutchi devant la commission des finances du Sénat. Il donnait déjà le ton en appelant à « une plus grande responsabilité des producteurs (…) en passant d’une logique de subventions à une offre de prêts remboursables et de garanties de prêts ». Un changement fondamental visant à «créer un appel d’air pour des investisseurs privés». Pas très rassurant. Par ailleurs, le sénateur identifiait le CNC comme « un État dans l’État », déplorant que le nombre de films en croissance « dépasse la capacité d’absorption des salles et condui[se] à une baisse tendancielle des recettes par film ».
S’il y reste une faille dans l’armure, c’est bien la question de l’auteur. Son statut est le socle du modèle hexagonal.
Des remises en cause récurrentes qui alarment une profession dont Justine Triet se faisait la porte-parole il y a un an. C’est aussi la politique sociale mise en place par les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron qui inquiète, comme la réalisatrice l’avait souligné en évoquant dans son discours « la brutalité » avec laquelle « avait été niée la contestation de la réforme des retraites ».
Du côté du CNC, l’heure n’est pas à l’affolement. Le directeur du cinéma, Lionel Bertinet, y voit en premier lieu un exercice démocratique. « D’abord, il est sain que la représentation nationale se penche régulièrement sur les comptes publics et formule parfois des critiques. C’est une question de transparence. Mais qu’il s’agisse du rapport de la Cour des comptes ou celui du sénateur Karoutchi, nous n’y avons pas entendu une menace particulière sur les missions fondamentales du CNC. »
Quant au vieux reproche ciblant des œuvres aidées mais qui ne marchent pas, Bertinet relativise, chiffres en mains: « Le nombre de films d’initiative française réalisant moins de 20000 et moins de 10000 entrées est stable dans le temps long: respectivement 30% et 22% des films produits en 2022, exactement comme en 2012. Ensuite, ces mêmes films occupent moins de 1% des séances et représentent moins de 5% des soutiens à la production cinématographique, à la fois aides financières et crédit d’impôt. Il s’agit de la part de la recherche et développement de la filière cinéma et ces films ne prennent la place de personne. »
Au risque de fâcher les détracteurs du système, si certains films finissent aux oubliettes, il est aussi vrai qu’aucun modèle alternatif, cohérent avec l’ambition d’un cinéma d’auteurs auquel la France est attachée, ne s’est jamais imposé. Des films calibrés pour se tailler la part du lion au box-office – Astérix et Obélix, l’Empire du milieu de Guillaume Canet ou Les Trois Mousquetaires de Martin Bourboulon – répondent à des critères économiques sensiblement différents de ceux de la majorité des longs métrages français. Malgré un nombre d’entrées plus que respectable à leur sortie (entre 3,5 et 4 millions), ils ne sont rentables, au regard de leurs gros budgets (respectivement 65 et 72 millions d’euros), qu’au bout de plusieurs années, grâce au marché de la vidéo et aux rediffusions sur les chaînes de télévision. Un modèle, comparable à celui de la très populaire comédie à la française, que le système n’a jamais empêché d’exister ni de prospérer.
À l’inverse, les exemples de succès obtenus sans moyens pharaoniques sont nombreux. En témoigne la collection de prix obtenus dans les grands festivals ces dernières années. À Venise avec un Lion d’argent pour Saint-Omer d’Alice Diop en 2022 après un Lion d’or pour L’Événement d’Audrey Diwan en 2021. À Berlin, avec un Ours d’or pour Sur l’Adamant de Nicolas Philibert en 2023 après un Ours d’argent pour Avec amour et acharnement de Claire Denis en 2022. À Cannes enfin, avec les Palmes d’or pour Titane de Julia Ducournau en 2021 puis celle de Justine Triet en 2023. Une pluie de récompenses prestigieuses qui pourtant ne garantissent pas un succès populaire massif: 125000 entrées pour Sur l’Adamant, 90000 pour Saint-Omer, 130000 pour L’Événement.
L’exception, précieuse, est à mettre au crédit d’Anatomie d’une chute, qui a enregistré près d’1,9 million d’entrées. Encore faut-il se souvenir que les trois précédents films de Justine Triet, La Bataille de Solférino (30000 entrées), Victoria (650000 entrées) et Sybil (350000 entrées), qui avaient tous obtenu d’importantes aides du CNC, n’avaient pas connu de succès comparable en salles. Bien malin qui pourrait déterminer, dans cette liste, les films et les auteurs qui auraient bénéficié d’aides trop importantes…
Les auteurs, précisément. S’il y reste une faille dans l’armure, c’est bien cette question de l’auteur. Son statut est le socle du modèle hexagonal. C’est en son nom qu’on favorise l’émergence de jeunes cinéastes et qu’on accorde sa confiance aux réalisateurs établis. Une certaine sacralisation donc, héritée d’une « politique des auteurs », selon la formule fondatrice des Cahiers du cinéma (c'est à François Truffaut, alors critique et futur auteur emblématique de la Nouvelle Vague, que l'on doit la définition de cette expression dans les pages de la revue en 1955, expression qui donnera en 1972 son nom à un livre d'entretiens avec, entre autres, Michelangelo Antonioni, Alfred Hitchcock, Luis Buñuel et Jean Renoir), qui ouvre volontiers les portes des maisons de production et des financements mais qui, depuis quelques temps, est moquée un peu partout, des réseaux sociaux jusqu’à une partie de la critique, qui en fait le symptôme d’une ringardisation galopante. Elle est désormais sur le banc des accusés, de manière bien plus préoccupante, après des révélations récentes de violences sexuelles. Les prises de parole de Judith Godrèche, suivies des témoignages d’autres victimes, puis les auditions de l’actrice et réalisatrice au Sénat et à l’Assemblée nationale ont visé des individus mais aussi l’ensemble d’un secteur. Judith Godrèche évoquait notamment la complicité « d’un parterre d’aficionados conquis et silencieux, en pleine béatitude, sans l’ombre d’une révolte, d’un dégoût » avant de s’en prendre à la « sacralisation de l’auteur par des journalistes de cinéma ».
L’État, avec le CNC qui impose depuis 2020 des formations à tous les producteurs en matière de prévention des violences sexistes et sexuelles et travaille à étendre ces mesures à l’ensemble des professionnels du cinéma, semble avoir mesuré le problème. C’est aussi le cas des syndicats et des associations professionnelles. « Nous défendons les auteurs depuis toujours et sur tous les points mais évidemment, dans le respect de la loi, dit Rosalie Brun, de la SRF. Il y a des milliers d’auteurs et tous ne sont pas des délinquants sexuels, heureusement. »
Cette remise en cause de la toute-puissance de l’auteur, de son statut et d’un entourage souvent complaisant, parfois complice, dans le cadre des intolérables abus sexuels, n’est que le plus visible, le plus médiatisé, des nombreuses secousses qui menacent le milieu du cinéma français. Celui-ci ferait bien de s’y préparer.
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