Sollers d’outre-vie

Cécile Guilbert

Il y a un an, le 6 mai 2023, je suis en train de boucler ma valise pour Venise quand le texto d’un ami m’apprend la disparition de Philippe Sollers, écrivain admiré depuis la publication de Paradis en 1981, qui était devenu, à ma grande joie, mon premier éditeur. Sa mort ici, mon départ là-bas: ne dois-je pas déduire un petit miracle de cette coïncidence ? Y voir la plus éclatante des consolations et même une chance ? Celle de «suivre le dieu» vers l’eau et le ciel, la légèreté et le carpe diem ? Sequere deum: c’était la devise de Casanova que ce Bordelais, Vénitien d’âme et de cœur, avait tant embrassée et que j’allais suivre à mon tour. À moi Véronèse ! À moi Tiepolo ! Hourra l’opéra de la Fenice et tous les sortilèges aquatiques !

Au dernier moment, alors que je m’apprête à verrouiller ma porte en vitesse car le taxi m’attend, la pensée me vient soudain d’emporter avec moi un de ses livres, un talisman qui accompagnera mon voyage et célèbrera le sien dans le Temps. Retournant vers la bibliothèque de mon bureau, où s’alignent tant de titres, j’hésite un moment entre son Dictionnaire amoureux de Venise et La Fête à Venise, quand je me souviens que la photo ornant la couverture azur de son Grand Beau Temps le montre en train de lire et fumer à la terrasse du Gritti. « Le temps qu’on nous inflige n’est pas celui que je dis », énonce l’épigraphe de ce volume d’aphorismes et de pensées choisies. C’est parfait. Et tandis que quelques heures plus tard un motoscafo fend la lagune pour m’emmener, le cœur battant d’allégresse, vers une Sérénissime éclaboussée d’or et de lumière (« Meilleurez-vous en vous emparadisant », ai-je lu page 61 dans l’avion), je serre dans ma poche cette manifestation concrète de l’esprit agissant, vade-mecum d’une présence sensible, vivante, fouettée par tout ce grand beau temps vaporisé d’air marin qui absorbe à l’instant tout chagrin.

 
Le “dieu à suivre ” se manifeste de nouveau.
 

À peine arrivée, je reçois un coup de fil m’invitant à me recueillir quelques jours plus tard devant son cadavre. Merci bien! Et merci deum! J’échappe ainsi au sinistre funérarium où Sollers repose, et dont je suis certaine qu’il en aurait lui-même fui la misère et la faute de goût. Puis, quelques semaines plus tard, le « dieu à suivre » se manifeste de nouveau. Invitée cette fois par Gallimard à prononcer quelques mots lors de l’hommage qui va lui être rendu à Saint-Thomas-d’Aquin, le 15 juin, je suis obligée de décliner puisque je dois m’envoler, à l’heure même de la cérémonie, pour la Grèce. Quelle aubaine! Après Venise, c’est la patrie des Olympiens, celle de Pindare et d’Aphrodite, qui me tire vers le soleil ! Et la beauté ! Et le chapelet des bienheureuses Cyclades où, sous la chape aveuglante de rayons fixes, mer mêlée au soleil, tous les bleus se conjuguent en large coulée d’infini !

À croire qu’un ange gardien m’indique que je ne suis pas faite pour les hommages collectifs, les chœurs nécrologiques, le deuil à plusieurs, la mort socialisée. Mais plutôt, en mai comme en juin, pour me trouver là où j’ai déjà été et ne demande qu’à être, encore et encore… ici et maintenant… dans ces paradis terrestres qui dérobent à la mort sa finitude, son négatif, tout le morne enrobage de son plombage d’ennui.

Et voilà que neuf mois plus tard, événement éditorial inattendu et nouveau petit miracle, paraît La Deuxième Vie, le dernier livre de Sollers. Rédigé de septembre 2021 à mars 2023 comme nous l’apprend sa femme, Julia Kristeva, dans une postface à la fois profonde et pudique, il a été écrit dans le droit fil des petits manuels d’antimétaphysique appliquée que leur auteur s’obstinait (il avait ses raisons) à qualifier de «romans». Aussi, rien de testamentaire dans ce mince volume posthume qui constitue la suite logique de Graal (2022), de Légende (2021), de Désir (2020) et plus généralement d’une œuvre tout entière vouée au « combat spirituel » à travers la relance incessante d’une « temporalité “nucléaire”, atomisée de désirs, complots, éclaircies ou légendes, peinture et musique », comme l’écrit Kristeva.

Sa première phrase ? « J’aime les insomnies de trois heures du matin, les plus dures, les plus inquiétantes, les plus éclairantes. » La dernière ? « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. » Évidemment saute aux yeux de l’esprit la répétition de l’idée d’éclairement – et même d’éclaircie – sur quelques vérités comme autant d’éclairs néantisant le fond noir et nocturne de l’angoisse. Car entre ces deux sentences, c’est en effet dans une grande clarté que Sollers nous apprend comment plusieurs fois mort dans une « première vie », et hanté par le suicide, il a eu la chance d’en connaître une « deuxième », sorte de doublure secrète de la précédente qui ne lui fait craindre ni le trépas ni le néant.

 
La première vie est bavarde, contradictoire, spectaculaire.
 

Rien de religieux pourtant dans cette proposition spirituelle, qui congédie le vieux Dieu comme les vieilles lunes de tous les anciens monothéismes décomposés pour accueillir une révélation susceptible de prendre la forme de l’instant, de l’éclair, de l’illumination, de l’épiphanie. Car s’il est ici question d’un « dieu » et d’une « deuxième vie », le premier « peut surgir d’un rayon de soleil ou d’un léger coup de vent » (c’est son côté grec) tandis que la seconde «est là depuis toujours». Nécessitant une initiation au sein même de son immanence, équivalente à « l’instinct de gratuité qui anime un enfant éveillé », cette deuxième vie octroyée « par révélation personnelle » a tout d’une grâce et d’une ouverture. À quoi ? À l’amour et à la connaissance, qui échappent en silence à la « première vie » qui n’est que bavarde, contradictoire, psychologique, spectaculaire, typique de « la société finale », qui est aussi somnambulique, grégaire, conformiste, prévisible, assommante.

Sans doute faut-il être doté d’un « corps glorieux », dont les qualités bien connues sont l’impassibilité, la clarté, l’agilité et la subtilité. Et posséder ce « vif sentiment d’identité » dont l’auteur affirme qu’il est « strictement personnel, comme une ponctuation intime. » Si posséder la vérité dans une âme et un corps était l’Évangile de Rimbaud, que Sollers n’aura cessé de penser, gloser, méditer, rythmer et fuguer à travers sa propre singularité d’écrivain, dispensant ses pépites comme autant de leçons d’anti-ténèbres, le sien est contenu dans cette Deuxième Vie qui les réactive en rallumant les Lumières. Ni résurrection, ni postérité: « La Deuxième Vie [...] tranche, c’est tout, et seul le futur dira dans quel sens. »

 

Cécile Guilbert est essayiste, romancière, journaliste et critique littéraire. Diplômée de philosophie, elle collabore à Bouquins «La collection» comme éditrice et auteure. En 2008, elle remporte le prix Médicis pour son quatrième essai, Warhol Spirit (éd. Grasset). ...

Il y a un an, le 6 mai 2023, je suis en train de boucler ma valise pour Venise quand le texto d’un ami m’apprend la disparition de Philippe Sollers, écrivain admiré depuis la publication de Paradis en 1981, qui était devenu, à ma grande joie, mon premier éditeur. Sa mort ici, mon départ là-bas: ne dois-je pas déduire un petit miracle de cette coïncidence ? Y voir la plus éclatante des consolations et même une chance ? Celle de «suivre le dieu» vers l’eau et le ciel, la légèreté et le carpe diem ? Sequere deum: c’était la devise de Casanova que ce Bordelais, Vénitien d’âme et de cœur, avait tant embrassée et que j’allais suivre à mon tour. À moi Véronèse ! À moi Tiepolo ! Hourra l’opéra de la Fenice et tous les sortilèges aquatiques ! Au dernier moment, alors que je m’apprête à verrouiller ma porte en vitesse car le taxi m’attend, la pensée me vient soudain d’emporter avec moi un de ses livres, un talisman qui accompagnera mon voyage et célèbrera le sien dans le Temps. Retournant vers la bibliothèque de mon bureau, où s’alignent tant de titres, j’hésite un moment entre son Dictionnaire amoureux de Venise et La Fête à Venise, quand je me souviens que la photo ornant la couverture azur de son Grand Beau Temps le montre en train de lire et fumer à la terrasse du Gritti. « Le temps qu’on nous inflige n’est pas celui que je dis », énonce…

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