Somaliland, le pays fantôme

Ian Hamel

Comment survivre dans un État à qui la communauté internationale tourne le dos depuis trente-trois ans ? Bienvenue au royaume de la débrouille.

 

Le minuscule aéroport international Egal, aux portes d’Hargeisa, la capitale, n’a d’international que le nom. Il n’est desservi que depuis l’Éthiopie. Les formalités durent quelques secondes, les douaniers ne se montrant guère tatillons vis-à-vis des rares passagers. Cette facilité en est presque frustrante. Car pour obtenir un visa du Somaliland, c’est le parcours du combattant. Il y a bien la solution britannique, mais la demande ne peut se faire ni par téléphone ni par Internet. Il faut se déplacer à Londres. Non seulement le représentant somalilandais n’y occupe que très occasionnellement son bureau mais pour accréditer un journaliste, il doit demander l’autorisation à Hargeisa. Si une réponse revient, c’est au mieux quelques semaines plus tard.

Le plan B consiste à atterrir à Addis-Abeba. L’Éthiopie tolère une représentation du Somaliland, située à un coup d’accélérateur de l’aéroport de Bole. En l’absence de l’«ambassadeur», une employée trop contente d’occuper sa journée règle le problème en un quart d’heure, sans questions. C’est 100 dollars le visa. Puis je n’ai plus qu’à passer une nuit dans la capitale éthiopienne. Visiter le matin le musée consacré à l’empereur Haïlé Sélassié Ier, disparu en 1975, contempler son lit, sa baignoire, ses toilettes. Ensuite, reprendre un vol d’une heure jusqu’à Hargeisa.

À l’arrivée, bonne surprise: Guleed, mon guide-chauffeur-traducteur-fixeur, est là. Difficile, il est vrai, de manquer le seul atterrissage de la soirée. Ce grand barbu de 28 ans, diplômé d’une école d’ingénieurs locale, parle un anglais parfait alors qu’il n’a jamais quitté le pays. Comme j’ose un compliment, il m’explique que la priorité des jeunes Somalilandais est d’économiser 5000 dollars pour acheter un vrai passeport éthiopien, indispensable pour sortir du pays fantôme. Maîtriser la langue de Shakespeare peut ouvrir des portes. « La communauté internationale considère que le Somaliland est toujours une partie de la Somalie. Je peux donc obtenir un passeport somalien. Mais vu l’image du pays, ce n’est pas un document très valorisant pour voyager. En revanche, l’Éthiopie compte près de 10 millions de Somalis. J’y ai de la famille. Elle pourra, avec de l’argent, m’obtenir un passeport éthiopien », m’explique-t-il alors que nous rejoignons son véhicule tout terrain.

 

Peintures rupestres vieilles de 4 à 5 000 ans.

 

Mon guide-ingénieur connaît l’histoire du Somaliland sur le bout des doigts. Alors qu’une grande partie de la Somalie tombe dans l’escarcelle des Italiens à la fin du xixe siècle, un petit bout du pays devient un protectorat britannique. Ce morceau de désert n’intéresse pas vraiment les Anglais, mais permet de ravitailler en ovins la garnison d’Aden, au Yémen. En juillet 1960, le Somaliland goûte pendant neuf jours son indépendance. Mais manquant cruellement d’infrastructures, il fusionne de plein gré avec la Somalie. Au début, tout va bien. Le Somalilandais Mohamed Ibrahim Egal (qui a donné son nom à l’aéroport) devient même, en 1967, Premier ministre de la grande Somalie.

Mais deux ans plus tard, il est renversé par un coup d’État militaire de Mohamed Siad Barre. L’ex-Somalie britannique se révolte contre cette dictature soutenue par l’URSS, et proclame son indépendance le 18 mai 1991. Seulement, l’Union africaine n’entend pas toucher aux frontières héritées de la colonisation. Résultat, aucun État au monde ne reconnaît l’existence de cette province séparatiste. Pourtant, contrairement à son encombrant voisin, le Somaliland, malgré son extrême pauvreté, échappe à la guerre civile et au terrorisme.

Héritage colonial des Anglais, le volant des voitures est à droite. Mais le pays a choisi de rouler… à droite. « Je reconnais que ce n’est pas très facile de conduire, surtout avec nos routes défoncées. Le problème, c’est que nous n’avons toujours pas déniché les bonnes combines pour importer des automobiles avec le volant à gauche », sourit Guleed, fataliste. Autre particularité, le somali, langue officielle, utilise des caractères… latins. Mais sur son drapeau, vert, blanc, rouge avec une étoile noire, la devise est en arabe, rappelant que l’islam est religion d’État.

Le centre d’Hargeisa en fin d’après-midi n’est pas plus embouteillé et pollué que celui des autres agglomérations africaines d’un million d’âmes. Le compound abritant un jardin verdoyant, le Damal Hotel et un restaurant avec terrasse, est solidement gardé par des policiers, mitraillettes en bandoulière. Pourquoi de telles mesures? Selon une thèse universitaire consacrée aux forces de sécurité au Somaliland, appuyées par les services britanniques et américains, il n’y a pas eu d’attentat dans le pays depuis 2008. D’ailleurs, durant mon séjour d’une dizaine de jours, je n’ai pas entendu un seul coup de feu. Mais le Somaliland n’a pas les moyens d’entretenir policiers et militaires. Pourquoi ne pas faire payer sa sécurité par les visiteurs? Dès que nous quittons la capitale pour le port de Berbera, ou pour Sheikh et Borama, deux capitales régionales, nous devons embarquer un brave policier armé, silencieux mais glouton, auquel j’offre le gîte et le couvert. Ailleurs sur le continent africain, la population mange du riz. Au Somaliland, ce sont les pâtes, rappelant la présence italienne. En revanche, au restaurant de l’hôtel quatre étoiles, on nous propose, en souvenir de la colonisation anglaise, du thé, du porridge, des toasts arrosés de miel servis avec des bananes.

 

Guleed, le guide, au marché au bétail, la principale richesse du Somaliland.

 

J’ai déjà visité des pays non reconnus par la communauté internationale, comme la République turque de Chypre du Nord. Ses ressortissants, en passant en République de Chypre, obtiennent un passeport européen. Les habitants de la Transnistrie, entre la Moldavie et l’Ukraine, bénéficient d’un passeport russe. Mais ce sont de petits territoires, alors que le Somaliland est vaste comme le tiers de la France et compte près de six millions de ressortissants. Alors, comment importer ou exporter quand vous n’existez pas? Comment payer quand votre shilling (0,0017 euro) n’est pas reconnu ? Comment survivre quand le FMI et la Banque mondiale vous ferment leurs portes? Comment poster un courrier vers l’étranger ? La débrouille, les combines et la générosité de la diaspora (1,5 million d’âmes), établie principalement en Grande-Bretagne, parfois en France.

« Sortir seul ? Juste au bout de la rue, mais pas plus loin », conseille un gardien de l’hôtel. Je tente l’aventure, d’autant que le bout de la rue donne sur la place de la Liberté, avec un étrange monument supportant à son sommet… la carcasse d’un MiG-17 soviétique (en 1988, l’appareil s’est écrasé en bombardant Hargeisa). Je rejoins ensuite l’un des marchés. Les vendeurs de khat, la drogue locale, voisinent avec des changeurs proposant leurs billets au kilo, sous l’œil indifférent des policiers. Compter les shillings est trop long, les commerçants préfèrent les peser. Tout se passe bien. Aucune agressivité. Même les mendiants ne sont pas insistants. Les seuls visiteurs d’un autre continent sont des Taïwanais, autres parias de la communauté internationale. En mal de reconnaissance internationale, l’île a installé une «ambassade» à Hargeisa, et mène les premières recherches pétrolières et minières au Somaliland. De quoi provoquer des protestations virulentes de Pékin, solidement implanté à Mogadiscio. Mais les nuits ne sont pas totalement paisibles. Les Somalilandais sont très religieux, les muezzins réveillent les fidèles avant même la prière de l’aube. Les mosquées pullulent et aucune femme ne sort sans voile. Même les fillettes sont couvertes dès 4 ans. Le long du parcours, Guleed s’arrêtera pour prier. Le policier qui me protège se montre, lui, bien moins fervent, préférant trouver de quoi grignoter.

 
Le principal trésor du Somaliland : des peintures rupestres vieilles de quatre à cinq mille ans.
 

Ce sont des archéologues français qui ont découvert en 2002 à Laas Geel, à 50 kilomètres de la capitale, le principal trésor du Somaliland: des peintures rupestres vieilles de quatre à cinq mille ans. L’équivalent de Chauvet ou de Cosquer. Une trentaine d’abris ornés de peintures d’animaux – surtout des bovins mais aussi des girafes, antilopes, singes, et des hommes, curieusement minuscules. Problème, ces peintures ne sont pas protégées. En 2016, un fonctionnaire du ministère du Tourisme, interrogé par France Culture, redoutait que « dans vingt ans tout cela [puisse] bien avoir disparu », à cause notamment des eaux de pluie. Au bas des parois de granit rouge, certaines peintures sont déjà affadies. Or, le pays n’étant pas reconnu, Laas Geel ne peut ni recevoir de soutien financier de l’Unesco ni être classé au patrimoine mondial. Pire, parmi les rares visiteurs se cachent parfois des inconscients qui gravent leurs noms ou ajoutent des graffiti… En outre, les islamistes, qui fourmillent dans la Corne de l’Afrique, considèrent ce site comme haram (interdit), car on y vénérait des idoles préislamiques… Et l’unique gardien, non armé, dans sa cabane, ne pourrait pas protéger cette « Sixtine du néolithique » contre une expédition islamiste.

Laas Geel n’est pas le seul trésor qui mériterait d’être protégé. Le vieux quartier ottoman de Berbera, datant d’avant les Britanniques, tombe en ruines. Piètre image pour cette cité de 300000 habitants. C’est pourtant sur elle que repose toute l’économie du Somaliland. Le pays ne survit que grâce à l’exportation chaque année de deux millions de têtes de bétail vers les pays du Golfe. Malgré tout, l’avenir se veut plus réjouissant. DP World, l’opérateur portuaire de Dubaï, chassé de Djibouti au profit des Chinois, a choisi de développer Berbera. Il investit des millions de dollars dans un port en eau profonde, un terminal à conteneurs et une zone franche. L’Éthiopie, qui n’a plus d’accès à la mer, a signé un accord avec le Somaliland. Contre une installation permanente sur la mer Rouge, Addis-Abeba s’engage à reconnaître le Somaliland. Un cadeau inestimable.

Avant de m’envoler pour Hargeisa, j’avais cherché s’il existait un ouvrage en français sur ce pays qui n’existe pas. Je n’en ai déniché qu’un seul, Somaliland, pays en quarantaine, datant de 2014. Est-ce (enfin) le début de la fin de la quarantaine ?

 

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Comment survivre dans un État à qui la communauté internationale tourne le dos depuis trente-trois ans ? Bienvenue au royaume de la débrouille.   Le minuscule aéroport international Egal, aux portes d’Hargeisa, la capitale, n’a d’international que le nom. Il n’est desservi que depuis l’Éthiopie. Les formalités durent quelques secondes, les douaniers ne se montrant guère tatillons vis-à-vis des rares passagers. Cette facilité en est presque frustrante. Car pour obtenir un visa du Somaliland, c’est le parcours du combattant. Il y a bien la solution britannique, mais la demande ne peut se faire ni par téléphone ni par Internet. Il faut se déplacer à Londres. Non seulement le représentant somalilandais n’y occupe que très occasionnellement son bureau mais pour accréditer un journaliste, il doit demander l’autorisation à Hargeisa. Si une réponse revient, c’est au mieux quelques semaines plus tard. Le plan B consiste à atterrir à Addis-Abeba. L’Éthiopie tolère une représentation du Somaliland, située à un coup d’accélérateur de l’aéroport de Bole. En l’absence de l’«ambassadeur», une employée trop contente d’occuper sa journée règle le problème en un quart d’heure, sans questions. C’est 100 dollars le visa. Puis je n’ai plus qu’à passer une nuit dans la capitale éthiopienne. Visiter le matin le musée consacré à l’empereur Haïlé Sélassié Ier, disparu en 1975, contempler son lit, sa baignoire, ses toilettes. Ensuite, reprendre un vol d’une heure jusqu’à Hargeisa. À l’arrivée, bonne surprise: Guleed, mon guide-chauffeur-traducteur-fixeur, est là. Difficile, il est vrai, de manquer le seul atterrissage de la soirée. Ce grand…

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