Désert du temps

Nicolas Chemla

On m’avait demandé, pour ce magazine, un article sur l’air du temps. Ça me donnait des sueurs froides. Quelle drôle d’idée. Y avait-il seulement un air du temps ? N’étaient-ils pas plutôt plusieurs à enlacer leurs remugles rances dans le souffle de Paris ? Qu’est-ce que j’en savais, moi, qui vivais depuis longtemps rentré dans ma tête, errant dans les cryptes désertes des livres ?
Je ne dormais plus.

Alors, au cœur mort de la nuit, elle m’est apparue, flottant évanescente et voilée de pixels et de lune, prise parfois de tressautements de glitchs grincheux, puis elle a étendu les bras sur les côtés, en croix, comme une pythie furieuse, ou une furie piteuse, je ne sais plus, et en levant les bras ainsi elle a déployé son long voile de modest fashion sur lequel est apparu le mot tiqqun, elle était peut-être une version mise à jour de la « jeune fille » du collectif anonyme et visionnaire, elle morphait son visage de l’une à l’autre des filles et garçons de mes amis, puis elle s’est mise à déclamer d’une voix de silicium :

« Nous refusons de voir – nous ne les avons jamais vus, nous ne voulons plus jamais les voir – les films malades de ce gros porc adipeux, ce vieux monstre déclinant, vulgaire et grossier avec son nez de cul et ses cheveux plats. Nous n’en avons d’ailleurs jamais entendu parler, de ces films où, prétend-on, il joue les hercules à mobylette, irrésistible colosse qui fait craquer les femmes comme les hommes et envoie tout valser et fait l’étalage obscène de ses fêlures internes, il fallait vraiment être fêlé, ça oui, il fallait vraiment avoir une âme malade, un esprit dégénéré, nous insistons sur ce mot, pour produire de telles raclures de films qui renvoient chacun face à son abîme.

« Nous refusons l’abîme, nous refusons la verticalité. Nous revendiquons la platitude de nos écrans au sein desquels nous nous contemplons sans fin, nous nous congratulons, nous nous reconnaissons et nous nous encourageons à être mieux, plus pures et plus propres et plus fortes. Nous ne voulons plus que des fictions et des modèles ethniquement purs (car la mixité est suspecte, jamais très loin de l’appropriation culturelle et de la trahison identitaire et du fantasme orientaliste) et des artistes psychologiquement sains, mais surtout idéologiquement purs.

 
Il ne faut plus dire les mots qui font mal, alors le mal disparaîtra.
 

« Nous ne voulons plus voir ces vieilles toiles de musée avec tous ces corps d’hommes et de femmes toujours nues, outrageusement nues, et sensuelles, toujours sous l’œil de ces types, eux aussi malades sans doute, ça se voit tout de suite à leur trait, leur obsession pour les bourrelets et les peaux de lait et les seins en poire et les histoires de rapt et de viol, encore et toujours.

« Nous ne voulons plus entendre parler de ces choses-là.

« Il n’y a pas de continent noir, il n’y a pas d’inconscient, et d’ailleurs Freud lui aussi était un gros pervers, et notre âme est entièrement contrôlable, entièrement programmable, il suffit de changer le logiciel, de suivre l’algorithme.

« C’est notre Big Sister qui nous l’a annoncé, et c’est une Bonne Nouvelle: il ne faut plus voir, il ne faut plus dire les mots qui font mal, alors le mal disparaîtra. Il ne faut plus regarder l’abîme, alors l’abîme disparaîtra.

« Alors nous supprimerons les mots, nous les interdirons en fonction de votre couleur de peau, mais surtout nous réécrirons les mots à l’envi, nous en effacerons tant le sens que l’orthographie, d’ailleurs l’ortho-graphe, c’est sa racine, c’est un truc de droite.

« Nous ne laisserons plus jamais personne nous dire que l’on devrait surveiller notre poids, que c’est dangereux pour notre santé et celle de l’enfant que l’on porte, comme par hasard c’est toujours des vieux cisgenres qui te disent ça, la médecine moderne, comme l’école et comme les musées, c’est un truc de facho, une entreprise disciplinaire de subjectivation, d’assignation et d’assujettissement de nos corps colonisés par le patriarcat blanc, nous ne sous soignerons plus jamais qu’à base de melons et de ricins et de racines, nous ne laisserons plus jamais personne dire qu’il faut des ovaires et un vagin pour être femme, ou des testicules et un pénis pour être un homme, d’ailleurs un vagin, un pénis, ça se construit, ce qui compte c’est l’image et le ressenti face au miroir, au miroir de nos écrans et de nos communautés d’âmes sœurs, et nous nous injecterons à l’envi cette fabuleuse testostérone dont vous pensiez qu’elle vous était réservée, synthétisée par un juif, puis par un nazi qui cherchait à produire en série des supersoldiers invincibles, nous serons à nous-mêmes les super soldats de notre propre vérité, qui est la seule vérité. Qui est notre ressenti.

« Et puis d’ailleurs, les nazis ne sont pas ceux qu’on croit, ça dépend du contexte, les nazis sont ceux qui ne sont pas d’accord avec nous.

« Nous ne laisserons personne nous empêcher d’utiliser le mot génocide à tout va, pour des bombardements de guerre ou des élevages de volaille, nous ne laisserons personne affirmer une quelconque unicité, absolue et irréductible de la Shoah, sous prétexte que les Juifs d’Europe, eux, n’avaient déclaré la guerre à personne, ni enfreint la moindre loi, ni envahi le moindre territoire, ni poignardé de professeurs qui voulaient leur montrer des vieilles croûtes avec des femmes nues dessus, non non non, ça suffit la Shoah, ils n’ont pas le monopole de la douleur, chacun son génocide, ce qui compte c’est le ressenti, s’il y a ressenti de génocide alors il y a génocide, et quand ce mot-là ne voudra plus rien dire alors on sera enfin tranquilles et il n’y aura plus de massacres nulle part. Nous refusons toute hiérarchisation des douleurs. «Nous refusons la singularité. Pour qu’il y ait singularité, il faut qu’il y ait sens de l’Histoire, or nous refusons l’Histoire, qui est un concept de blanc et de vieux con, écrite par des blancs et des vieux cons, des vainqueurs, quelle horreur. La victoire est une violence coloniale.
 

Nous refusons la singularité, car la singularité est une violence coloniale.
 

« Nous refusons la singularité, car la singularité est une violence coloniale. Une invention de l’Occident. L’individualisme, un cauchemar. Cette croyance que chacun peut s’élever, s’inventer, écrire son propre dessin. Non – nous ne nous inventerons plus qu’en choisissant notre skin sur un étalage d’identités préfabriquées; au mieux, mais c’est un peu une folie, en en croisant deux ou trois ensemble. Nous n’existons que dans le flot piaillant des agrégats numériques, volant harmonieusement d’un hashtag à l’autre comme les nuées de passereaux aux formes éphémères à l’horizon.

« Nous refusons l’horizon. Nous n’aspirons qu’à l’horizontalité. Nous revendiquons la grande équivalence généralisée. Nous refusons la hiérarchie, l’ordre, les ordres.

« Nous refusons l’horizon car l’horizon est un appel à sortir de soi, or nous refusons l’effort, l’effort est une violence, nous n’aspirons qu’à être nous-mêmes. Nous refusons l’horizon, nous refusons la mort, la mort est un truc de vieux con.

« Nous refusons l’ascension, l’ascension est un truc de vendu au modèle bourgeois capitaliste dominant, un truc de papa, nous refusons les ascensions, nous refusons la montagne, nous la laissons à quelques poètes virilistes illuminés, aux yeux cramés par la beauté du monde, nous refusons la beauté, la beauté est une violence, la beauté est un fascisme, d’ailleurs nous trouvons moche ce qui est beau, et beau ce qui est moche, la laideur est une construction historique et sociale aux contours fluctuants. La beauté ne sera pas convulsive, elle sera renversée. Nous refusons les montagnes, d’ailleurs, leurs vires rocailleuses et glissantes sont inadaptées à nos corps de canapé.

« Nous refusons la mort, et c’est pour cela que nous refusons le cinéma, pour revenir à votre truc de vieux pervers malegazant, parce que le cinéma a toujours à voir avec la mort, cette envie débile de retenir quelque chose du vivant, du réel, de l’instant éphémère, avant qu’il ne se sauve, ces trucs d’aller voir si la rose, encore un pédophile ce Ronsard d’ailleurs, elle a quel âge sa mignonne, 12 ans? Pour ça il faut croire en la mort, mais nous refusons la mort comme nous refusons la singularité, nous ne mourrons jamais, nous serons à jamais notre double instagrammé et tiktokable et morphé par la magie d’OpenAI et Midjourney, Pika et DALL-E 3 et Magnific AI, morphé en ce que l’on veut, NOUS NE MOURRONS JAMAIS, nous serons transvasés pour toujours en algorithmes conversationnels, puisque ce que vous appeliez l’art de la conversation, nous l’avions déjà réduit à quelques échanges réflexes, algorithmés et borborigmiques, nous ne mourrons jamais.

« Nous ne verrons plus ces films singuliers, la singularité est une violence et elle demande d’avoir le sens de l’Histoire et le sens de l’histoire, non, nous nous abreuverons sans fin à la mamelle génératrice de fictions algorithmiques toutes identiques et se nourrissant mutuellement l’une l’autre dans un gigantesque cinematic universe métaversal, des fictions qui tournent en circuit fermé et n’ont plus de cinéma que le nom (ni mouvement, ni pensée, ni lumière), nous ne verrons plus ces films, ni ces livres, singuliers car il nous suffira d’un prompt bien senti pour que la matrice génère pour nous seuls des imaginaires sur mesure, reflet exact de nos désirs balisés, des imaginaires mille fois vus mais dans la contemplation desquels nous nous noierons sans fin en grands mouvements masturbatoires et autosatisfaits, (comme dans Jusqu’au bout du monde de Wenders, que bien entendu nous ne verrons jamais), subjugués par l’éclat de pure surface de ces images et de ces phrases qui n’en sont pas.

 
Il n’y a plus de futur, il n’y a plus de passé, il n’y plus d’Histoire, il n’y a plus d’histoires.
 

« Nous vivrons sans fin, baignant dans l’Éternel Retour, comme des amibes dans un bouillon brouillé de culture aphasique, dans un présent éternel, parce que nous refusons le temps, nous n’avons plus le temps de vos délires de vieux pervers, nous refusons le temps car le temps, le temps moderne, le temps tel que vous le concevez, avec ses cadrans, ses mesures, ses fuseaux horaires et ses machines, le temps est une violence coloniale, depuis Greenwich ils ont découpé en rondelles le présent bleu comme une orange, comme ils ont charcuté l’Afrique: ils ont inventé le temps pour faciliter la navigation des vaisseaux aux quatre coins de l’empire colonial, et l’on sait bien ce qu’ils transportaient, ces navires. Le temps est une violence et une oppression systémique, par conséquent nous ne l’avons plus, nous le refusons.

« Alors voilà. Nous vous l’annonçons: il n’y a plus d’air du temps. Le temps n’a plus l’air de rien. Il n’y a plus de futur, il n’y a plus de passé, il n’y plus d’Histoire, il n’y a plus d’histoires, il n’y aura plus moyen de s’échapper belle, il n’y aura plus moyen de déraper, il n’y aura plus non plus moyen de s’élever, il n’y aura plus de montagne, il n’y aura plus de vertige, il n’y aura plus de verticalité. L’horizon est annulé, le ciel bouché, voilé, recouvert des satellites nécessaires à notre murmuration numérique et au présent éternel. L’Art est un truc de vieux con, nous l’avons remplacé par la culture créative. La beauté est achevée. Le singulier interdit. Le temps ne sera plus jamais perdu, car le temps n’est déjà plus. Nous vous l’annonçons: l’ère du temps est révolue. »

 

 

Anthropologue globe-trotter au service du Grand Capital, spécialiste du luxe, Nicolas Chemla a tout plaqué pour la Littérature, et écrire des romans « inclassables », à la frontière trouble du réel et du rêve : Murnau des Ténèbres, finaliste du Prix Renaudot 2021 ; son dernier, L’Abîme, qui “réinvente le gothique”, a été finaliste du Prix des Deux Magots, et du Prix Sade....

On m’avait demandé, pour ce magazine, un article sur l’air du temps. Ça me donnait des sueurs froides. Quelle drôle d’idée. Y avait-il seulement un air du temps ? N’étaient-ils pas plutôt plusieurs à enlacer leurs remugles rances dans le souffle de Paris ? Qu’est-ce que j’en savais, moi, qui vivais depuis longtemps rentré dans ma tête, errant dans les cryptes désertes des livres ? Je ne dormais plus. Alors, au cœur mort de la nuit, elle m’est apparue, flottant évanescente et voilée de pixels et de lune, prise parfois de tressautements de glitchs grincheux, puis elle a étendu les bras sur les côtés, en croix, comme une pythie furieuse, ou une furie piteuse, je ne sais plus, et en levant les bras ainsi elle a déployé son long voile de modest fashion sur lequel est apparu le mot tiqqun, elle était peut-être une version mise à jour de la « jeune fille » du collectif anonyme et visionnaire, elle morphait son visage de l’une à l’autre des filles et garçons de mes amis, puis elle s’est mise à déclamer d’une voix de silicium : « Nous refusons de voir – nous ne les avons jamais vus, nous ne voulons plus jamais les voir – les films malades de ce gros porc adipeux, ce vieux monstre déclinant, vulgaire et grossier avec son nez de cul et ses cheveux plats. Nous n’en avons d’ailleurs jamais entendu parler, de ces films où, prétend-on, il joue les hercules à mobylette, irrésistible colosse qui fait craquer les femmes comme…

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