Donatien Grau, caractère romain

Philippe Trétiack

Derrière le philologue normalien, conseiller depuis 2022 de la présidence du Louvre, pointe un numismate féru de Maurice Blanchot, à la justesse oratoire remarquée et au manque d’humour assumé.

 

Chez Donatien Grau, tous les chemins mènent à Rome. Ils sont souvent tortueux et les panneaux indicateurs, rédigés quelquefois en anglais, le sont plus souvent en grec et en latin. De réputation, l’individu fascine. Il y a de l’ogre en lui, mais en version douce, car sa radicalité est tout en élégance. De physionomie, il tient du romantique. Écharpe de laine ou foulard de soie, la veste sage, un peu d’embonpoint, une stature bourgeoise façon xixe. Il aurait plu aux frères Goncourt, qui l’auraient étrillé car, prolixe en paroles et disert en idées, il eût fait une cible parfaite. Les génies attirent les détracteurs et si le talent consiste à voler les autres, le génie consiste à se voler soi-même. Donatien Grau est un délinquant.

Assurément il fut précoce. À 14 ans, intrigué par le contenu d’une boîte en ferraille offerte par sa grand-mère, il la retourne pour en ausculter le contenu. Elle regorge de pièces de monnaie. Il les trie, les identifie toutes… sauf une. Une pièce romaine. Intrigué, il enquête, découvre qu’elle ne vaut pas grand-chose, en achète deux, trois, dix, les collectionne et, douze mois plus tard, lecteur d’un magazine spécialisé intitulé Monnaies et détections, le voilà inondant la rédaction de courriers, relevant une erreur ici, une approximation là. Qu’à cela ne tienne, le rédacteur en chef le met au défi de signer un article et le voilà journaliste, traqueur d’énigmes, expert en latin, discipline dans laquelle il brille au lycée Victor-Duruy à Paris. Lui qui vivait de l’argent de poche lâché par son père ouvre un compte en banque pour y placer ses émoluments de reporter en herbe. D’article en article, Donatien glisse vers la Rome antique, l’Empire et ses gloires et, dans cette marche en arrière qui tient de la conquête, il se révèle impérial quand il s’attaque à Néron. Il en tirera une thèse publiée depuis chez Gallimard, Néron en Occident. Une figure de l’histoire.

Oserais-je en déduire que cet ample personnage partage les traits de caractère du monstre qui le captiva? Peut-être. Car Donatien Grau l’avoue, il s’est intéressé à l’incendiaire de Rome parce qu’il était l’absolu du personnage éclaté, déconstruit dirait-on aujourd’hui. Successivement ou tout à la fois César, empereur, tyran, artiste, poète, dieu et diable, orgiaque et dépravé, Satan et sadien avant l’heure… Néron ou la quadrature du sexe.

À entendre ce Donatien bardé de diplômes, élève de l’École normale supérieure, agrégé des lettres, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, docteur de l’université Paris-Sorbonne, par deux fois chercheur invité au Getty Research Institute de Los Angeles, notamment auteur de Tout contre Sainte-Beuve, en 2013 et, donc, de Néron en Occident, en 2015, récipiendaire du Prix François-Victor Noury de l’Institut en 2013, auteur encore du livre Le Roman romain, généalogie d’un genre français (2017), de La Mémoire numismatique de l’Empire romain (2022) et, avec le spécialiste de littérature classique Pietro Pucci, de La Parole au miroir. Dans la poésie grecque archaïque et classique (2022), oui, cet individu dont le pedigree arraché à Wikipédia écrase d’entrée, ne serait pas un intellectuel. Il n’aurait pas même de vie intérieure. «Je ne réfléchis pas, dit-il, ou alors comme la lumière réfléchit.» L’homme a sa part d’ombre. Chez lui, l’immense culture est mise au service de l’intuition. Ce sont les fulgurances qui le guident, comme la poêle à frire mène le chercheur de métaux sur les plages normandes.
 

Oui, cet individu dont le pedigree arraché à Wikipédia écrase d’entrée, ne serait pas un intellectuel.
 

Longtemps timide, introverti, « nerd un jour, nerd toujours », il assène avoir mis des années avant de pouvoir regarder quelqu’un droit dans les yeux. Aujourd’hui, il jure ne fréquenter les mondanités qu’à dose homéopathique, se protégeant des vanités par une culture qui est encore enceinte et fortification. Vraiment ? On l’écoute et le name dropping fait son chemin. Non pas qu’il s’en fasse une religion, qu’il soit de ces êtres pour qui l’annuaire est un viatique, mais comme il croise beaucoup d’individualités et comme il brasse beaucoup d’idées, il se fait des relations. Mieux encore, il semble que tous, les uns après les autres, tombent sous son charme. De Hans Ulrich Obrist, le grand critique d’art, à Bernard-Henri Lévy en passant par Pierre Guyotat ou Azzedine Alaïa, tous ont « flashé » sur cet extraterrestre dont les mots sont des clefs et peut-être encore des armes. Le verbe, il le manie, il le barate, il en fait son beurre. Aussi, refusant de se dire philosophe, lui qui, à 36 ans, soutiendra bientôt sa troisième thèse de doctorat se revendique philologue car pour lui, les textes se traversent comme l’existence s’éprouve. Décortiqueur de phrases gravées dans la pierre comme dans le marbre des éditions rares, il creuse le sens, analyse, suppute.

Très tôt, il a compris que dans la vie, il ne fallait pas laisser passer les trains et que pour trouver sa place, il fallait parfois la réclamer. Ainsi, quand le désir l’a pris de rencontrer un personnage de qualité, il n’a jamais hésité à lui écrire. Et c’est ainsi que journaliste à Art Press, il a demandé un jour à Jacques Henric, le compagnon de Catherine Millet, de lui faire rencontrer Pierre Guyotat dont l’écriture, cette « intensification du français », le charmait. Ce dernier, auteur scandaleux de Tombeaux pour cinq cent mille soldats et de Éden, Éden, Éden, pétrissait la langue comme le sculpteur la glaise, à coups de couteau. Mieux encore, il emmanchait les mots comme le compositeur les notes, sa prose étant une partition. « Aujourd’hui, dit Donatien Grau, je dois être le dernier à savoir lire Guyotat comme il le désirait. » Peut-être même à le chanter tel un aède de salons et de salles de conférence. À force d’entretiens, de marches au long de la Seine avec cet auteur sulfureux aux textes censurés, il en deviendra le quasi secrétaire. «Je faisais ses factures», signe qui ne trompe pas. Et d’ajouter: « L’important c’est qu’à son contact, j’ai compris que les individus désignés comme radicaux étaient en réalité et avant tout des êtres très savants. » De Guyotat, dont il préside la Société des amis, il a glissé à Azzedine Alaïa, devenant son conseiller. « Azzedine ne s’intéressait pas au système de la mode mais à la couture. » Baignant soudain dans les étoffes, il put constater de fil en aiguille que texte et textile partageaient une origine commune. Le philologue, mué en filologue, ne pouvait pas rater cela.

 
Quand le désir l’a pris de rencontrer un personnage de qualité, il n’a jamais hésité à lui écrire.
 

Guyotat, Azzedine, la numismatique romaine… le grand écart permanent. Voilà de quoi surprendre chez un penseur dont l’activité physique relève plus de la marche harassante au gré des salles de musée que de la course sur cendrée et la traction d’haltères. Non, ce qu’il apprécie dans l’amplitude des sujets, c’est leur qualité de portrait éclaté. Car dans l’alignement de ses intérêts successifs se dessine la figure d’un artiste des phrasés. Ce que Donatien Grau pratique, c’est le discours de la méthode. Ce qu’il aime, c’est bâtir des dispositifs. En ce sens, lui, l’ancien timoré, se révèle performeur et c’est ainsi qu’il a conçu, en dépit de deux fractures de fatigue à la plante d’un pied, une série de quatre conférences, en latin, données successivement à Rome, Londres, New York et Los Angeles. Le thème ? Prouver que la cité des Anges s’étirait sur le Pacifique comme hier la Rome antique sur la Méditerranée. D’ailleurs, le collectionneur Getty n’y avait-il pas construit sa villa romaine ? Séduit par ce rôle de passeur sur estrade, il a multiplié les événements littéraires. Il a ainsi organisé une lecture de textes de Pierre Guyotat dans 50 lieux répartis autour du monde, du Mexique au Japon. Une constellation de voix tenant du puzzle.

Pas à pas, il construit ainsi une œuvre qui tient autant de la culture pointue que de l’acte totémique. Rien d’étonnant alors qu’il se dise grand ami d’Alejandro Jodorowsky, prince de la psychomagie et grand lecteur des poésies de Marcel Schwob, car il y a du tireur de cartes chez Donatien Grau, dont on devine qu’en permanence il dissimule dans sa manche un atout. À seulement 22 ans, il fut le plus jeune à enseigner à l’École normale supérieure, dont il sortit diplômé. Durant cette période, il prit le temps de nouer un partenariat avec le Théâtre de l’Odéon d’Olivier Py et d’expérimenter l’antisémitisme quand des étudiants le traitèrent de « vermine » en même temps que Laure Adler, Alain Finkielkraut, BHL, George Steiner et quelques autres. Son prénom pourtant lui vaut des accusations plus classiques. Ainsi, combien de fois ne lui a-t-on pas posé la question de la responsabilité de ses parents dans le choix de ce Donatien à hauts risques ? Ils le baptisèrent ainsi « en hommage, dit-il, à une pièce de théâtre qui les avait séduits ». S’agissait-il de Marat-Sade de Peter Weiss, créée en 1964 ? Il ne le sait pas. Reste que pour ce grand voyageur qui passe la moitié de sa vie à pratiquer la langue anglaise et qui enseigna aux États-Unis, le problème est tout autre. Il se terre dans l’incapacité des Anglo-Saxons à prononcer correctement son nom. Et c’est ainsi que, peu à peu, il est devenu Donation, nom qui lui va comme un gant tant sa générosité intellectuelle est débordante et sans limite.

Auteur prolifique, lui, le titulaire de plusieurs doctorats, se défend d’écrire sur commande. Pour accepter de rédiger un article sur un artiste pour une galerie, pour un catalogue ou un ouvrage collectif, il exige d’abord de le connaître personnellement. Et d’ailleurs, s’il a une qualité, c’est d’abondamment citer celles et ceux qu’ils fréquentent pour mieux leur restituer ce qu’il leur doit. S’il lâche peu de citations, il cite à tour de bras et l’on est étourdi par l’étendue et le volume des liens noués tous azimuts. Il est vrai qu’il rencontre beaucoup de monde depuis qu’il opère au Louvre auprès de sa directrice et présidente, Laurence des Cars. Il y anime depuis quelques années un département contemporain qui vise à mettre face à face des œuvres du passé et des créateurs d’aujourd’hui, au sens large. S’il reconnaît que ce n’est pas là l’idée du siècle, elle fonctionne.

 
Il y a du tireur de cartes chez Donatien Grau, dont on devine qu’en permanence il dissimule dans sa manche un atout.
 

De ces rencontres, il espère tirer un jus qui aiguisera nos sens et fera sens car, comme il le dit avec force, seul pour lui «compte le sens». Cette déclaration porte ses limites. Donatien Grau a des points faibles : aucune appétence pour le théâtre de l’absurde et par voie de conséquence, un humour très limité. Il va même jusqu’à dire qu’il n’en a aucun. On peine à le croire car dans sa dimension quasi cosmique, dans l’intérêt qu’il porte à tant d’auteurs et d’artistes dont il est proche, comme le poète Adonis, qu’il aida à traduire de l’arabe au français, le plasticien américain Paul McCarthy, l’artiste de l’avant-garde californienne Barbara T. Smith, la performeuse franco-américaine Michèle Lamy, Katharina Grosse, dont le Centre Pompidou-Metz présentera une exposition en juin, ou encore Jeff Koons, qu’il considère comme un peintre classique, cherchant le chef-d’œuvre dans chacune de ses sculptures, on voit affleurer la part ludique. Son sérieux est en jeu. À sa manière, il est un pince-sans-rire. Né d’un père exigeant, avocat originaire de Béziers, et d’une mère juriste parisienne et juive, il semble avoir retenu du judaïsme non pas l’humour mais le sens du pilpoul rabbinique, de la discussion effrénée, de la mise à la question des textes passés au tamis de l’intelligence. Dans sa fascination pour la Rome antique, on devine qu’il y a en lui du Flavius Josèphe, cet historien du ier siècle passé du côté des envahisseurs romains et qui, par sa trahison et son témoignage, permit de tout savoir de l’héroïque et légendaire résistance des Hébreux à Massada. À ce rapprochement, il éclate de rire et puis reprend son souffle et se souvient alors qu’insomniaque, enfant, il fut une nuit la proie d’une terrible crise d’asthme que sa grand-mère, insomniaque comme lui, calma par le souffle de la lecture. Un ange passe entre les lignes et les souvenirs se font poésie.
 

S’il lâche peu de citations, il cite à tour de bras et l’on est étourdi par l’étendue et le volume des liens noués tous azimuts.
 

Pinailleur, décortiqueur, soutier des textes et des idées, Donatien Grau n’est pas un pugiliste. Il laisse les empoignades intellectuelles à d’autres. Soucieux de résister aux ondes négatives qui ballottent les milieux qu’il fréquente, l’art, l’histoire, la littérature, il s’est fait une philosophie de l’acceptation des divergences. Qu’on ne pense pas comme lui, cela lui va comme un gant. «Chaque être est unique», dit-il, et de ce constat il tire encore une méthode d’analyse qui veut que l’on évite de comparer les acteurs et les auteurs entre eux. À chacun sa place. Ce détachement est un combat car il n’est pas facile d’encaisser la vindicte. Il y travaille encore.

Travailler, d’ailleurs, il ne fait que cela. Il prévoit désormais de relire Maurice Blanchot, de se pencher sur Gaston Bachelard et lui qui, en adepte de la déconstruction, écrivit un livre sur La Recherche du temps perdu analysée comme un autoportrait de son auteur, Marcel Proust, vient d’accepter, à la demande de Bernard Comment, directeur de la collection «Fiction & Cie» des éditions du Seuil, d’écrire un autoportrait cartographié qui sera composé de tous les êtres qui auront compté pour lui, morts ou vifs. De ses parents à David, David Hockney, qui deux fois fit son portrait. Tous ne seront désignés que par leur prénom. Il démontrera ainsi qu’il n’est en somme que la perspective qui les traverse tous, qu’il est l’angle où les autres se télescopent, se court-circuitent dans sa lumière. Les personnages seront réagencés comme les mots dans un texte, offrant, si la soupe est réussie, une polysémie en abîme, chacun se voyant révélé par son contexte comme un site se grandit d’une installation de Buren. Facétieux, Donatien Grau annonce alors avec sérieux que dans cette galerie éclatée on trouvera, aux côtés des grands de ce monde, Casper le gentil fantôme, et l’on sent alors qu’il pourrait dire n’importe quoi, que tout prendrait sous sa langue un statut d’excellence. Peut-être est-il alors au meilleur de sa fonction, orateur au sens romain du terme, appliqué à dire de la meilleure manière la chose la plus authentique. Dans la Rome antique, l’Empereur était multiple et toujours le même. Quand il mourait, il arrivait que l’on brisa sa tête sur une statue pour la remplacer par celle de son successeur. Tous étaient Auguste. Disons que pour l’heure, Donatien Grau est au juste, au plus juste s’entend.

 

 

De Civitate Angelorum, éd. Yvon Lambert, 2023

La Mémoire numismatique des l'Empire romain, éd. Les Belles Lettres, 2022

La Vie Alaïa, éd. Actes Sud, 2020

Le Louvre, espace de l'alphabet à venir, d'Adonis, traduction de Donatien Grau, éd. Seghers, 2024...

Derrière le philologue normalien, conseiller depuis 2022 de la présidence du Louvre, pointe un numismate féru de Maurice Blanchot, à la justesse oratoire remarquée et au manque d’humour assumé.   Chez Donatien Grau, tous les chemins mènent à Rome. Ils sont souvent tortueux et les panneaux indicateurs, rédigés quelquefois en anglais, le sont plus souvent en grec et en latin. De réputation, l’individu fascine. Il y a de l’ogre en lui, mais en version douce, car sa radicalité est tout en élégance. De physionomie, il tient du romantique. Écharpe de laine ou foulard de soie, la veste sage, un peu d’embonpoint, une stature bourgeoise façon xixe. Il aurait plu aux frères Goncourt, qui l’auraient étrillé car, prolixe en paroles et disert en idées, il eût fait une cible parfaite. Les génies attirent les détracteurs et si le talent consiste à voler les autres, le génie consiste à se voler soi-même. Donatien Grau est un délinquant. Assurément il fut précoce. À 14 ans, intrigué par le contenu d’une boîte en ferraille offerte par sa grand-mère, il la retourne pour en ausculter le contenu. Elle regorge de pièces de monnaie. Il les trie, les identifie toutes… sauf une. Une pièce romaine. Intrigué, il enquête, découvre qu’elle ne vaut pas grand-chose, en achète deux, trois, dix, les collectionne et, douze mois plus tard, lecteur d’un magazine spécialisé intitulé Monnaies et détections, le voilà inondant la rédaction de courriers, relevant une erreur ici, une approximation là. Qu’à cela ne tienne, le rédacteur en chef le…

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