Romaine Jean
Face à l’explosion des réseaux sociaux et à l’omniprésence des fake news, le journalisme traditionnel a de plus en plus de mal à imposer les narratifs du « camp du bien ».
On connaît le terrible constat de Hannah Arendt sur les prémisses du totalitarisme : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit en rien. » Mille indices indiquent aujourd’hui que la parole publique est mise en doute à large échelle. Et celle des journalistes n’y échappe pas. Les réseaux sociaux les ont supplantés. Pour le meilleur et pour le pire.
Je fais partie de l’écosystème médiatique, qui est ma famille, et dans un exercice d’autocritique, je dois admettre que les souvenirs du passé ne sont pas tous glorieux. Ne dit-on pas que toutes les grandes guerres ont été déclenchées par des fake news? Non, Saddam Hussein ne possédait pas, comme on nous l’avait dit, des armes de destruction massive. Son armée, loin d’être l’une des meilleures du monde, s’est d’ailleurs effondrée face aux premiers chars ennemis. Non, les troupes de Kadhafi ne marchaient pas sur Benghazi pour y perpétrer un bain de sang. Ce récit-là a été largement détricoté, depuis 2011, par les experts les plus sérieux, dont un ancien ambassadeur de France, ou Amnesty International. Il servait à justifier l’intervention de l’Otan. La Libye est devenue depuis une zone de non-droit, où des horreurs se commettent sans que personne ne s’en émeuve.
Pourquoi si peu d’interrogations dans les médias? Pourquoi sommes-nous si souvent, nous journalistes, dans le même camp, à l’image de la presse américaine en 2016 qui, pensant la victoire de Donald Trump impossible, n’avait rien perçu de la révolte souterraine des cols bleus et de l’Amérique d’en-bas ?
Les journalistes ne sont plus seuls à observer, trier, décider, juger. Ils ne sont plus les passeurs d’autrefois.
Le camp du bien rend aveugle et peut faire des ravages. Dire cela n’est pas adouber une quelconque dictature, mais c’est se méfier des récits qui masquent les faits, et des narratifs qui répondent aux politiques du moment. Saddam Hussein était un réformateur laïque lorsqu’il fréquentait Jacques Chirac. Il devint un tyran sanguinaire quand les néoconservateurs le décidèrent pour servir leur cause.
Les journalistes n’ont pas changé mais les conditions du métier, oui. Et ce constat est implacable: les médias ne sont plus une référence pour une large partie du public, qui d’ailleurs les lit ou les regarde de moins en moins. Les gens de presse se retrouvent comme les contemporains de Copernic, qui se croyaient au centre de l’univers et se découvrent entourés d’astres autrement plus puissants. Qui se nomment Facebook, LinkedIn, TikTok, Instagram… Les journalistes ne sont plus seuls à observer, trier, décider, juger. Ils ne sont plus les passeurs d’autrefois et jamais les possibilités de s’informer n’ont été aussi vastes. C’est d’ailleurs souvent sur le Net que l’on trouve la diversité des points de vue, sur l’Ukraine, Gaza, les vaccins, le wokisme, la politique de l’Union européenne, etc.
Sur le Net, on trouve le meilleur et le pire. Il y a certes des fake news, qui dessinent des réalités parallèles et dangereuses. Deux tiers des sympathisants de Donald Trump croient ainsi toujours que la victoire de 2020 lui a été volée. Mais les milliers de sites et médias qui explosent sur la Toile permettent aussi de parler de ces ghost news, ces nouveaux fantômes que la presse mainstream occulte.
Et les exemples pullulent. Le site d’observation des médias Arrêt sur images a scruté de près les journaux télévisés de TF1 et France 2 du 4 au 15 février. Près de trente heures d’antenne au total et seulement cinq minutes consacrées à Gaza, en plein bombardement. Comment l’expliquer? Et que dire du « Pfizergate » ? C’est un journal américain et non pas européen, le New York Times, qui a saisi la justice en janvier 2023 pour obliger la Commission européenne à publier le contenu de textos échangés entre sa présidente, Ursula von der Leyen, et le PDG de Pfizer, en pleine pandémie. Le contrat, l’un des plus gros jamais passés par l’UE, portait sur près de 35 milliards d’euros.
Internet conserve tout. Et c’est en naviguant que l’on retrouve des échos des «affaires von der Leyen», laquelle s’était trouvée sous enquête dans son pays, l’Allemagne, pour des contrats passés par le ministère de la Défense, qu’elle dirigeait alors, avec des consultants extérieurs. Pour plus de 100 millions d’euros, selon le magazine Focus. Incidemment, toutes les données de son portable ont été effacées.
Pourquoi les médias n’enquêtent-ils pas? Selon un journaliste, il serait dangereux d’affaiblir la présidente de la Commission européenne alors que la guerre est en Europe. Peut-être, mais le tri de l’information, réalisé au nom du bien, ne passe plus. Les sources sont multiples et le public le sait.
Comme les premiers chrétiens, les esprits libres qui osent interroger les faits sont voués aux gémonies.
Dans le conflit en Ukraine, c’est sur le Net et la myriade de nouveaux médias que l’on peut entendre des voix différentes. Celles qui rappellent le passé sanglant de la dictature de Vladimir Poutine en Tchétchénie, en Syrie et contre son peuple. Celles aussi qui évoquent la face sombre de l’Ukraine: la corruption des élites, les oligarques, le nationalisme effréné. On sait tout de ce conflit, inimaginable il y a encore peu en Europe, de l’invasion russe, des destins brisés, du peuple ukrainien qui résiste. On sait si peu des conditions qui ont mené au désastre. Albert Camus en son temps s’était fait broyer par la pensée dominante, pour avoir défendu une troisième voie dans le conflit algérien. Pour Jean-Paul Sartre le maoïste, l’Algérie était une cause. Pour Camus, c’était sa patrie et celle de sa mère. La réalité est souvent complexe.
Les conditions du métier de journaliste ont changé mais, surtout, le discours public s’est durci, par le double effet de l’immédiateté et de la caisse de résonance des réseaux sociaux. La violence du discours social a pour corollaire qu’il est difficile aujourd’hui d’oser aller à contre-courant. Comme les premiers chrétiens, les esprits libres qui osent interroger les faits sont voués aux gémonies. Les médias ont dans ce contexte un rôle à jouer, plus important que jamais, qui n’est pas de censurer, mais de faire circuler les idées, sous réserve de légalité. Le public a besoin d’être informé et non pas guidé. Le public est adulte et comprend lorsqu’on le trompe.
Citons encore Hannah Arendt: « Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce que vous voulez. »
Romaine Jean est consultante senior en communication et médias et journaliste. Elle a été productrice, présentatrice et rédactrice en chef à la télévision suisse de service public....
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