Jean-Marie Laclavetine à la maison Blanche

Virginie François

Au sein de la prestigieuse collection Gallimard, le prolifique romancier est devenu un éditeur prépondérant. Cultivant une discrétion radicale, le Tourangeau entretient une relation distante avec Saint-Germain-des-Prés.

 

Une anecdote, relatée dans son roman autobiographique, La Vie des morts, publié en 2021, résume parfaitement la trajectoire de Jean-Marie Laclavetine. Évoquant Georges Lambrichs (1917-1992), l’éditeur qui le publia pour la première fois chez Gallimard en 1985, il écrit: « J’ai appris (…) que lorsqu’il a quitté Minuit pour Gallimard à la demande de Paulhan, le contrat qu’il a signé stipulait qu’il devait “consacrer à l’édition le meilleur de son temps”. J’ai vérifié sur mon propre contrat, la formule n’y figure pas, pourtant j’ai l’impression de la respecter à la lettre. » Si Jean-Marie Laclavetine est l’auteur d’une trentaine de romans, il est aussi l’un des éditeurs emblématiques de la « Blanche », comme on appelle la mythique collection de littérature française de la maison qui, depuis 1911, a accueilli Proust, Gide ou Camus et dans laquelle il a publié plus de 150 auteurs.

Pantalon et pull noirs, cheveux et moustache gris-miel, regard doux et sourire de Joconde, il reçoit chez Gallimard, dans son bureau encombré de livres et souvenirs. Sur un mur, une photo du philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013) – lui aussi éditeur au sein de la maison parisienne, dont il appréciait la compagnie –, ici des verres de vin vides, souvenirs d’agapes en petit comité, en face de lui, une sculpture en forme de tortue offerte par Jean-Baptiste Del Amo, qu’il publie depuis 2008. Jean-Marie Laclavetine est devenu éditeur en 1989. Antoine Gallimard vient alors de reprendre les rênes de cette institution et décide d’y injecter du sang neuf. Laclavetine mais aussi Pascal Quignard et Hector Bianciotti intègrent le comité de lecture, cette réunion au cours de laquelle les éditeurs maison débattent des manuscrits qu’ils ont lus et décident ou non de leur publication. Il y côtoie des écrivains qui sont déjà des stars de la littérature, comme J.M.G. Le Clezio, Milan Kundera, Michel Tournier ou Philippe Sollers, et incarnent le renouveau des années 1960 et 1970, mais aussi les journalistes et auteurs comme Roger Grenier et Claude Roy, représentants de la génération de l’après-guerre, qui furent les amis de Camus. « Le comité de lecture était une messe. Il fallait arriver à l’heure précise, chacun s’asseyait toujours à la même place et ensuite seulement le secrétaire général lisait l’ordre du jour », se souvient Jean-Marie Laclavetine qui, dès son baptême du feu, doit ferrailler pour défendre ses coups de cœur sans se laisser impressionner. Il aurait pu, pourtant: rien dans ses origines et son parcours ne le prédestinait à travailler un jour dans le saint des saints de la littérature.

Né à Bordeaux en 1954 d’une mère infirmière puis assistante sociale et d’un père cheminot, il grandit, avec ses deux frères et sa sœur, dans un village du Lot, avant que la famille ne déménage dans la région de Tours – où il vit toujours – quand son père est promu cadre de la SNCF. Il y a peu de livres chez lui et, comme beaucoup de jeunes de la classe moyenne de l’époque, son initiation à la littérature se fait par ces deux grands vecteurs de démocratisation de la lecture que sont le livre de poche, lancé par Hachette en 1953, et la bibliothèque municipale, qu’il fréquente assidûment. Dès ses 12 ans, il dévore les classiques populaires, Alexandre Dumas en tête, avant qu’au lycée, il ne se passionne pour les œuvres plus pointues de Beckett ou de Pinget, conseillées par un professeur de lettres.
 

Sa plus grande peur ? Se voir proposer un CDI et rejoindre la cohorte des employés de bureau aux horaires immuables et à la vie routinière.

 
Après le bac, celui qui se décrit comme un « fainéant congénital » poursuit, en dilettante, des études littéraires. Tout en travaillant à ses premiers textes, il vit ensuite de petits boulots – garde-barrière ou employé de banque – avant de devenir formateur en expression orale en entreprise. « Ce travail, régulier sans être quotidien, et plutôt bien payé, me laissait le temps d’écrire », précise Jean-Marie Laclavetine. Quand Antoine Gallimard lui propose, après quatre romans et des travaux de lecture de textes italiens pour la maison, de devenir éditeur, il ne déborde pas d’enthousiasme. « J’étais sur la défensive alors que j’aurais dû m’évanouir de bonheur et accepter sans hésiter », révèle-t-il. Sa plus grande peur? Se voir proposer un CDI et rejoindre la cohorte des employés de bureau aux horaires immuables et à la vie routinière. « Mon rêve a toujours été de ne pas travailler et de ne pas être salarié », assume-t-il en riant. Et de poursuivre: « j’avais aussi peur de ne plus avoir assez de temps pour écrire ». Mais c’est un engagement très souple et à la carte que lui propose Antoine Gallimard.

Jean-Marie Laclavetine se laisse convaincre mais pose – et on prend là la mesure de son audace et de sa confiance en lui – une condition: ne pas habiter à Paris. « Antoine était sidéré mais il a accepté », s’étonne-t-il, fier de cette bravade à une époque où il était inconcevable que les carrières littéraires se fassent ailleurs qu’à Saint-Germain-des-Prés. La mythologie du quartier ne l’a d’ailleurs jamais fasciné. Aujourd’hui encore, il ne vient que deux jours par semaine à Paris et goûte peu à l’entre-soi et aux mondanités de ce village des lettres. « Je ne vais ni dans les dîners ni dans les cocktails et je n’ai jamais dîné ou déjeuné avec un critique littéraire, pas plus qu’avec des jurés de prix », assure-t-il. « Tout ce qui se passe autour de la littérature: les prix, la communication… Ça ne l’intéresse pas. Il n’est même pas venu à la remise de mon prix de Flore [en 2022 pour Chienne et Louve] », s’amuse Joffrine Donnadieu, qu’il a révélée en 2019 avec Une histoire de France. « Il est totalement incorruptible », renchérit quant à lui Daniel Pennac qui, depuis presque quarante ans, nourrit pour lui une « amitié aussi réciproque qu’indéfectible ». Une radicalité qui le distingue de la plupart de ses confrères, rompus aux roueries du milieu.

Vivre loin des cénacles littéraires favorise aussi un travail qu’il considère comme « indépendant et solitaire », nourri par les textes et rien que les textes, et dont la seule véritable contrainte est la rédaction, pour chaque manuscrit, d’une fiche de lecture argumentant l’avis favorable ou défavorable à la publication. « Il s’agit de la pierre angulaire du travail éditorial de la maison. Elle sert à suivre un auteur, y compris quand ses premiers textes ne sont pas publiés », explique-t-il. Les archives de Gallimard contiennent ainsi des dizaines de milliers de fiches de lecture, désormais informatisées, auxquelles chaque éditeur peut se référer à tout moment pour accompagner un auteur, se souvenir des critiques émises sur les textes précédents. « Aujourd’hui encore, je m’en sers quasi quotidiennement », précise Jean-Marie Laclavetine, dont le sérieux et la réserve évoquent celui d’un moine copiste.

« Au départ, je l’ai trouvé austère et froid », raconte d’ailleurs Joffrine Donnadieu, qui a fait sa connaissance en 2016 alors qu’elle suivait un des ateliers d’écriture de la Nouvelle Revue française, lancés par Gallimard en 2012 et animés par le romancier et éditeur. « Ensuite j’ai compris que cela relevait davantage d’une attention au poids des mots, sous tendue par la volonté de ne pas donner de faux espoirs aux participants. » Devenue une de ses auteurs, elle a au fil du temps découvert, derrière l’« ascète de la littérature », un épicurien passionné entre autres de vin rouge. « C’est un fin œnologue et un très bon cuisinier », confirme Daniel Pennac.

De fait, Jean-Marie Laclavetine sort rapidement de sa réserve initiale pour raconter, avec appétit, son métier. Un métier basé sur « l’intuition » et une forme de « responsabilité » vis à vis des auteurs, celle de dire oui ou non et ensuite d’« accompagner » sans faiblir la naissance d’un roman, d’une voix, d’une écriture, et dont il a raconté les coulisses avec fantaisie et dérision dans son roman Première Ligne (1999), au long duquel se déploie aussi son grand sens de l’humour. Il y met en scène un éditeur qui, se sentant coupable de refuser leurs manuscrits à des auteurs prolifiques mais sans talent, décide, après le suicide de l’un d’entre eux, de les aider à venir à bout de leur graphomanie, en créant une réunion d’entraide sur le modèle de celles des alcooliques anonymes.
 

Le métier d’éditeur lui a rapidement fait connaître d’éclatants succès
 

Ce métier d’éditeur lui a rapidement fait connaître d’éclatants succès. Au milieu des années 1990, Jean-Marie Laclavetine reçoit ainsi un roman signé du médecin humanitaire Jean-Christophe Rufin, qui a déjà publié plusieurs essais. « Le premier texte qu’il m’a soumis ne fonctionnait pas, mais je sentais qu’il recelait malgré tout quelque chose d’intéressant », se souvient-t-il. Et de conseiller ensuite l’auteur jusqu’à ce qu’il parvienne à une version satisfaisante. « Il se comporte à la fois comme un bon père littéraire et comme un sage-femme, dévoile Joffrine Donnadieu. Il ne prend pas de gants quand quelque chose ne va pas mais il dit toujours pourquoi et reste bienveillant. On ne repart jamais de son bureau hagard et perdu. » « C’est un éditeur rigoureux, qui possède des qualités techniques mais aussi humaines », résume Daniel Pennac, devenu un de ses auteurs lors de son passage dans la collection « Blanche », après deux romans publiés dans « La Noire ».

La persévérance est une autre de ses qualités. Le comité de lecture lui refusera ainsi deux manuscrits de Jean-Christophe Rufin avant d’accepter enfin celui de L’Abyssin. Publié en 1997, il se vend à plus de 450000 exemplaires et est traduit en près de vingt langues. Cette réussite, il la connaîtra plusieurs fois, notamment avec L’Élégance du hérisson de Muriel Barbery en 2006, vendu à 1,2 million d’exemplaires, un succès d’autant plus remarquable que le livre, boudé par la critique et les jurés de prix, met plusieurs semaines à décoller, porté seulement par les libraires et le bouche-à-oreille. Plus récemment, c’est Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, finaliste du Goncourt 2022, qui s’est écoulé à 1 million d’exemplaires. Ce qui n’empêche pas Laclavetine de publier des auteurs plus confidentiels, comme le romancier Frédéric Verger, qu’il édite depuis 2013 et dont il loue le talent à imaginer des récits foisonnants. Son « écurie » frappe d’ailleurs par son éclectisme, surprenant mélange de vedettes et de plumes discrètes, d’avant-garde et de tradition, de jeunes espoirs et de vieux routiers. « Son catalogue est à l’image du côté polymorphe de la littérature », analyse Daniel Pennac, tandis que Joffrine Donnadieu souligne sa « capacité de sauter d’un univers à l’autre ». « L’unité vient de la collection “Blanche” elle-même », tranche Jean-Marie Laclavetine quand on souligne cette hétérogénéité. La « Blanche », toujours, qui transcende tout ce qui passe sous sa couverture crème ceinte de rouge et de noir.
 

Ses succès d’édition ne relèvent en rien d’une quelconque stratégie commerciale.
 

Ses succès ne relèvent cependant en rien d’une quelconque stratégie commerciale et se produisent en quelque sorte de surcroît. Jean-Marie Laclavetine fait partie de ces éditeurs héritiers d’une époque presque révolue où les chiffres de ventes et le marketing ne dictaient pas les choix éditoriaux. Le texte passe toujours d’abord et avant tout. « C’est un éditeur qui incarne la lecture et la littérature comme le fut Maurice Nadeau en son temps », souligne Daniel Pennac. Comme Nadeau, il noue des relations à long terme et des liens solides avec ses auteurs. «Quand je publie quelqu’un, c’est pour le reste de sa carrière d’auteur. C’est du moins ce que j’espère», assure-t-il avec force et candeur. Une fidélité qu’il espère réciproque même si, comme en amour, il peut arriver de se faire plaquer du jour au lendemain. Ainsi, le départ récent de Jean-Christophe Rufin pour une autre maison l’a déçu et il préfère évacuer le sujet en soulignant la « gratitude » réconfortante d’autres écrivains, comme David Foenkinos, star du roman intello mainstream, qu’il publie depuis 2002. « Il est infiniment estimé par les auteurs qu’il a révélés et formés », confirme Daniel Pennac.

Au-delà de cette péripétie personnelle, il fustige la tendance au « braconnage » éditorial, qui s’est généralisée ces dernières années et fait désormais ressembler les saisons littéraires à des mercatos de football. Plutôt que de chasser ses nouveaux auteurs sur les terres de ses confrères, il croit toujours dur comme fer à la pépite dénichée dans les milliers de manuscrits arrivés chaque année par la poste. Il raconte l’excitation qui s’empare de lui quand on lui transmet chaque semaine sa pile de textes issus du courrier. En trente-cinq ans de lecture de manuscrits, il a vu les modes évoluer, notamment la progression de l’autofiction et de la littérature du réel. « Ce qui me frappe dans les romans que je reçois, surtout ceux des jeunes, c’est le désir d’aller vers la réalité la plus crue possible, voire vers le sordide, en pensant que c’est un gage d’authenticité. Très peu de textes désormais font appel à l’invention et à l’imagination », regrette-t-il, avant de prendre l’exemple de Triste Tigre de Neige Sinno (éd. P.O.L), prix Femina et Goncourt des lycéens en 2023. « Même s’il y a incontestablement une langue, cela reste du réel », lance-t-il. Et de conclure, dans une tentative d’analyser ce qu’il considère comme un symptôme: « Notre époque n’est peut-être plus assez innocente pour s’évader de la réalité ou de la sociologie. »
 

Contrairement à certains de ses confrères à la fois romanciers et éditeurs, il ne s’est jamais laissé déborder par son second métier.
 

L’autofiction, ce genre qui ne cesse de le questionner et le laisse perplexe, n’est pourtant pas absente de son catalogue. Il est ainsi, depuis 1995, l’éditeur de Catherine Cusset. « Il y a écrit roman sur les couvertures alors que tout est vrai », réfléchit-il, avant de louer l’intelligence et la puissance d’une écriture qui, encore une fois, dépasse tout, y compris ses réticences. On se demande s’il ne s’est pas aussi adouci sur ce sujet depuis que lui-même a écrit Une amie de la famille (2019), récit intime, merveille de style et de délicatesse, dans lequel il relate disparition de sa sœur, sur une plage de Biarritz en 1968, et la chape de silence a alors coulé sur sa famille. « J’ai été le premier étonné d’emprunter cette voie parce que je me livre naturellement assez peu. Mais la mort de mes parents a rendu une telle démarche possible et quand j’ai débuté ce texte, tout s’est fait de manière naturelle, simple, sans difficultés. » Contrairement à certains de ses confrères à la fois romanciers et éditeurs, comme son contemporain Jean-Marc Roberts (1954-2013), emblématique patron des éditions Stock dont l’étoile littéraire a pâli, comme éclipsée par le travail sur les textes de ses auteurs, après des débuts flamboyants, Jean-Marie Laclavetine ne s’est jamais laissé débordé par ce second métier. « Ne pas se laisser envahir par les œuvres des autres est difficile, admet-il, mais je m’astreins à un cloisonnement mental pour pouvoir continuer à écrire et à inventer. » L’essence même de la maison Gallimard l’y a aidé. « Elle a été fondée par des auteurs [à l’éditeur Gaston Gallimard avec les écrivains André Gide et Jean Schlumberger] pour des auteurs et cela aide à le rester », assure-t-il avant de conclure sur la liberté que lui a offert ce travail pour créer. « Je n’aurais jamais pu rêver mieux. Alors, oui, j’ai donné le meilleur de mon temps à l’édition mais je ne le regrette pas. Cela a donné un sens à ma vie. »

 

 ...

Au sein de la prestigieuse collection Gallimard, le prolifique romancier est devenu un éditeur prépondérant. Cultivant une discrétion radicale, le Tourangeau entretient une relation distante avec Saint-Germain-des-Prés.   Une anecdote, relatée dans son roman autobiographique, La Vie des morts, publié en 2021, résume parfaitement la trajectoire de Jean-Marie Laclavetine. Évoquant Georges Lambrichs (1917-1992), l’éditeur qui le publia pour la première fois chez Gallimard en 1985, il écrit: « J’ai appris (…) que lorsqu’il a quitté Minuit pour Gallimard à la demande de Paulhan, le contrat qu’il a signé stipulait qu’il devait “consacrer à l’édition le meilleur de son temps”. J’ai vérifié sur mon propre contrat, la formule n’y figure pas, pourtant j’ai l’impression de la respecter à la lettre. » Si Jean-Marie Laclavetine est l’auteur d’une trentaine de romans, il est aussi l’un des éditeurs emblématiques de la « Blanche », comme on appelle la mythique collection de littérature française de la maison qui, depuis 1911, a accueilli Proust, Gide ou Camus et dans laquelle il a publié plus de 150 auteurs. Pantalon et pull noirs, cheveux et moustache gris-miel, regard doux et sourire de Joconde, il reçoit chez Gallimard, dans son bureau encombré de livres et souvenirs. Sur un mur, une photo du philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis (1924-2013) – lui aussi éditeur au sein de la maison parisienne, dont il appréciait la compagnie –, ici des verres de vin vides, souvenirs d’agapes en petit comité, en face de lui, une sculpture en forme de tortue offerte par Jean-Baptiste Del Amo, qu’il publie depuis 2008.…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews