Le Cabaret Voltaire

Margaux Cassan

« Comment en finir avec tout ce qui est journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada. Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. »
Hugo Ball, « Premier Manifeste Dada », le 14 juillet 1916
Cette nouvelle s’inspire de la vie des fondateurs du dadaïsme en 1916, réfugiés à Zurich. Le Cabaret Voltaire y a accueilli leur mouvement. Tous les noms propres sont véritables.

 

 

Le soleil tombait sur la Paradeplatz. Le siège du Crédit suisse réfléchissait l’or du ciel. Je le trouvais presque beau, ce bâtiment de malheur, c’est vous dire. La soirée avait été si douce que j’en oubliais les spéculateurs. Pourtant il n’y a personne que je ne haïsse davantage que ces mites en complet-veston qui boursicotent sur la faim des gens, oubliant jusqu’à la guerre. Ce jour-là, je chantonnais dans Zurich, célébrant cette matinée où, pour la première fois depuis que l’Europe s’était mise à saigner, je reconsidérais mes rêves de mort. Je pensais bien sûr toujours à en finir. On n’oublie pas ces choses-là. Mais il y avait une autre danse ce jeudi, à laquelle je me devais d’assister. Un spectacle le samedi. Peut-être une lecture la semaine suivante. Mourir, je sentais moins d’urgence, c’est ce que je veux dire.

C’est qu’hier, Emmy avait chanté. J’avais vu dans son regard en désordre, dans l’effronterie de son timbre et l’extravagance de son vêtement l’espoir qu’elle nourrissait grand. Elle se tenait droit sur la scène. En robe bigarrée, en folle dingue, elle avait joué sa comédie musicale, performé son ballet bizarre, récité des poèmes sur la captivité. En chanson. Peu importe que ça soit juste parce qu’elle chantait debout, elle qu’on avait couchée. Une pute, c’est une femme qu’on rencontre à l’horizontale, et qui ne se relève que pour réclamer son dû. Et Emmy s’était finalement redressée. Sa performance et son geste, ses épaules cabrées vers le ciel, sa posture de piquet exagéré, signaient une revanche insoupçonnée. Elle chantait debout, comme une promesse faite à elle-même, de ne plus jamais avoir à se rallonger. J’enrageais de cette époque où l’on finit le cul par terre et les bras en croix, les hommes parce qu’ils meurent au front, les femmes parce qu’elles servent de civière aux désirs de ceux qui restent. Mais moi, je vous jure qu’en ce dimanche, je ne voulais même plus crever.
Ainsi nous mourons, ainsi nous mourons.
Et tous les jours, nous mourons,
Car se laisser mourir est si confortable.
Le matin encore dans le sommeil et le rêve
À midi là-bas.
Le soir au fond de la tombe déjà.
Σ
 

C’était samedi soir. J’avais reprisé ma vareuse criblée de trous qui rappelait trop la guerre. J’avais ciré l’indiscipline de mes cheveux. J’avais rasé de près mes joues. Seules mes mains étaient un peu sales. J’ai beau frotter, la suie ne part pas. J’étais plutôt pas mal. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas regardé dans le miroir. J’évitais soigneusement de croiser celui de l’hôtel qui me prêtait une chambre. J’ai été surpris, en m’y risquant, de voir que la guerre n’avait pas volé mes jolis airs.

J’étais résolu à promener mon ennui vers ce lieu dont tout le monde parle. Il a ouvert en février, on était déjà en juin. Je savais que ça ne durerait pas. C’est comme ça avec les interstices, toutes les portes qui ouvrent vers la liberté et le rire. On a à peine le temps de les ouvrir que la police arrive pour les fixer avec des vis chevillées au sol. Les gardiens de la paix sont devenus experts dans l’art de sceller. Ils placardent, ils emmurent, ils musèlent. Heureusement, les révoltés sont encore persévérants, et tant qu’ils ne sont pas derrière les barreaux, ils déploient l’énergie des explorateurs. Ils finissent par trouver un terrain en friche. Et de nouvelles portes s’ouvrent, qu’il faut se dépêcher d’enfoncer avant qu’elles ne soient bouchées, elles aussi.

J’étais passé devant plusieurs fois, évidemment curieux et intrigué. Mais même en période de grands bouleversements, on est arrêté par ses petites raisons et sa grande lâcheté. J’étais arrivé en Suisse pour avoir la paix. Je ne me sentais pas la foi des anarchistes, des socialistes et des syndicalistes, qui rejoignaient Zurich pour poursuivre la lutte. Moi, j’attendais juste que ça s’arrête. Je refusais de lire les tracts, encore plus de les distribuer. Je me baignais dans le lac et je rentrais chez moi. Quelques nuits par semaine, je faisais l’accueil de l’hôtel. En échange, on ne me réclamait pas de loyer. Je rêvais d’échouer sur la terrasse d’un sanatorium, les pieds sur un transat, et qu’on me soigne avec de l’eau. J’étais pantouflard. Je redoutais la police. Ça me faisait cracher, le bruit qu’ils faisaient en scellant des portes. J’ai même cru que j’avais la tuberculose, à cause du sang dans mon mouchoir. Je supportais mal la misère des autres, le visage de la faim: les joues cariées, les ongles cassés, les cheveux qu’on rabat péniblement sur le crâne parce qu’ils tombent, et puis le ventre gonflé. La mienne, de misère, m’embarrassait déjà assez. Les trous de ma vareuse. L’indiscipline de mes cheveux. Ma barbe qui me démangeait et mes mains sales. Mon ventre qui gargouille.

La Suisse était charitable. J’avais appris à aimer ses pommes de terre râpées, son style roman, ses bras montagneux qui cernent l’eau froide.

À Zurich, on racontait qu’Emmy Hennings sortait à peine du cachot. On l’aurait attrapée pour son soutien aux déserteurs. D’autres disaient qu’elle avait commis les larcins, des graves, comme tabasser des gars musclés ou défier l’armée. On voulait connaître cette enfant perdue qui posait nue, regardait les hommes dans les yeux, leur faisait les poches et récitait des poèmes sur les tables des bistrots qui ouvrent tard. On voulait connaître cette femme qui buvait un coude sur le bar, priait Dieu tous les soirs, invoquait la mystique hindoue et sifflait au pied des autels. Folle décidément, elle croyait encore que la scène dévore le quotidien et sa misère. L’illuminée avait rencontré Hugo Ball à Munich. Elle l’aurait ensorcelé. Depuis, en amants déracinés, loin de leurs familles, ils hésitaient entre le Christ et la révolution. Dans l’urgence et la faim, ils inventaient des poésies sans mots et disaient la bonne aventure en empruntant le style des chants liturgiques. Ils se déguisaient. Ils écrivaient des chansons et une nouvelle façon de chanter.

Il faut comprendre ce qu’a été cet élan dada. Derrière la revendication du divertissement et l’abolition de tout élitisme, c’est le cri du retour à l’enfance qui a jailli. Ils disaient mort aux raffinés, aux idées et aux intellectuels. Et qu’on n’a pas besoin d’eux. Que derrière chaque prétendu grand penseur il y a la honte d’avoir inventé le concept de patriotisme. Emmy et Hugo n’ont rien des artistes de cour. Ils connaissent la fange et la misère et leur bohème n’est pas une mode. Comme les échassiers dans les spectacles de rue, ils n’ont pas eu droit à la reconnaissance. Ce qu’ils ont fait, ils l’ont fait pour eux, assumant le caractère artisanal de leur insurrection. Quand on a faim, on bricole. À deux, ils ont porté à bout de bras leur cabaret itinérant, « Le Cabaret Pantagruel », jusqu’à tomber sur un rade mal en point, « La Métairie hollandaise ». Le patron leur a cédé une salle désaffectée. Le géant goinfre Pantagruel s’est sédentarisé, ils l’ont rebaptisé Voltaire. Voltaire, c’est tout ce qu’ils ne sont pas, un homme pincé, empêché, qui sortait tous les jours à la même heure pour sa promenade avant de s’enfermer pour écrire. Aux rêveurs d’un pays en guerre, il ne reste que l’ironie.

 
La bataille est notre maison close.
Notre soleil est de sang.
La mort est notre voie et notre mot d’ordre.
Nous quittons femme et enfant –
Qui peut nous importuner ?
Quand on vient justement de se quitter.
Le Cabaret Voltaire est situé au numéro un de la Spiegelgasse. Une grande rue pour les révolutionnaires. Les chanceux y croisent les voisins Lénine et sa femme quand ils poussent la porte du numéro quatorze.

Des hommes et des femmes se bousculaient devant l’entrée d’une taverne. J’ai reconnu le peintre Marcel Janco, qui entraînait un couple à l’intérieur dans ma langue, le roumain. «Haide, haide». Allez, venez. Je leur ai emboîté le pas.

Le rade avait le charme des lieux ruinés: quelques tables branlantes habillaient l’espace des clients, raccourci par une estrade au bois vieilli qui craque. Un piano caché sous un drap y était installé. Des dizaines de masques africains jonchaient le sol, des tissus de toutes sortes. L’odeur de tabac se mêlait à l’humidité. Les murs étaient bleus et mouillés. Là où ils étaient découverts, ils étaient percés par la corrosion. Ailleurs, on avait accroché les tableaux des amis Picasso, Modigliani, Fernand Léger, Paul Klee, qui avaient prêté des œuvres. Je trouvai une place sur une chaise à côté de Janco, qui parlait de la guerre. De quoi d’autre.

Σ

Les Allemands connaissent bien le paysage. Ils savent que c’est plus facile de bombarder quand il y a des collines, qu’on peut utiliser les rivières pour empêcher l’ennemi de reculer et qu’au milieu de ces écrins de verdure qui font tapis sur la houille, des hommes ont planté des usines.

Le 21 juin, en hommage à l’été, les Allemands atteignent les bords de la Froideterre. Gloire au bataillon de chasseurs à pied. Gloire au bataillon de chasseurs à pied ! La guerre, c’est le triomphe. Quand on est du bon côté, et de l’autre. Le vaincu aussi est parti se battre. Une mission plus grande que lui faisait ressort sous les pieds. C’est encore ce que l’on peut souhaiter de mieux aux peuples sécularisés, une raison de marcher collectivement. Dans un monde où la messe ne suffit plus à réunir, à mobiliser, à conduire, à tuer, on aura trouvé la nation. Quelle énergie elle aura donné aux jeunes hommes. C’est vrai qu’il y a eu des déserteurs, des félons et des mutineries. Mais l’histoire retient ces pays qui se sont levés tout entier pour se perpétuer. Et si terribles qu’en soient les sévices, il y aura toujours un moyen de compenser. Vous connaissez la formule de ce patriote. Il y a l’honneur de la guerre. Et il y a la grandeur de la guerre.

C’est quand on s’intéresse au singulier que la guerre devient moche. Au chasseur à pied sans les chasseurs à pied, à ce qu’il se dit seul sur son lit de camp, après le bruit. Parmi les dadaïstes, Hugo Ball, qui a été réformé pour raison de santé, s’est rendu sur le front en Belgique. Déprimé, dérouillé. Ce qu’il a vu, il ne s’en est jamais remis. Jean Arp est allé à Paris afin d’éviter la mobilisation allemande avant de se réfugier à Zurich. Il est arrivé en Suisse voûté, pété en deux. Et il fallait encore dessiner. L’écrivain Richard Huelsenbeck a été affecté dans une unité d’artillerie, puis réformé parce qu’il souffrait de névralgies. Ses nerfs n’ont pas tenu. Ça ne s’invente pas. Le peintre Hans Richter, lui, a été gravement blessé sur le front de Russie. Réfugié à Zurich, en pleine démence, il dessinait à l’encre des allégories du carnage. On sous-estime le besoin d’enfance des garçons de 20 ans. C’est une chose d’agiter des soldats de plomb, c’en est une autre de porter le shako, sa carabine à l’épaule.

Grâce à ce Cabaret, ils se sont retrouvés pour broder des spectacles de marionnettes, des collages, des dessins, des chansonnettes et des costumes en carton. De l’inutile. Le trivial devient la seule réponse sensée au monde où se rendre utile, c’est partir faire la guerre. Quand ils singent les militaires, ils retrouvent leur voix d’avant la mue.
Ainsi nous assassinons, ainsi nous assassinons.
Tous les jours, nous assassinons
Nos camarades de danse macabre.
Mets-toi devant moi, mon frère,
Avance ta poitrine, mon frère
C’est toi qui dois tomber et mourir, mon frère.
À un moment, la salle s’est éteinte. Deux hommes couverts d’une cape éclairaient la scène avec une lampe électrique en métal. Le public a commencé à chuchoter le nom d’Emmy Hennings. Une silhouette a fendu le vide. Attention, rareté. Un corps de femme se tenait devant nous. Elle portait un déshabillé jaune dont le col laissait nues ses épaules. Des tissus divers étaient cousus par-dessus, des cravates, des foulards. Un masque de folklore couvrait son visage. Ses mains étaient posées sur ses hanches, elle défiait le parterre. Ça sifflait. Le mauvais goût sait être un art très politique. Après un long moment, elle fit un geste de la main, et Hugo Ball se mit à jouer un air au piano. Ils faisaient un drôle de couple. Hugo Ball avait gardé une allure de prêtre. Emmy glissa ses doigts de la main gauche le long de l’aine, et arracha son masque de l’autre.

Une coupe courte et stricte de garçon. De la poudre blanche plein le visage. L’obscénité de sa bouche entr’ouverte et ses yeux gris immenses s’égaraient dans le regard des hommes de la salle. Elle inspira. Une voix aigüe, un cri de mouette, sortit de sa poitrine. Je l’ai reconnue tout de suite, bien sûr, à sa voix. On n’oublie pas les cris qu’on a volés.
Nous ronchonnons peu, nous grognons moins,
Nous nous taisons tout le jour,
Jusqu’à ce que l’iliaque fasse demi-tour.
Dur, notre lit de camp
Sec, notre pain.
Le cher Dieu, sanglant et salissant.
 

C’était en Allemagne où j’avais débarqué depuis la Roumanie. Le soir, j’allais aux femmes. C’était devenu une habitude. Non que je n’aie été ce libertin froidi de l’époque. J’allais aux femmes parce que je ne supportais plus les hommes. On m’avait donné l’adresse d’une logeuse. Les chambres n’y étaient pas plus mal qu’ailleurs. Je rentrais dans l’une d’elle que l’on m’indiquait, je m’asseyais sans façon sur le canapé, je prenais un visage désarmé dans mes mains et je l’examinais. Il est vrai que les beautés se ressemblent. Je revenais à cette géométrie parce qu’elle me rassurait. Sur leur chair toujours blanche malgré le passage des mains, je lisais la promesse que cela cesse. Parfois, seulement, par faiblesse, je leur faisais ce pour quoi elles avaient appris à hennir. Et je leur disais ces mots que Marcel Janco avait rappelé à ma mémoire: «Haide, haide.» C’était leur rôle: elles allaient et venaient sur ma panse enflée par la malnutrition. Et elles couinaient sur commande. Je ne m’habituais pas à ces cris arrachés. Ils ont marqué ma mémoire à jamais. C’est comme leur flétrissure. Le visage des femmes, leur humanité, disparaissaient sous leur cri. D’elle, voilà ce qu’il me restait: une familiarité prématurée, un feulement rauque, un appel à l’aide, une plainte aigüe comme un paon qui criaille, un gloussement (c’est encore le pire), et parmi les femmes, des catégories de bruit: celles qui grondent, celles qui miaulent, celles qui geignent et celles qui hurlent. Peu importe les variations: tous ces cris étaient faux. Emmy avait été de ces femmes disparues sous mon ventre. De son cri de mouette, hésitant entre l’enfant et la putain, elle me rendait mon «Haide, haide». Allez, allez. Que ça cesse.

Je l’avais vue plusieurs fois. Elle voulait que je la paie en morphine. J’étais d’accord, ça la rendait bavarde. Pendant qu’elle parlait, au moins, elle ne criait pas. Elle était fille de marin, d’une famille protestante et sévère de Flensbourg. Elle avait perdu un enfant. Elle s’était mise à adorer la Vierge. Elle en avait une au-dessus du lit. Elle m’avait raconté un rêve: un poisson qui ne savait pas nager. Jusqu’à ce qu’un jour, la logeuse m’annonce qu’elle n’était plus là. Emmy avait volé un client, et pour assurer notre sécurité, on l’avait mise derrière les barreaux. J’avais posé des questions, on m’avait répondu en me présentant une autre fille. Celle-ci était rousse. Elle criait comme quelqu’un qui hurle en descendant d’une montagne, qui crache son désespoir dans l’air, en priant pour qu’il soit emporté par le vent.

Marcel Janco me resservit un verre de son assommoir. Lassé de Bucarest, il avait débarqué à Zurich avant la guerre, en 1913. La plupart étaient venus ici pour la fuir. Devant Emmy en transe, quelqu’un a dit «finalement, on l’a eu, notre Canaan». Cette terre promise où coulent le lait et le miel. En Suisse, et pourquoi pas. Les oranges poussent où elles veulent. Elles sont à leur place. Ce sont nous, les étrangers, les Tristan Tzara, dans ma langue, trist în ar, tristes dans le pays natal. Emmy a rejoint les coulisses. Le Cabaret s’est recouvert de phrases en français, allemand, roumain, italien. On les mélangeait. Les germaniques et les romanes. Elles se liaient dans les bouches. C’est encore mon imagination qui jouait des tours. C’est que je buvais à grandes goulées l’alcool que me servait Marcel Janco. Sa femme avait la cuisse contre la mienne. Négligemment, on dirait. Je me répandais en images dans ma tête. J’aime bien ce que ce lieu raconte de la paix: c’est un roulage de pelle en règle entre les langues de l’Europe. Comme Dada, qui, en français, signifie «cheval de bois», en allemand «va te faire» et en roumain «c’est ça, d’accord».

Σ

En juillet, la police a fait ce qu’elle sait faire. Elle a chevillé des vis dans le sol. Le Cabaret Voltaire a fermé définitivement. Motif: tapage nocturne et tapage moral. La guerre, elle, ne s’est pas arrêtée. Que des hommes de 20 ans soient tués par d’autres, encore farcis de leurs rêves de petits garçons, ne constituait pas un tapage moral. C’était danser, le pire. Dans l’été, mes compatriotes roumains ont même mis fin à deux ans de neutralité pour rejoindre la guerre, du côté de l’Entente. À Zurich, quand j’allais me baigner dans le lac, je croisais des Allemands, des Autrichiens, des Italiens. Nous nagions côte à côte. Et croyez-le ou non, de quelque pays ennemi qu’ils soient, ils aimaient l’eau froide comme je l’aimais. C’est en faisant un concours d’apnée que j’ai compris. J’adorais encore respirer¹.

 
Nous te remercions, nous te remercions,
Empereur, de ta faveur pleine d’affection,
De nous désigner pour la mort.
Dors seulement, dors doux et calme,
Jusqu’à ce que tu ressuscites encore,
Notre propre corps que l’herbe recouvre.
 

¹ Après la guerre, Hugo Ball se retire à la campagne et revient au catholicisme strict de ses parents. Il meurt en 1927, à 41 ans. Emmy Hennings, qui lui survit vingt ans, s’éteint dans la misère, parfaitement oubliée. Ils sont le père et la mère du mouvement Dada.

 

Margaux Cassan est philosophe et écrivaine. Diplômée en philosophie des religions, elle a publié, en 2021, Paul Ricoeur : le courage du compromis (éd. Ampelos) et, en 2023, Vivre nu (éd. Grasset). Elle prête sa plume à des chefs d’entreprises et hommes politiques et est également chercheuse au Brussels Institute for Geopolitics, un think tank autour de la souveraineté européenne...

« Comment en finir avec tout ce qui est journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada. Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. » Hugo Ball, « Premier Manifeste Dada », le 14 juillet 1916 Cette nouvelle s’inspire de la vie des fondateurs du dadaïsme en 1916, réfugiés à Zurich. Le Cabaret Voltaire y a accueilli leur mouvement. Tous les noms propres sont véritables.     Le soleil tombait sur la Paradeplatz. Le siège du Crédit suisse réfléchissait l’or du ciel. Je le trouvais presque beau, ce bâtiment de malheur, c’est vous dire. La soirée avait été si douce que j’en oubliais les spéculateurs. Pourtant il n’y a personne que je ne haïsse davantage que ces mites en complet-veston qui boursicotent sur la faim des gens, oubliant jusqu’à la guerre. Ce jour-là, je chantonnais dans Zurich, célébrant cette matinée où, pour la première fois depuis que l’Europe s’était mise à saigner, je reconsidérais mes rêves de mort. Je pensais bien sûr toujours à en finir. On n’oublie pas ces choses-là. Mais il y avait une autre danse ce jeudi, à laquelle je me devais d’assister. Un spectacle le samedi. Peut-être une lecture la semaine suivante. Mourir, je sentais moins d’urgence, c’est ce que je veux dire. C’est qu’hier, Emmy avait chanté. J’avais vu dans son regard en désordre, dans l’effronterie de son timbre et l’extravagance de son vêtement l’espoir qu’elle nourrissait grand. Elle se tenait droit sur la scène. En…

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