Si elle veut réduire sa vulnérabilité dans un monde où les autres puissances ne lui feront aucun cadeau, l’UE doit apprendre à compter d’abord sur elle-même et régler ses tensions internes.
Lorsqu’en 1957, le traité de Rome pose les fondements d’une communauté politique, l’Europe n’a plus la force des matins triomphants. Après deux guerres mondiales, les États-Unis se sont emparés de l’hégémonie, la France affronte la décolonisation en Indochine et en Algérie, l’Europe centrale et la moitié de l’Allemagne sont sous le joug soviétique.
À l’Ouest, les dirigeants d’alors ont la modeste ambition de créer une structure de coopération qui empêcherait le retour de la guerre en établissant des «solidarités concrètes» entre nations, autour de sujets sensibles comme le charbon, l’acier ou l’atome. Construction européenne et politiques nationales s’imbriquent harmonieusement dans cette Europe des Six. En 1959, le général de Gaulle commande le plan Pinay-Rueff pour permettre à la France de profiter des opportunités ouvertes par le traité de Rome, avec l’établissement du Marché commun. Et dans un contexte de guerre froide et d’ambitions impériales franco-britanniques déçues (dont le piteux épisode de Suez à l’automne 1956), l’Europe confie sa sécurité à une Otan dominée par les États-Unis.
Cette Europe de « première génération », concrète, prudente, accompagne la reconstruction du continent durant les années 1960 et 1970. Elle permet à la France de réussir sa modernisation agricole dans une relative paix civile, grâce aux prix garantis de la politique agricole commune (PAC). De Gaulle et ses successeurs sont restés attentifs à la forme de l’Europe: pas d’intégration de type «fédéral», un nombre d’États membres limité, un approfondissement pesé au trébuchet des compétences partagées.
Dans les années 1980, un contexte nouveau se fait jour: les États-nations européens reconstruits et modernisés et la décolonisation terminée, l’effondrement du bloc de l’Est ouvre la voie à la réunification allemande et à la réconciliation de l’Europe. Avec la chute du communisme, certains prédisent les noces éternelles du capitalisme et de la démocratie sur fond de «fin de l’histoire». Une Europe de « deuxième génération » émerge, qui se veut la meilleure élève de la mondialisation, le laboratoire d’un monde où tout circule harmonieusement. Les «quatre libertés de circulation» (marchandises, personnes, capitaux et services) deviennent des commandements suprêmes, la Cour de justice de l’Union européenne conforte le marché unique grâce à ses jurisprudences toutes-puissantes, les mots à la mode sont concurrence et libre-échange. Malgré les préventions françaises, l’Europe poursuit son élargissement à l’est et au sud, en accueillant à bras ouverts les anciens régimes autoritaires et les ex-républiques du bloc soviétique, en cours de démocratisation. Si l’Europe de Schuman reposait d’abord sur la mise en commun d’objets concrets, de l’acier à l’atome, entre un petit nombre de pays, cette nouvelle Europe privilégie l’extension géographique. Ses armes principales sont le droit et la liberté économique.
Sous Mitterrand, les socialistes français s’attèlent avec ardeur à la construction de cette Europe de « deuxième génération », après l’échec du « keynésianisme dans un seul pays » (1981-1983). L’Europe apparaît alors comme un programme politique de substitution au socialisme « canal historique » inapplicable dans une économie ouverte. Ils croient aussi sincèrement que la construction du marché unique sera suivie d’une harmonisation fiscale et sociale par le haut. Malheureusement, avec les élargissements successifs, l’inverse se produit: une course à la moins-disance. Ainsi, la construction de cette Europe hypermondialisée n’a pas profité de la même manière à tous les États membres: si les nouveaux entrants, tels la Grèce, le Portugal ou, plus tard, la Pologne, ont profité des fonds structurels pour réussir leur modernisation tardive, si les pays du Nord, Allemagne en tête, ont profité de l’euro fort et du marché unique pour écouler leurs marchandises, d’autres n’ont pas pu, voulu ou réussi à s’adapter à cette nouvelle donne. Ainsi, si la France de De Gaulle avait admirablement su «jouer l’Europe» de Schuman, elle a en revanche beaucoup moins bien négocié la partie dans cette Europe du marché unique. Mais voici qu’un âge nouveau s’avance.
L’illusion d’une planète entièrement unifiée, d’une mondialisation heureuse, d’une fin de l’histoire, bref l’eschatologie libérale des années 1980-1990, se fracasse alors que le xxie siècle n’a qu’un an... Le 11-Septembre ouvre la première voie d’eau: l’Occident triomphant n’est plus « seul au monde », il a des ennemis mortels. Depuis, l’unification du monde, supposée irréversible et linéaire, est de plus en plus contrariée: la crise financière de 2008 a décidé les Chinois à disputer l’hégémonie aux Américains; des appétits impériaux se reforment en Russie, en Turquie, en Iran; le capitalisme, ultra-libéral aux États-Unis ou totalitaire en Chine, est plus débridé et inégalitaire que jamais. La mondialisation a permis de sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté, mais l’ouverture des frontières et des échanges a laminé les classes moyennes et accouché de sociétés du ressentiment, surtout dans cette UE qui s’était rêvée «gendre idéal» de la mondialisation libérale.
La construction d’une Europe hypermondialisée n’a pas profité de la même manière
Pour la troisième fois en moins de soixante ans, les «buts de guerre» de l’Europe vont donc changer du tout au tout. Il ne s’agit plus de reconstruire des nations détruites en les forçant à coopérer, ni de favoriser les seuls citoyens-consommateurs en favorisant l’accès au plus bas coût possible à tout ce qui est disponible sur un marché – marchandises, services, capitaux, hommes. Il s’agit, plus modestement mais peut-être plus existentiellement, de préserver une forme de vie collective attaquée de toutes parts – forme de vie à la fois nationale et supranationale, démocratique, attachée aux libertés civiles et à l’économie sociale de marché. Et donc de défendre la société et pas seulement les citoyens, les producteurs et pas seulement les consommateurs, une certaine idée de notre vie en commun et pas seulement des abstractions. Comment l’Europe peut-elle s’orienter dans cette nouvelle donne mondiale, où la préoccupation de la sécurité des nations semble avoir remplacé l’aspiration à la liberté planétaire ?
Tout d’abord les frontières de l’UE vont bientôt faire corps avec la forme géographique du continent. L’élargissement à 27 États membres, voire à 30 ou 35 avec l’adhésion inéluctable des nations balkaniques ou de l’Ukraine ou de la Moldavie, nous mène vers une Union de dimension «continentale», sanctionnant le choix fait tacitement dans les années 1980 de l’extension géographique au détriment de l’approfondissement. Tirons-en les conséquences en posant clairement que « l’Union sans cesse plus étroite » est une chimère, compte tenu de l’hétérogénéité des économies et des sociétés qui la composent et qui peut même se muer en divergence active lorsque surviennent les crises: un rideau de fer économique a séparé Europe du Nord et Europe du Sud au moment de la crise des dettes souveraines; un rideau de fer politique sépare parfois Europe de l’Ouest et Europe de l’Est sur les questions démographiques ou migratoires. Il faudra apprendre à vivre dans une Europe de taille continentale, composée d’États-nations dont les humeurs et les sensibilités peuvent grandement varier, à une seule condition: que chacun respecte les principes fondateurs (une confédération d’États-nations démocratiques, attachés aux libertés civiles et organisés selon les principes d’une économie sociale de marché).
L’enjeu n’est pas tant celui d’une “démondialisation” que d’éviter que l’inévitable interdépendance ait pour conséquence la vassalité ou la vulnérabilité.
Ensuite, les instruments d’action de cette nouvelle Union vont changer. Dans le monde de la sécurité, la clé n’est pas la production normative, l’abstraction juridique, mais la maîtrise effective des grandes infrastructures essentielles au fonctionnement des sociétés, notamment de leurs points névralgiques. C’est d’ailleurs cette lecture « sécuritaire » et « physique » qui prévaut dans la guerre froide que se livrent sans merci les deux superpuissances du moment, Chine et États-Unis. Celle-ci n’obéit plus à la logique territoriale du containment, qui a rythmé la guerre froide avec l’Union soviétique, mais se présente comme une rivalité autour de la maîtrise d’infrastructures physiques et immatérielles cruciales: réseaux de transport (ports, aéroports), sites de production d’énergie décarbonée (réacteurs nucléaires, parcs éoliens), infrastructures physiques ou logicielles de cloud, systèmes de paiement. Depuis les années 2010, la Chine dispute méthodiquement la domination américaine sur tous ces domaines.
À l’heure de l’interdépendance généralisée, l’enjeu n’est pas tant celui d’une « démondialisation » que d’éviter que l’inévitable interdépendance ait pour conséquence la vassalité ou la vulnérabilité. Accepter ce diagnostic, devenu évident en Chine et aux États-Unis, serait déjà un immense progrès pour l’Europe. Celle-ci doit apprendre à compter d’abord sur elle-même pour réduire ses vulnérabilités dans ce monde de la sécurité où les autres puissances ne lui feront aucun cadeau. Or elle se trouve dans une situation de grande dépendance sur plusieurs terrains cruciaux :
Sur le plan énergétique puisqu’elle importe encore annuellement près de 450 milliards d’euros d’hydrocarbures en provenance de l’étranger, notamment des pays du Golfe et des États-Unis ;
Sur le plan productif avec une domination américaine écrasante dans le domaine du cloud (80% du cloud consommé en Europe est américain) et chinoise dans les capacités manufacturières critiques (notamment les fournisseurs de composants essentiels aussi différents que l’acier, les terres rares, les batteries électriques…) ;
Sur le plan financier avec une dépendance aux systèmes de paiement américains (Swift) et un recyclage partiel de 300 milliards d’excédents d’épargne européens dans l’économie américaine pour financer leurs bons du trésor mais aussi leur croissance productive.
Comme on ne peut pas tout faire, il faudrait donner à l’Europe la priorité de remonter en gamme dans la maîtrise dans ces grandes infrastructures. Celles-ci lui permettront de conserver son autonomie et d’assurer sa sécurité, mais aussi de réaliser les nécessaires économies d’échelle qui rendront son économie plus productive et attractive à l’heure du grand décrochage par rapport aux États-Unis, et consolideront son marché unique beaucoup mieux qu’avec un déluge de réglementations pour faciliter l’accès à tous types de biens et services. Disposer de bons réseaux (transports, télécoms) et de bonnes infrastructures énergétiques, industrielles ou financières est en effet décisif pour la reconquête productive européenne.
Pour autant, l’enjeu n’est pas forcément de faire « plus d’Europe », d’ajouter des couches de compétences supplémentaires à l’architecture presque illisible de l’UE. L’enjeu est au contraire de se reconcentrer sur l’essentiel: les points nodaux et les réseaux et infrastructures critiques.
L’Europe devrait aussi se fixer quelques principes d’hygiène élémentaire, à travers un nouveau partage des tâches entre les niveaux national et continental. Pour bien le comprendre, prenons l’image peu romantique mais efficace d’une copropriété. Quand on devient propriétaire d’un appartement, on devient du même coup copropriétaire au sein d’un immeuble. Le propriétaire possède des « tantièmes de copropriété », c’est-à-dire une quote-part des parties communes – les fondations, les façades, la toiture mais aussi les murs porteurs qui font partie de la structure de l’immeuble, les réseaux qui alimentent l’immeuble. Aucune décision ne peut être prise concernant les parties communes sans un accord majoritaire de la copropriété.
L’Europe de «troisième génération» devrait fonctionner de la même manière. Lorsqu’une nation rejoint l’UE, elle doit en partager les fondations (démocratie, libertés civiles, économie sociale de marché…) mais aussi la responsabilité des murs porteurs et des grands réseaux. Ce faisant, il serait intéressant de consacrer une mandature entière à mieux cartographier et moderniser les infrastructures et les grands réseaux partagés comme autant de «biens communs» par tous les États membres, à la façon d’une assemblée de copropriétaires décidant du ravalement de la façade, de la rénovation thermique ou encore du remplacement du chauffage au gaz par des pompes à chaleur.
Voici quelques exemples de ces réseaux sur lesquels l’Europe doit investir :
Les infrastructures d’énergie et de transport tout d’abord. L’Europe doit développer sa propre version des « nouvelles routes de la soie » chinoises. Plutôt qu’additionner les stratégies énergétiques et les réseaux de transport, qui restent largement nationales, elle devra se doter d’une stratégie continentale. Chaque État peut avoir un mix de production énergétique différent, l’important est que cela «boucle» au niveau continental pour atteindre la neutralité carbone et l’autonomie énergétique. Que l’Espagne ensoleillée mise sur le développement de l’énergie photovoltaïque, que la France relance son programme nucléaire, que le Danemark excelle dans l’éolien offshore: tant mieux ! Ces différences permettent d’espérer un mix énergétique européen complémentaire et débarrassé des énergies fossiles importées, à condition de renforcer l’interconnexion électrique européenne et de réformer le marché de l’électricité. Sur les transports, développer un réseau ferroviaire européen digne de ce nom, notamment de lignes à grande vitesse, avec des terminaisons extra-européennes, est crucial. La Chine a construit 30000 km de lignes à grande vitesse en près de vingt ans, rendant partout son territoire accessible et bien aménagé. Il doit devenir évident et naturel de pouvoir relier en train à grande vitesse Paris et Kiev ou Copenhague et Naples.
Les réseaux numériques. L’Europe est aujourd’hui une colonie numérique des États-Unis. S’engagera-t-elle à fonds perdus dans une bataille que certains prédisent perdue d’avance ou cherchera-t-elle avec les États-Unis à atteindre un point d’équilibre ? L’Europe doit à tout le moins choisir quelques combats plutôt que se disperser dans un vain saupoudrage. Deux priorités semblent émerger: renforcer la part locale du cloud consommé par les entreprises européennes, et mieux maîtriser la supply chain des semi-conducteurs et des supercalculateurs. L’UE possède aujourd’hui un réseau public d’ordinateurs haute performance: il doit être mis au service des entreprises opérant dans le domaine de l’IA.
L’union des marchés de capitaux. Le poids de l’Europe dans les marchés de capitaux globaux est passé de 18 à 10% en quinze ans, et le nombre d’entreprises de l’Union européenne parmi les 100 plus grandes cotées est passée de 11 à 5 en sept ans. L’épargne des ménages européens est à plus de 80% immobilisée dans des dépôts bancaires ou des livrets de placement à court terme. L’épargne institutionnelle, gérée d’abord par des compagnies d’assurance ou des fonds, est recyclée prioritairement en bons du trésor étrangers, notamment américains. La priorité est donc de faire qu’une partie significative des excédents européens soient allouée au tissu productif via des fonds dédiés. Cela suppose la création d’un véritable fonds «souverain» européen.
Lorsqu’une nation rejoint l’UE, elle doit en partager les fondations que ce soit la démocratie ou la liberté mais aussi la responsabilité des murs porteurs et des grands réseaux.
Ce ne sont que quelques exemples des chantiers des parties communes qui attendent notre Europe de « troisième génération ». Ils peuvent être entrepris selon la méthode Schuman, de manière prudente et pragmatique. Ils ne nécessitent pas de saut fédéral de solidarité ni d’union « sans cesse plus étroite », mais un sens des responsabilités de «copropriétaires» à l’échelle du continent – une véritable stratégie partagée de réduction des vulnérabilités et d’assurance mutuelle autour des points névralgiques. Un changement radical dans le policy mix doit également s’opérer: plutôt que de surréglementer les comportements individuels et l’activité économique, ou de «micromanager» et d’alimenter toutes les dérives bureaucratiques, l’UE devrait se concentrer sur l’édiction de règles de fonctionnement, la restructuration ou la constitution des grands réseaux continentaux. De la même manière, l’antienne de la démocratisation de l’Union est une impasse dans un espace de taille continentale qui accueillera bientôt 30 ou 35 copropriétaires. La démocratie et la solidarité sociale resteront, et pour longtemps, du ressort des États-nations, car il y a trop d’hétérogénéité entre ces différentes sociétés, comme je l’expliquais en 2019 dans Slow Démocratie: comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en mains (éd. Allary).
En 2024, le budget de l’Union était de 190 milliards d’euros. Le budget de la seule protection sociale française avoisine désormais 800 milliards d’euros. Un passage à l’échelle européenne de la protection sociale entraînerait inévitablement une moins-disance sociale dans de nombreux pays européens, sauf à le concevoir uniquement comme un ensemble de dispositifs additionnels, par exemple une assurance chômage complémentaire en cas de crise économique ou une aide à l’investissement écologique des ménages. En somme l’UE doit comprendre qu’elle est plus qu’un corpus de réglementations et de jurisprudences, mais moins qu’un État fédéral démocratique capable d’organiser les solidarités à son échelle: elle est un réseau de réseaux et de points névralgiques, physiques, concrets, matériels, autant de biens communs que nous avons à préserver et à consolider pour protéger la vie démocratique et sociale à laquelle nous sommes attachés dans un monde de plus en plus dangereux....
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