Alors que l’Arena Champ-de-Mars s’apprête à accueillir les épreuves de lutte et de judo des JO de Paris, les concurrents savent-ils que plus de deux siècles avant eux, sous le Directoire, des sportifs se battaient déjà pour la gloire, dans le cadre des Olympiades de la République ?
Interrogez les historiens du sport: ils seraient sans doute bien en peine de vous dire qui étaient Charles-Pierre Oudot, Adrien Meyé, Michel Villemereux, Alexandre Dubost ou encore Théodore Chaponel. Pourtant, ces cinq hommes oubliés des palmarès sont parmi les premiers champions olympiques français de l’ère moderne.
Charles-Pierre Oudot, un solide boucher de la rue de la Grande-Truanderie, remporta le titre de la lutte de l’Olympiade républicaine organisée le 1er vendémiaire an VII – soit le 22 septembre 1798 – par les autorités du Directoire sur le Champ de Mars. Adrien Meyé, 22 ans, originaire du Gros-Caillou, fut sacré champion du concours de joute nautique. Michel Villemereux, 20 ans, sergent-major des grenadiers du corps législatif, s’imposa dans la course à pied, Alexandre Dubost dans la course à cheval et Théodore Chaponel dans la course de chars. Aucun n’a laissé de trace durable dans l’histoire de France, même si l’un des «médaillés» de la course équestre, Charles Vernet, reste aujourd’hui célèbre pour ses talents de peintre, son sujet de prédilection étant, comme il se doit, le cheval.
Jaloux de leurs prérogatives, les historiens officiels de l’olympisme ont toujours jeté un regard dubitatif sur ces jeux révolutionnaires.
Le retour des Jeux à Paris en juillet 2024, cent ans après la dernière édition organisée dans la ville où est né le Comité international olympique (CIO), est l’occasion d’un retour en arrière sur leur histoire. Et il est un fait qu’un siècle presque exactement avant l’organisation des «premiers» Jeux modernes à Athènes, en 1896, des manifestations sportives inspirées des Jeux olympiques antiques s’étaient déroulés à Paris. Jaloux de leurs prérogatives, les historiens officiels de l’olympisme ont toujours jeté un regard dubitatif sur ces jeux révolutionnaires, qualifiés tantôt d’Olympiade de la République, parfois de Jeux du Directoire, estimant que leur lien avec les Jeux antiques n’était pas clairement établi.
L’intention de renouer avec l’héritage olympique grec est pourtant clairement évoquée par Gilbert Romme, l’inventeur du calendrier républicain, qui souhaitait que soit organisée tous les quatre ans, à la fin de chaque olympiade – c’est le terme qu’il emploie – une grande fête sportive pour fêter l’avènement de la République en 1792. Ce souhait n’est pas isolé. Dans leur zèle à effacer toute trace du vieux monde, notamment les références à la religion catholique, les révolutionnaires puisent sans relâche leur inspiration dans l’Antiquité gréco-romaine. Si le mot sport n’est pas encore d’actualité, ils sont nombreux à penser que l’exercice physique et les compétitions publiques sont nécessaires à la bonne santé des citoyens tout autant qu’à l’exaltation de l’idéal révolutionnaire.
Les prix accordés aux jeunes vainqueurs : une couronne de chêne, un livre élémentaire, une branche de laurier.
Dès 1790, un précurseur du nom d’Esprit-Paul de Lafont-Pouloti présente à l’Assemblée nationale (alors constituante) un projet de promotion des courses de chars et de chevaux, dans le but de faire acquérir à la jeunesse « un esprit martial». «J’ai sur cet objet des notions peu communes, fruit de recherches laborieuses et de l’étude la plus approfondie sur l’organisation des célèbres Jeux olympiques », écrit-il alors. Le CIO rendra hommage à ce pionnier lors des Jeux de 1924 à Paris.
En 1792, le philosophe Jacques Peuchet, révolutionnaire modéré et plutôt monarchiste, abonde dans le même sens: « Aux fêtes que le désœuvrement et l’amour des riens ont fait naître, je voudrais qu’on vît succéder en France de magnifiques courses de chevaux et de chars. Le champ de la Fédération, les arènes de Nîmes, d’autres lieux encore, pourraient offrir des emplacements spacieux et convenables à ces jeux du peuple français, qui rappelleraient ceux de la Grèce et de l’antique Rome. Pourquoi ne célébrerait-on point par des courses olympiques le 14 Juillet, ou l’époque non moins mémorable du 14 Septembre ? »
Quelques années plus tard, Joseph Léquinio, l’un des conventionnels les plus jusqu’au-boutistes, préconise la construction de stades dans la France entière. « Dans les campagnes, il serait simple autant qu’utile de construire en gazon, pour l’été, de pareils cirques, où tous les spectateurs puissent être assis et jouir de la fête sans éprouver de lassitude. Aux exercices de l’esprit se joindront ceux du corps. Des courses, des luttes, et les autres exercices gymnastiques, deviendront des aliments continuels à l’émulation de la jeunesse. Les prix accordés aux jeunes gens seront une couronne de chêne, un livre élémentaire, une branche de laurier, avec l’embrassement paternel du vieillard le plus ancien. Telle est l’espèce de récompense qui convient le plus au génie républicain », écrit le député breton dans son Rapport à la Convention sur les fêtes nationales.
Si la Grèce eut ses Jeux olympiques, la France solennisera aussi ses Jeux sans-culottides.
Danton n’est pas le moins convaincu des vertus de l’exercice physique et du spectacle sportif sur le moral des citoyens. « Si la Grèce eut ses Jeux olympiques, la France solennisera aussi ses Jeux sans-culottides. Je demande que la Convention consacre le Champ de Mars à la célébration des jeux nationaux, qu’elle ordonne d’y élever un temple où les Français puissent se réunir en grand nombre. Cette réunion alimentera l’amour sacré de la liberté, et augmentera les ressorts de l’énergie nationale; c’est par de tels établissements que nous vaincrons l’univers », déclare-t-il en novembre 1793. Ni Danton ni Gilbert Romme ne verront leur rêve olympique s’accomplir. Le premier est guillotiné le 5 avril 1794, le second le 17 juin 1795. L’idée d’organiser des épreuves sportives pour célébrer le terme de l’Olympiade de la République marque un peu le pas jusqu’au mois de juillet 1796, où des épreuves sportives sont organisées en marge d’une grande Fête nationale au Champ de Mars. C’est un immense succès, qui draine des foules jamais vues depuis 1790 et rappelle à La Gazette « ces jours de gloire où les plus grands soutiens de l’art et de la liberté célébraient les exploits de leurs héros et les victoires de leurs athlètes aux Jeux olympiques classiques ».
C’est alors que l’idée d’organiser à nouveau une rencontre sportive pour marquer la fin du quatrième anniversaire de la République refait surface. Cette première édition a lieu le 22 septembre 1796 au Champ de Mars, et les témoignages qui nous sont parvenus semblent confondre les vainqueurs des courses de juillet et ceux de septembre. Peu importe. Le grenadier Michel Villemereux s’y distingue déjà comme le Jean Bouin ou le Michel Jazy de son époque. Il remporte la course à pied ex-aequo avec un étudiant du nom de Jean-Joseph Cosme. Un certain Roger remporte quant à lui la course en char. Le spectacle sportif suscite un tel engouement que la périodicité quadriennale est bien vite oubliée et que deux nouvelles Olympiades se déroulent les 22 septembre 1797 et 1798. C’est sur cette dernière édition que l’on dispose du compte rendu le plus complet puisque la manifestation est décrite en détail dans le troisième Bulletin décadaire de la République française, que reproduit in extenso Mgr Jean-Joseph Gaume dans son ouvrage La Révolution, recherches historiques sur l’origine et la propagation du mal en Europe, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, publié en 1856.
On y apprend que la veille des épreuves sportives est organisé un grand concours présentant «les objets les plus précieux des fabriques et manufactures françaises, qui y avaient été exposés au jugement du public». Le Champ de Mars a été coupé en deux avec, d’un côté, le stade réservé aux courses de chevaux et à la course à pied, de l’autre, une arène où se déroulent les épreuves de lutte et un bassin pour les joutes nautiques, où ont été dressées « d’imposantes figures » évoquant le Fanatisme et le Despotisme afin d’attiser la fougue des concurrents. Au centre de l’enceinte est érigé un Temple de l’Industrie, où chaque citoyen est invité à venir se recueillir.
C’est alors que, comme lors d’une cérémonie d’ouverture, les athlètes défilent derrière les bannières de leurs provinces et se présentent à la foule. « Ils sortent en ordre de la maison du Champ de Mars, et s’avancent au son d’une musique guerrière, tous vêtus de blanc, en veste et pantalon, distingués seulement par des ceintures rouges ou bleues. Quatre hérauts à cheval et autant à pied, costumés à l’antique, et tenant un caducée à la main, dirigent la marche. Deux pelotons d’appariteurs, portant une canne blanche, les accompagnent. Un détachement de troupes à pied et à cheval ouvre et ferme le cortège. »
Le clou du spectacle est la course de chars, directement inspirée des Jeux du cirque romain et où les concurrents se livrent une lutte acharnée, digne de Ben Hur.
Les Jeux peuvent commencer, et ils débutent par l’épreuve des joutes nautiques, qui mettent aux prises deux équipes de 30 marins. Le rédacteur du Bulletin décadaire trouve alors des élans stylistiques que ne renieraient pas les plumes de la presse sportive moderne: «Les combattants se pressent, se heurtent, se renversent; chaque parti veut avoir la victoire; les chefs animent les leurs du geste et de la voix ; la musique échauffe les jouteurs; l’onde blanchit sous les coups des rames, en un instant la rivière est couverte de rames, de lances, de chapeaux, d’hommes nageant au milieu des barques. Chaque parti fait retentir l’air des cris de la joie ou de la douleur, selon qu’il voit les siens vainqueurs ou vaincus.» C’est finalement Adrien Meyé qui sort vainqueur de cette mêlée, qui évoque plus «Intervilles» que les Jeux olympiques. Et il dispose dans la dernière joute d’un citoyen du nom prémonitoire de Lucien Creps.
Place aux costauds pour le concours de la lutte, où 16 gaillards doivent se jeter l’un sur l’autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux. Ces « finalistes » sont le boucher Oriot, âgé de 33 ans, et le bonnetier Digot, d’un an son aîné. Aussitôt, les stratégies s’affirment. Digot est un attaquant, un agressif, Oriot reste sur la défensive et joue les attentistes. « Le citoyen Digot l’emporte par la taille et la souplesse; le citoyen Oriot a plus de raideur et d’aplomb. Le citoyen Digot livre à son adversaire des assauts répétés ; il le presse, il le pousse, mais le citoyen Oriot reste inébranlable sur ses pieds. Un profond silence règne dans l’assemblée pendant ce combat, les inclinations se partagent pour l’un ou pour l’autre des lutteurs, chacun fait des vœux secrets pour celui auquel il s’intéresse. La faveur publique ranime leur ardeur et redouble leurs forces : le citoyen Oriot parvient enfin à saisir son rival au corps; il le serre étroitement dans ses bras, et l’enlevant de terre, le terrasse et tombe lui-même sur lui. » La messe républicaine est dite. Charles-Pierre Oriot triomphe. Il tend la main à son rival et le relève avant de l’enlacer. Fair-play citoyen.
Survient alors un entracte où des hommes montés sur des chars «s’armant de flambeaux allumés, mettent le feu aux figures hideuses du Despotisme et du Fanatisme». Le public en profite pour aller se sustenter dans « de vastes tentes » mises à disposition dans les allées du Champ de Mars. L’après-midi voit s’élancer les 150 concurrents de la course à pied « vêtus d’une veste ou d’un pantalon de nankin, ou d’étoffe blanche ». Comme dans les séries des Jeux modernes, nos athlètes ont été répartis en « dix pelotons », dont les trois premiers disputeront la finale. Déjà vainqueur de l’édition de 1796, Michel Villemereux l’emporte à nouveau et devient, sans le savoir, le premier double champion olympique de l’athlétisme moderne !
La course de cheval donne lieu à un duel haletant entre Alexandre Dubost, un ancien officier du génie, et le peintre Charles Vernet : « Le citoyen Vernet est sur la même ligne que le citoyen Dubost; souvent il est prêt à le dépasser, mais il ne peut se glisser entre les piquets et son rival qui, serrant de près et avec art les limites, frappe le but avant lui. »
Reste le clou du spectacle, la course de chars, directement inspirée des Jeux du cirque romain et où les concurrents se livrent une lutte acharnée, digne de Ben Hur. Notre rédacteur se fait lyrique : « Les chars s’élancent plus prompts que l’éclair et laissent derrière eux des torrents de poussière; les roues dorées, réfléchissant les rayons du soleil, semblent des tourbillons de feu roulant dans l’arène. » Une fois de plus, deux concurrents se détachent, Théodore Chaponel, 24 ans, et Georges Baccuet, 27 ans. « La vitesse de leur course, la soif de la gloire, la crainte d’être vaincus, les agitent. Sûrs de vaincre, ils n’ont plus de rivalité que pour la primauté de la victoire. L’intérêt public redouble à mesure qu’ils approchent. Le citoyen Chaponel touche le premier le but, et après lui le citoyen Baccuet. »
Pour la première fois, le système métrique est utilisé pour mesurer la distance des courses et les épreuves sont chronométrées.
On conduit alors les deux hommes auprès de l’Autel de la Patrie, où ils prennent place avec les autres vainqueurs de Jeux et où leur sont remis leurs prix. Nos champions olympiques ne repartent en effet pas les mains vides. Le jouteur Adrien Meyé remporte « un grand vase d’argent, de forme étrusque», notre boucher lutteur hérite d’un « grand sucrier d’argent en forme de globe », le coureur Michel Villemereux se voit offrir «une montre à répétition enrichie de diamants » fabriquée à Besançon et les deux champions équestres des armes à feu ciselées de métaux précieux.
Cette édition de l’Olympiade de la République est d’autant plus marquante dans l’histoire naissante du sport que, pour la première fois, le système métrique est utilisé pour mesurer la distance des courses et que les épreuves sont chronométrées. Le chronomètre mis au point par l’horloger Abraham-Louis Breguet est manié par Alexis Bouvard, jeune astronome à l’Observatoire national à Paris, placé à l’arrivée, pendant qu’un aide est posté au départ avec une « montre marine » (un chronomètre de Louis Berthoud). Quant à la longueur du mètre, elle est établie comme « égale à la dix millionième partie du quart du méridien terrestre » sur la recommandation de Condorcet, mathématicien, politicien et grande figure des Lumières, arrêté fin mars 1794, pour avoir critiqué publiquement le projet de Constitution défendu par les Jacobins. Conduit en prison, il sera retrouvé mort deux jours plus tard.
Les gazettes rapportent par ailleurs que d’autres compétitions sportives du même genre sont organisées à la même époque à Angers, mais on ne trouve trace d’aucune autre manifestation « olympique » ailleurs en France. L’année suivante, la faillite du Directoire et le coup d’État du 18 Brumaire – soit le 9 novembre 1799 – mettent fin aux célébrations de la République. Les Jeux disparaissent à nouveau, pour un siècle. Et nos héros de 1798 retombent dans l’oubli.
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