Sport business

CIO : Les 40 ans d’une machine à cash

Sauveur Merlan

Mis au point lors des Jeux olympiques de 1984 à Los Angeles, le « système Dassler », du nom de l’ancien dirigeant d’Adidas, règne toujours dans le sport mondial et a permis au CIO de se constituer un pactole qu’il distribue à ses meilleurs soutiens.

 

Voilà un anniversaire que les organisateurs des Jeux de Paris ne fêteront probablement pas: les 40 ans de l’entrée de plain pied du business dans l’olympisme. C’est pourtant bien en 1984, aux JO de Los Angeles, que les milieux d’affaires, emmenés par un visionnaire du nom de Horst Dassler, creusèrent les premières pelletées de la tombe où allait bientôt reposer l’amateurisme cher à Pierre de Coubertin.

Jusqu’à cette édition de 1984, les Jeux demeuraient ce tremplin des nations voulu par le refondateur de l’idéal olympique. On peut regretter ce nationalisme affiché dans un mouvement qui professe la paix, l’amitié entre les peuples et pourrait se passer des hymnes et des drapeaux, mais les nations ont au moins le mérite d’une certaine légitimité accordée ou non par l’ONU, et dans la foulée, par le CIO.

Depuis quarante ans, l’olympisme organise en revanche les Jeux des sponsors et des investisseurs. Le virage fut aussi pervers qu’inéluctable. Idéologique aussi. Car dans cette guerre entre intérêts financiers privés et légitimité nationale ou fédérale, le CIO a montré la voie et largement opté pour le privé pour préserver une indépendance qui est tout sauf financière.

Si le business a fini par faire main basse sur le sport, l’instance olympique n’y est pas pour rien. En 1976, Montréal organisa les Jeux les plus déficitaires de l’histoire. Un gouffre qui frappa les finances publiques et accapara les impôts des Montréalais pendant de longues années. Quatre ans plus tard, à Moscou, dans le bastion du communisme, le déficit fut à nouveau colossal. L’olympisme d’État, public et subventionné, avait vécu.

Les Jeux de Los Angeles, dans ce contexte de guerre froide et de boycotts, furent aussi une vitrine exceptionnelle pour démontrer les vertus du capitalisme américain. L’édition de 1984, gérée par le privé, génèra d’importants bénéfices. Le business avait gagné. Dès lors, il ne fut plus possible de revenir en arrière. Les milliards de dollars en droits audiovisuels concédés par les plus grands réseaux télévisés au monde, à commencer par les networks américains, les centaines de millions de dollars versés par des partenaires choyés jalousement par les membres de la famille olympique, ont transformé le CIO en gigantesque établissement financier, détenteur d’une large part des réserves du Trésor sportif, que l’institution redistribue ensuite à ses affidés: comités d’organisation, comités nationaux, fédérations, instances antidopage.

 

L’édition 1996 joua tellement la carte du profit et du bas coût que son organisation fut catastrophique.

 

Mais comme toute banque bien gérée, le CIO prête avant tout aux riches. C’est ainsi que le Comité olympique américain (USOC) se vit octroyer jusqu’aux Jeux de Sotchi, en 2014, quelque 20% des revenus marketing du CIO, soit autant que l’ensemble des 204 autres comités olympiques. Le comité américain arguait pour sa défense qu’il ne disposait d’aucune subvention étatique ; comme quoi le système américain a ses défauts, et ceux-ci apparurent clairement lors des Jeux d’Atlanta. Organisée sur les terres de Coca Cola et de CNN, cette édition 1996 joua tellement la carte du profit et du bas coût que son organisation fut catastrophique. Faute d’investissement public, les transports s’avérèrent calamiteux et le recours massif au bénévolat fut sans doute sympathique mais totalement inadapté. Le système américain avait touché ses limites, ce qui n’empêcha pas les États-Unis d’accueillir les Jeux d’hiver six ans plus tard, à Salt Lake City. Et cette fois, ces limites furent largement franchies, et avant tout celles de la légalité. Le fric avait fait tourner les têtes, à commencer par celles de certains membres du CIO.

Fin 1998, Chris Vanocur, journaliste d’une chaîne de télévision de Salt Lake City, révéla la teneur d’une lettre par laquelle les organisateurs mormons des Jeux avisaient un membre camerounais du CIO qu’ils ne pourraient plus payer les frais universitaires de sa fille. Deux semaines plus tard, le Suisse Marc Hodler, président de la Fédération internationale de ski et à ce titre membre du CIO, confirmait l’existence d’une entreprise de corruption. Il s’avéra que plusieurs membres de l’institution avaient reçu des pots de vin et que les villes candidates conservaient des dossiers sur chacun d’entre eux afin de trouver la faille par laquelle les convaincre de voter pour elles. C’est ainsi qu’un membre togolais du CIO se vit invité à son corps défendant dans la capitale de l’Utah, moyennant une escale à près de 4000 dollars (environ 3700 euros) par Paris. Le fruit olympique était devenu bien juteux et de moins en moins bien défendu. La pourriture guettait… En mars de la même année, quatre membres du CIO démissionnèrent et six autres furent exclus. Le goût du lucre hérité de Los Angeles s’était déjà manifesté dès 1991 avec la démission du président de l’USOC, Robert Helmick, qui touchait de l’argent des sponsors de son comité olympique au titre de consultant…

Des mesures énergiques furent prises pour endiguer ce fléau qui gangrenait le mouvement olympique. Ainsi les membres du CIO se virent interdits de visiter les sites candidats – ce qui est tout de même un peu fâcheux pour rendre un avis informé – et les procédures d’admission furent durcies. Un comité d’éthique fut chargé de mettre bon ordre à tout cela.

L’élection de Jacques Rogge, en 2001, consacra un homme choisi pour son intégrité et qui acheva de faire le ménage en écartant en 2004 son vice-président, Kim Un-yong, l’âme des Jeux de Séoul en 1988. L’homme d’affaires coréen, déjà soupçonné dans le scandale de Salt Lake City, fut exclu après une condamnation dans son pays pour détournement de fonds.

S’il est indéniable que les douze ans de mandat de Jacques Rogge ont marqué un net retour à la légalité, l’emprise des milieux d’affaires sur l’olympisme s’est encore affirmée. Désormais, les candidatures sont le plus souvent menées par des grands noms de la finance et la corruption active a cédé le pas à la pratique plus soft du lobbying, jeu d’influence ancré dans la culture du business anglo-saxonne, qui préfère les couloirs, les ascenseurs, les halls d’hôtel ou les salons discrets aux cénacles et amphithéâtres, où rien ne se décide vraiment. L’idéal olympique, héritier de cet idéal français d’un monde régulé par un mouvement universaliste, a fini par céder devant le pragmatisme des affairistes. Les échecs répétés des candidatures françaises à l’attribution des JO jusqu’à ceux de 2024 ne s’expliquent pas autrement.

Depuis 2002, le CIO concilie sans complexe ces deux approches qui imprègnent son histoire: respect de l’ordre établi, quel qu’il soit, et sens des affaires. C’est dans cette double optique qu’il faut comprendre le choix de Pékin en 2008, de Sotchi pour les Jeux d’hiver 2014 et à nouveau de Pékin pour les Jeux d’hiver 2022. Qu’importent les critiques formulées çà et là… Les Jeux de la capitale chinoise furent un formidable succès. Une réussite sur toute la ligne: populaire, spectaculaire, grandiose. Jamais sans doute organisation ne fut plus parfaite, millimétrée. Ce n’était plus un régime que célébraient les JO, comme en 1936, mais un modèle de réussite, une dynamique économique alliant capitalisme triomphant et « stabilité » politique, libre marché et parole bridée. Les dirigeants chinois eurent l’intelligence de briller par leur discrétion et de mettre plutôt en valeur l’invraisemblable ascension d’un pays de plus en plus riche, de plus en plus puissant. Pékin 2008 fut presque « bling bling » avec ces centaines de buildings en chantier se dressant dans un irrésistible élan.

 

La corruption active a cédé le pas à la pratique plus soft du lobbying.

 

Quant à Sotchi, station balnéaire de la nomenklatura soviétique, elle proposa des Jeux à près de 40 milliards d’euros, issus de « fonds publics », c’est-à-dire fournis par ces oligarques russes fous de sport, qui investissent par ailleurs dans le football ou le hockey. Comme à Moscou en 1980, les Jeux de Sotchi ont été déficitaires. Mais cette fois tout le monde s’en moquait. Perdre de l’argent dans le sport est devenu un privilège d’oligarque russe! Bien sûr, les Jeux de Sotchi furent ceux de la corruption, mais pas au sein du CIO. Et comme ce dernier ne fait pas de politique… La grand-messe poutinienne, bientôt suivie d’une Coupe du monde tout aussi peu regardante sur la moralité, fut «malheureusement» gâchée in fine par un énorme scandale de dopage, révélant que les échantillons d’urine des médaillés russes étaient manipulés par ceux-là mêmes qui étaient censés les contrôler! La Russie fut exclue du concert des nations sportives – en attendant d’envahir l’Ukraine –, et l’honneur olympique était sauf.

Mais l’avènement du sport business aux Jeux de Los Angeles ne devait rien à la génération spontanée. Depuis un quart de siècle, un homme avait compris tout l’intérêt de se concilier les bonnes grâces du pouvoir sportif pour faire fructifier ses affaires. Cet homme était Horst Dassler, l’un des fils du fondateur de la marque de chaussures et de vêtements sportifs Adidas. Dès les Jeux de Melbourne en 1956, et plus encore lors de l’édition de Mexico en 1968, l’équipementier allemand avait su faire preuve d’audace et de persuasion pour obtenir des contrats exclusifs avec les plus grands athlètes de la planète. Installé en Alsace, ce fils de famille – son père Adolf et son oncle Rudolf, fondateur de la marque Puma et nazi convaincu, se sont irrémédiablement fâchés pendant la guerre – allait également imposer sa marque à l’équipe de France de football en rachetant Le Coq sportif par l’entremise de son ami André Guelfi, affairiste occulte plus connu sous le surnom de « Dédé la Sardine »…

 

À partir de 1980, Dassler, l’homme de la marque à trois bandes, est un faiseur de rois, qui gère à sa guise le marketing du sport mondial.

 

Homme d’influence, Horst Dassler comprend au début des années 1970 qu’il doit aller plus loin et placer des « amis » à la tête des plus hautes instances sportives. Les élections de 1974 à la tête de la Fifa lui en donnent l’occasion. C’est un choc des deux mondes entre la nation fondatrice du jeu, l’Angleterre, représentée par Stanley Rous, et les pays émergents, incarnés par João Havelange. Dassler arrose les deux camps mais favorise l’élection du Brésilien, qui devient, sinon sa créature, du moins son obligé. C’est à cette époque qu’avec l’ancien journaliste britannique Patrick Nally, le patron d’Adidas crée une structure permettant aux fédérations sportives de trouver des «partenaires», la SMPI. Leur position ne permettant pas alors aux dirigeants de traiter directement avec le monde des affaires, Dassler va servir d’intermédiaire. L’opération de 1974 ayant parfaitement fonctionné, il la reconduit en 1980 pour l’élection du président du CIO.

Le Catalan Juan Antonio Samaranch, qui n’ignore rien du pouvoir de l’Allemand dans les coulisses du sport, lui fait les yeux doux et l’invite à Barcelone. Son élection sera aussi celle de Dassler et du business au sein de l’institution. Dès lors, l’homme de la marque à trois bandes est un faiseur de rois, qui gère à sa guise le marketing du sport mondial et pousse ou écarte les hommes selon qu’ils favorisent ou non ses entreprises. En 1981, le secrétaire de la Fifa, Helmut Käser, qui tente d’échapper à l’emprise d’Adidas, est remplacé par son gendre, qui a le mérite d’être un proche de Dassler. Il s’appelle Joseph «Sepp» Blatter. Cette même année, Dassler fait élire l’Italien Primo Nebiolo à la tête de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) et obtient l’exclusivité des droits de ce sport pour vingt ans. C’est à cette époque que le patron d’Adidas se sépare de Patrick Nally et de Dédé la Sardine, trop gourmands, pour s’associer avec l’agence publicitaire japonaise Dentsu et s’ouvrir les portes du marché asiatique. Ensemble, ils créent une structure qui remplace la SMPI, baptisée ISL.

En 1982, Horst Dassler fait mieux encore: il présente ses vues sur les rapports entre le sport et les milieux d’affaires dans la Revue olympique. Trois ans plus tard, il propose aux membres du CIO un projet de partenariat avec des entreprises commerciales, baptisé « TOP » (The Olympic Programme), toujours en vigueur aujourd’hui.

 

Malgré un grand ménage dans les instances dirigeantes, le système Dassler règne toujours.

 

Horst Dassler n’aura pas le temps de voir fructifier son œuvre. Il meurt d’un cancer en 1987, à l’âge de 51 ans. Mais c’est lui, indéniablement, qui a placé le ver dans le fruit. Celui-ci va se développer avec la voracité d’un ténia, multipliant par dix puis par cent les recettes de marketing et de droits audiovisuels du sport mondial. Lorsque ISL fait faillite, en 2001 – pour une bonne part en raison de la décision du CIO de gérer lui-même ses petites affaires à partir du milieu des années 1990 –, les pratiques douteuses de Dassler et de ses successeurs sont mises en évidence et tous ses vieux amis sont cités. Primo Nebiolo est mort en 1999, mais João Havelange paie le premier les pots (de vin) cassés. Doyen du CIO, il en démissionne dans la tourmente en 2011, convaincu de corruption. Puis il quitte enfin la Fifa en 2013, à 97 ans. C’est ensuite au tour de Sepp Blatter d’être rattrapé par les scandales et contraint à son tour de céder la place en 2015, rattrapé par les mêmes affaires. Le CIO est aussi éclaboussé par les révélations selon lesquelles Lamine Diack, président de l’IAAF à la mort de Primo Nebiolo, et Issa Hayatou, président de la Confédération africaine de football, ont également touché de l’argent de la part d’ISL. Les deux membres africains du CIO ne seront sanctionnés que d’un avertissement et d’un blâme en 2011.

Malgré ce grand ménage, le système Dassler règne toujours dans le sport mondial. C’est ainsi chez Adidas, et dans le cercle rapproché du patron, qu’a entamé sa reconversion, dans les années 1980, un ancien champion olympique d’escrime ambitieux et roué du nom de Thomas Bach. Devenu avocat d’affaires, et très lié aux émirats du Golfe, il est président du CIO depuis 2013. Le «système Adidas» a d’ailleurs continué sous des formes plus discrètes après que la famillle Dassler a passé la main, puisque ses patrons successifs, Bernard Tapie puis Robert Louis-Dreyfus, qui furent également tous les deux les patrons de l’Olympique de Marseille, demeurèrent également des hommes d’influence dans le monde sportif, parfois à la limite de la légalité. Sans évoquer les nombreux démêlés judiciaires de Bernard Tapie avec la justice, rappelons simplement la Coupe du monde de football 2006, dont l’Allemagne obtint l’organisation avec le soutien de Robert Louis-Dreyfus, qui utilisa son argent et ses réseaux pour faire aboutir un projet qui favorisait sa marque.

La formule mise au point par les patrons successifs d’Adidas a d’ailleurs inspiré très largement ses concurrents. Sebastian Coe, le Tony Estanguet des Jeux de Londres en 2012, fut pendant des années un des « ambassadeurs » de Nike, fonction dont il démissionna en 2015 lors de son élection à la tête de la Fédération internationale d’athlétisme, World Athletics, non sans avoir au préalable attribué l’organisation des championnats du monde 2021 à Eugene, en Oregon, ville de l’équipementier américain.

 

 



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