Capitalisme et démocratie : un nouveau modèle s’impose

Philippe Waechter

Croissance en berne, hausse des inégalités, globalisation... Les évolutions de l’économie ces dernières décennies ont peu à peu érodé la confiance dans le lien entre les deux systèmes.
La montée irrésistible d’une forme d’hétérogénéité tant à l’échelle mondiale que locale est le phénomène récent le plus frappant. Il est en opposition avec l’homogénéité qui depuis l’après-guerre liait le capitalisme et la démocratie. Le mouvement ne s’est pas opéré d’un seul coup. Les phases d’accélération, les points d’inflexion voire les points de rupture ont caractérisé l’évolution. De la sorte, capitalisme et démocratie semblent suivre des trajectoires qui ne sont plus forcément cohérentes.

Des phénomènes de polarisation politique apparaissent, traduisant des exclusions et des perceptions très différentes de la société et de son mode de régulation. Le capitalisme suit aussi des directions nouvelles. Les inégalités de revenus et de patrimoine, l’inflation et les questions associées à la technologie posent de nouveaux défis qui altèrent les comportements. Dans ces inflexions de trajectoires, l’économie, le capitalisme, la politique et la dynamique démocratique interfèrent, alimentant les risques de divergence et de déséquilibres persistants.

Pendant très longtemps, au sein des pays développés, la croissance des revenus et la capacité d’adaptation des économies n’incitaient pas à penser la société en termes de rupture. Certes la période d’après la Seconde Guerre mondiale n’a pas été sans secousses – on pense à 1968 en Europe et aux États-Unis – mais le risque était très limité, personne n’y ayant intérêt.

Cette période a permis la mise en place d’institutions sociales, créant un filet de sécurité sociale tout à fait efficace. Les bienfaits de l’État providence se sont ainsi un peu confondus avec la démocratie. Autrement dit, le capitalisme engendrait la hausse du revenu et les institutions sociales limitaient le risque pour chacun. Cette représentation de la société associée à un cadre politique apaisé avait la couleur de la démocratie. Les institutions étaient stables, les processus électoraux fonctionnaient bien et finalement le système global s’inscrivait dans la durée en raison d’une forme d’homogénéité entre capitalisme et démocratie. En outre, la période de la guerre froide n’incitait pas à une remise en cause des institutions politiques.

Cet ordonnancement a été bousculé par le premier choc pétrolier. La réduction de la croissance a changé l’équilibre des institutions sociales qui étaient calibrées sur une progression plus rapide de l’activité et des revenus. Les changements politiques – avec l’arrivée au pouvoir de Thatcher, de Reagan et de Mitterrand – ont traduit la volonté de créer de nouvelles références dans un monde en évolution rapide. Pourtant, le système politique et la régulation de l’économie n’étaient pas remis en cause. C’était une manière de s’accommoder à la nouvelle donne économique.

La longue période qui s’est alors ouverte a été celle de la globalisation financière d’abord, puis de l’intensification des échanges, avec l’émergence de la Chine au début des années 2000. Cette étape est aussi celle de la chute du Mur de Berlin et la perception que l’économie de marché et la démocratie avaient gagné leur légitimité.

Une véritable rupture est apparue lors de la grande récession de 2008-2009. Le choc a été persistant, affectant la croissance, les revenus et l’équilibre même du modèle antérieur. Une forme d’hétérogénéité apparaît alors progressivement. Les trajectoires s’éloignent et n’apparaissent plus compatibles. Cette dynamique d’un nouveau genre sera fortement accentuée par la pandémie et ses conséquences.

De nombreux phénomènes ont concouru à l’émergence de cette hétérogénéité. Le premier est la globalisation des économies. L’intensification des échanges avait engendré un développement global bénéfique pour tous; le taux de pauvreté mondial est le plus réduit jamais enregistré. Cependant, au sein des pays occidentaux, les transferts d’activité vers les pays émergents ont affecté les emplois peu ou mal qualifiés dont les revenus ont augmenté beaucoup moins rapidement. La mondialisation a été positive globalement mais a engendré, au sein de chaque économie des poches d’insatisfaction capables d’alimenter les votes extrêmes en raison du sentiment de ne pas être pris en compte.

Le deuxième aspect porte sur les inégalités de revenus et de patrimoine. Cette question existentielle du capitalisme avait été mise en avant en 2003 avec la publication d’un article de Thomas Piketty et d’Emmanuel Saez sur la distribution des revenus américains entre 1913 et 1998. Resté dans les cercles universitaires à sa sortie, les travaux qu’il a incités ont engendré une prise de conscience d’un capitalisme qui ne progressait pas partout avec la même vitesse et dont une part croissante de la hausse des revenus allait à la minorité, aux 1% ayant les revenus les plus élevés. Une forme de défiance est apparue sur le modèle économique et son incapacité à se réguler.

Le troisième aspect est celui d’une croissance plus lente et de gains de productivité plus faibles qui limitaient la progression des revenus et n’étaient plus nécessairement capables d’assurer l’équilibre des institutions sociales. C’est tout le débat sur la réforme des retraites en France. D’où les interrogations sur l’(in)égalité des chances.

Le quatrième aspect est plus récent lorsque le taux d’inflation a grimpé partout. Les travaux de Stefanie Stantcheva suggèrent là aussi une perception différente de la hausse des prix selon le niveau de revenus. On sait que l’inflation a des effets redistributifs mais il y a aussi la perception que les plus riches sont nettement moins affectés que les ménages modestes.

Le capitalisme a aussi été bousculé par l’irruption d’entreprises technologiques au comportement de domination très fort avec un impact fort sur les dynamiques de régulation des sociétés. Une forme de dépendance réduit la capacité régulatrice des États, heurtant ainsi les équilibres démocratiques.

Ces cinq éléments ont alimenté une forme de défiance vis-à-vis du modèle économique et sa régulation. Alors qu’auparavant la dynamique du capitalisme et de l’économie était englobante, elle est apparue comme moins homogène et capable de créer des laissés pour compte. Par cette hétérogénéité, le capitalisme – avec sa régulation perçue comme inégalitaire – a engendré des comportements différents envers la société alimentant la polarisation.

Le sentiment est fort pour chacun que son bien-être ne peut plus forcément être trouvé dans la forme de régulation démocratique et stable qui prévalait. Cette hétérogénéité ne va certainement pas s’estomper rapidement. Les changements apparus ne vont pas disparaître et un nouvel équilibre doit être trouvé, notamment à l’échelle locale.

La nécessaire convergence vers la neutralité carbone à l’horizon de 2050 va accentuer cette remise en cause. Le coût associé et les contraintes qu’ils feront porter sur l’économie risquent de provoquer de nouvelles crispations. La décarbonation de l’économie va ressembler à une nouvelle forme de révolution industrielle puisque l’économie doit être reconstruite d’une nouvelle façon et au risque d’une planification écologique qui n’apparaît pas spontanément démocratique.

Le lien entre capitalisme et démocratie avait pris forme progressivement avec la révolution industrielle et la nécessité de prendre en compte le capital humain. Collectivement, l’imagination doit prendre le pouvoir.  

 

Philippe Waechter est chef économiste d’Ostrum AM. Il s’intéresse aux cycles économiques, à l’emploi, aux politiques monétaires et s’inquiète de la longueur de la mise en route de la transition énergétique.

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Croissance en berne, hausse des inégalités, globalisation... Les évolutions de l’économie ces dernières décennies ont peu à peu érodé la confiance dans le lien entre les deux systèmes. La montée irrésistible d’une forme d’hétérogénéité tant à l’échelle mondiale que locale est le phénomène récent le plus frappant. Il est en opposition avec l’homogénéité qui depuis l’après-guerre liait le capitalisme et la démocratie. Le mouvement ne s’est pas opéré d’un seul coup. Les phases d’accélération, les points d’inflexion voire les points de rupture ont caractérisé l’évolution. De la sorte, capitalisme et démocratie semblent suivre des trajectoires qui ne sont plus forcément cohérentes. Des phénomènes de polarisation politique apparaissent, traduisant des exclusions et des perceptions très différentes de la société et de son mode de régulation. Le capitalisme suit aussi des directions nouvelles. Les inégalités de revenus et de patrimoine, l’inflation et les questions associées à la technologie posent de nouveaux défis qui altèrent les comportements. Dans ces inflexions de trajectoires, l’économie, le capitalisme, la politique et la dynamique démocratique interfèrent, alimentant les risques de divergence et de déséquilibres persistants. Pendant très longtemps, au sein des pays développés, la croissance des revenus et la capacité d’adaptation des économies n’incitaient pas à penser la société en termes de rupture. Certes la période d’après la Seconde Guerre mondiale n’a pas été sans secousses – on pense à 1968 en Europe et aux États-Unis – mais le risque était très limité, personne n’y ayant intérêt. Cette période a permis la mise en place d’institutions sociales,…

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