Yann Queffélec à Paris

Compte à rebours au Lenox

Yann Queffélec

Un écrivain vous parle d’écriture, de lui. Votre serviteur. Vladimir Nabokov en lève les yeux au ciel: «Pourquoi pas montrer ses glaires, tant qu’on y est!» Parfaitement, il l’a dit, écrit.

Mon jour le moins long dura neuf heures et quart en avril 2024, le samedi 20. Il fut aussi l’un des plus riches en émotions. Ce matin-là, comme prévu, je remis à Caroline Lépée – mon éditeur – les épreuves 2 corrigées du roman La Méduse noire. L’échange eut lieu sans témoin à l’hôtel restaurant du Lenox, à Montparnasse, l’adresse chouchou des visiteurs anglo-saxons. Chose faite, me dit Caroline avec le sourire, puis elle m’offrit un copieux petit-déjeuner mi-british mi-breton: œufs brouillés au bacon, saumon gravelax, double café au lait, etc. Mon premier repas depuis trois jours, à l’exception de pauses dînatoires intemporelles en travaillant, exclusivement composées de chocolat noir et de chocolat blanc. 

Trois jours et deux nuits à l’hôtel Lenox avaient précédé ce clap de fin poignant pour un auteur. J’étais arrivé le jeudi 18 à 12h27. Les épreuves 2 m’attendaient à la réception avec la clé 05, une vraie clé de métal à cordon tressé. 
Il s'en passe des choses, dans un livre, en 900 secondes.
Petite chambre, la 05, table murale, tabouret, vue quelconque. Spartiate, mais nickel chrome. Wifi néant. Le décor idéal pour convoquer ses démons sur la page, une dernière fois. On se sort les tripes, les gars! Amenez les filles qu’on rigole un peu.

D’abord enlever tous les objets de la table: la machine à café, les instructions de l’hôtel, le cahier noir du room Service, la bouteille d’eau; puis lire une ou deux pages d’un auteur admiré, moi c’est Faulkner, John Irving, Audiberti; enfin débarrasser les épreuves de leur gros élastique bordeaux, la bague rituelle de cette chose apparemment inanimée, qui s’apprête à remuer ciel et terre, et s’égosiller au besoin.

À 12h45, je suis au travail. Bien conscient du délai en cours. 44 heures et 15 minutes. 2655 minutes. 159300 secondes, 299, 298, 297, 296, 2... Un monceau des plus volatils. Sous mes yeux, 278 feuillets en ordre serré attendent mes «corrections d’auteur». Bigre! 

On les porte au stylo, au stylo seulement, bien que le manuscrit ait fait son temps, à ce stade de finition, évincé par Gutenberg et par les épreuves: le modèle imprimé du texte achevé, un tirage unique à l’attention et l’intention du fabricant que l’auteur ne voit jamais... Le stylo, de vous à moi, je ne connais que ça depuis ma première Baignol et Farjon, la plume d’écolier des années cinquante, toujours bectée. Avec le temps, et le progrès appliqué même à la graphie, j’ai découvert la bille à encre gel dont la glisse convient à ma vitesse de pensée, encline aux saccades. C’est donc mon stylo fétiche japonais que j’ai dans la main pour me confronter aux épreuves 2, les améliorer si possible. Et ce chant du cygne en sa mue dernière a pour chaste nom «Corrections d’auteur».

Pour ceux d’entre vous qui n’ont jamais publié – jamais été confronté à l’exercice –, la formule se passe d’explication, évidente qu’elle paraît. Mais dans le métier savoureux des Lettres, l’artisanat du sens commun varie d’un éditeur l’autre et d’un romancier l’autre, sachez-le. Et si «je est un autre», ami Rimbaud, c’est bien dans le dialogue de sourds de ces deux compères envisageant chacun pour soi les «corrections d’auteur». 

Priorité à l’éditeur, écoutons- le: Ce livre est un bijou, coco, ton meilleur depuis des années. Il a été conçu par toi, relu par toi, lu et relu et relu par nos soins, par des correcteurs férus de syntaxe et de finesses orthographiques dont tu es l’orfèvre, alors fiche lui la paix. N’y touche plus. Lis-le les mains derrière le dos. Pour le plaisir. En salivant d’admiration. Tu changes une virgule, d’accord, c’est toi l’écrivain. Lâche-toi sur les virgules et les points de suspension. Tu changes un mot? Répétition garantie. Tu supprimes un «faire»? Tu casses le ton, coco, la note bleue d’une émotion qui nous mettait la larme à l’œil. Comment ça le chapitre 1 à la place du 5? Tu es sérieux? Tu veux te brouiller avec ton lecteur ou quoi?... Mettre en retard la fabrication? Me rendre chèvre? C’est ça que tu veux? 

Mon éditeur ne m’avait rien dit de semblable. Il nous avait installés au Lenox, mes épreuves et moi. Il m’avait juste prévenu: Samedi 20, 9 heures, je ramasse la copie. Pas une minute de plus.

 Presque aussi ponctuelle que Phileas Fogg, Caroline entrerait au Lenox à 9 heures et quart, de beige vêtue, le jour dit. 900 secondes de gagnées. Il s’en passe, des choses, dans un roman, pendant ce temps-là. Gogol détruit  par le feu la seconde partie des Âmes mortes. Victor Hugo se demande s’il a bien fait d’écrire Quatre-vingt-treize, le confie dans une lettre à Juliette Drouet, sa vieille maîtresse 
Le roman crée des nœuds, c’est dans sa nature, il les dénoue en cours de narration. À coups de hache s’il le faut.
Après l’éditeur: l’auteur, moi, fort des jours et des nuits qui m’assignent à la chambre 05, en avril 2024, avec du thé noir et du chocolat noir et blanc. Le bon plaisir artistique, c’est lui mon maître, lui seul. Et ce ne serait pas la première fois qu’il me rendrait fou. Pour une virgule. Un point. Un accord. Un rire, un rien qui fait tout. Pour n’importe quel signe relié à mon souffle, à mon oreille. Au temps qui va et vient, dans un roman, bondit d’un siècle à l’autre, ignore éperdument la durée terrestre, et ne fait qu’une bouchée du énième délai consenti par l’éditeur, ange gardien patient des romanciers fantasques, trop patient. Je suis écrivain sur le manuscrit: lecteur sur les épreuves, mais lecteur écrivain, libre d’intervenir in extremis sur la copie quelle qu’elle soit. Et comment lui dire non à cette liberté qui voit clair, et sait parfaitement que le mieux n’est pas l’ennemi du bien dans un roman qu’elle a porté durant des mois, des années parfois, lui et ses tonnes de brouillons. Et qu’elle peut réciter par cœur, mot à mot, avec le ton.

Ma première journée à la 05 se passe bien. Je ne suis pas dérangé par les anglo-saxons. Quelques rires tonitruants sur le palier de loin en loin. Un angélus verlainien? De quel clocher dans Paris? Une femme de ménage qui me prie d’accrocher le do not disturb à la poignée. Accroché, il va le rester jusqu’à la dernière seconde, merci madame. 

18 avril 2024 ou 19. Il est minuit. J’ai lu jusqu’au mot Fin, somnolé dans l’après-midi. Je me suis écouté parler dans les mots silencieux des épreuves. Je n’aime guère ma voix à l’oral, je la préfère à l’écrit. Dans la bouche de personnages qui ont l’art de m’étonner, hommes ou femmes, brassant un vocabulaire bien à eux avec des tics que je ne saurais leur emprunter. C’est la voix du roman qui tient le lecteur en haleine, le conduit où l’auteur va sans l’avoir décidé. Que le lecteur s’ennuie, le roman tombe au sol avec un bruit mat, le marchand de sable sourit.

Tout en lisant j’ai vérifié les «portes», et j’espère bien sans en oublier une, si dérobée soit-elle. Les portes, oui. On les ouvre au début, on les ferme en cours de narration. Une fermeture appelée aussi «dénouement». Le roman crée des nœuds, c’est dans sa nature, il les dénoue en cours de narration. À coups de hache s’il le faut. Au premier chapitre, untel dit qu’il ne supporte plus untel et qu’il va lui arriver des bricoles. Quelles bricoles? Les dernières extrémités? Poison? Revolver? Strangulation? Suspens!... Deux untel aussi sympas l’un que l’autre, amis d’enfance, frères de lait. Le roman joue avec les nerfs du lecteur, fait monter la tension, annonce le pire... Que le romancier laisse en plan les deux untel, et c’est lui qui va les avoir, les bricoles, s’il croise un lecteur dans la rue. Rappelons-nous l’époque où Dickens, fraîchement débarqué à New York, se faisait agresser à cause de la petite Nell, la malheureuse enfant qu’il avait jetée à la rue avec son grand-père un peu gâteux, dans un roman inachevé, et l’on exigeait la suite et la fin, une fin heureuse, damned!

Il y a pas mal de nœuds à dénouer dans La Méduse noire, et les untel en délicatesse ne manquent pas. Que je vous dise un mot du roman, si vous permettez; il est en librairie depuis quelque temps, insensible aux superstitions qui réveillent son auteur la nuit. Il commence au début des années soixante, après les accords d’Evian, se termine deux ans plus tard. C’est l’histoire d’Eddie, un adolescent qui croit à l’amour comme la soif à l’eau, comme l’hirondelle au printemps, la nature à la mort. Il revient de guerre, du «bled»: la «quille», et le pire de l’homme il en connaît un rayon, à dix-neuf ans. Le pire est son jardin secret lorsque l’amour lui sourit dans un train où il est monté sans billet, frappé par une odeur de graillon. Mais l’amour n’est pas la panacée, on le sait bien, surtout quand la vie s’en mêle, la famille, les autres... Un mot de plus? 

19 avril ou 20. Il est minuit. Je vais bien, je suis comme fou. J’ai si peu dormi ces derniers temps, tout habillé par-dessus l’édredon, lumière allumée. En mer, j’ai déjà ressenti ce doux delirium qui tient à l’insomnie, à la faim. Rien à voir avec l’ivresse chaotique du vin. Au contraire, l’esprit surmené fait assaut de clarté, guéri de tous les préjugés qui divisent le temps passé, présent, futur. Il se croit tout permis, se permet tout, chut! 

Mes corrections d’auteur? Bouclées. Point final. Je suis en «avance», mot qui m’a fait défaut toute ma vie. Petit, lorsque j’arrivais à la Communale, sous le drapeau français, la porte vert épinard était fermée à double battant. J’ai eu rendez-vous pour du boulot, à vingt ans, sur une route poussiéreuse, au Costa Rica. Le contremaître a pris ma main, regardé dans ma paume... La chance, fiston, c’est comme la perle dans l’huître, il faut la cueillir au bon moment. Il a refermé ma main. 

En avance, pour une fois, dans ma 05, je repense à la phrase de Klingsor ou de Raiewski: «La perfection, en littérature, c’est le comble de l’inachevé». C’est ça, l’inachevé. C’est fini quand c’est inachevé comme il faut, touchant. J’ai bien travaillé, cueilli à temps la perle dans l’huître, et ce bon vieux Morphée peut m’ouvrir les bras. 

5 heures du matin. Réveil en sursaut. Une porte a claqué dans mon sommeil, et j’ai vu M... sortir en douce. M..., le mal incarné du roman. Est-ce que j’ai tué M... , au fait? M... comme Méchant. Non, je n’ai pas tué M... J’ai négligé d’en finir avec lui. J’ai tué S... S... comme salopard, mais pas M..., son commanditaire. Personne ne s’en rendra compte, mais je voulais éliminer M..., l’immanence le voulait, Aristote l’exigeait. Bravo pour cet inachevé-là! 

Trop tard, maintenant, si j’y revenais la scène serait bâclée. Autant laisser la vie sauve à cette ordure de M... De toute manière il ne l’emportera pas au paradis. 

En me rendormant je pense à tous ces grands auteurs doux comme des agneaux en société, mais prédateurs monstrueux dans leurs romans. Faulkner dans Lumière d’août, Dostoïevski dans Crime et Châtiment, Camus dans L’Étranger, Nabokov dans Lolita, Zola dans Thérèse Raquin, Steinbeck, Tchekhov, Thomas Harris, Shakespeare et compagnie... 

Samedi 20, 9 heures 20, restaurant du Lenox. 

Caroline Lépée n’est plus là. Je reprends un double café au lait, des œufs, du saumon. Ça creuse, les corrections d’auteur, décidément! Surtout quand M... parvient à s’échapper. 

Yann Queffélec est l’auteur de nombreux récits et romans. Il a reçu le prix Goncourt 1985 pour Les Noces barbares (éd. Gallimard). La Méduse noire vient de paraître chez Calmann-Lévy....

Un écrivain vous parle d’écriture, de lui. Votre serviteur. Vladimir Nabokov en lève les yeux au ciel: «Pourquoi pas montrer ses glaires, tant qu’on y est!» Parfaitement, il l’a dit, écrit. Mon jour le moins long dura neuf heures et quart en avril 2024, le samedi 20. Il fut aussi l’un des plus riches en émotions. Ce matin-là, comme prévu, je remis à Caroline Lépée – mon éditeur – les épreuves 2 corrigées du roman La Méduse noire. L’échange eut lieu sans témoin à l’hôtel restaurant du Lenox, à Montparnasse, l’adresse chouchou des visiteurs anglo-saxons. Chose faite, me dit Caroline avec le sourire, puis elle m’offrit un copieux petit-déjeuner mi-british mi-breton: œufs brouillés au bacon, saumon gravelax, double café au lait, etc. Mon premier repas depuis trois jours, à l’exception de pauses dînatoires intemporelles en travaillant, exclusivement composées de chocolat noir et de chocolat blanc.  Trois jours et deux nuits à l’hôtel Lenox avaient précédé ce clap de fin poignant pour un auteur. J’étais arrivé le jeudi 18 à 12h27. Les épreuves 2 m’attendaient à la réception avec la clé 05, une vraie clé de métal à cordon tressé.  Il s'en passe des choses, dans un livre, en 900 secondes. Petite chambre, la 05, table murale, tabouret, vue quelconque. Spartiate, mais nickel chrome. Wifi néant. Le décor idéal pour convoquer ses démons sur la page, une dernière fois. On se sort les tripes, les gars! Amenez les filles qu’on rigole un peu. D’abord enlever tous les objets de la table:…

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