En attendant l’IA

Pierre Hoffman

Les intelligences artificielles signeraient-elles la fin de la justice telle que nous la connaissons, l’un des piliers de notre démocratie ? Une dystopie probable mais pas inéluctable.
 

2050. Le droit, socle de notre démocratie, s’émiette à mesure que ceux chargés de le faire respecter perdent confiance dans leur mission. L’avocat n’est plus qu’un technicien du droit, formé à connaître la loi sans pouvoir en défendre l’esprit. Leur nombre a d’ailleurs chuté en vingt ans, ceux qui subsistent étant réduits à un rôle de simples interprètes de probabilités. Les textes qui consacrent nos droits les plus fondamentaux sont toujours là mais quasiment oubliés, relégués aux fonds de nos archives, comme l’État de droit que nous avons empoussiéré avec eux. Hier, nous les défendions avec ardeur et passion. Aujourd’hui, ils ont cessé d’être des repères, et plus personne ne veille sur eux. Comment en sommes-nous arrivés là?

Déjà bien épais, nos codes juridiques sont devenus, année après année, des buvards de législateurs, sacrifiant ainsi la clarté et la cohérence de notre système juridique sur l’autel de notre entêtement. «Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires», disait déjà Montesquieu. Les régimes d’exception se sont instaurés comme la norme et partout les restrictions des libertés se sont multipliées. Périmètres de sécurité, suivi des déplacements, vidéosurveillance massive diligentée par des systèmes automatisés volontairement rendus suspicieux sont autant de solutions que nous avons trouvées pour vaincre l’insécurité et ramener l’ordre public.

Les juridictions ne désemplissent pas, au contraire. Les délais deviennent de plus en plus longs, rendant difficile l’espoir d’être entendu rapidement par un juge. Pour certains, il n’en fallait pas plus pour prendre la décision de tout céder à la machine, pour lui donner notre accord pour qu’elle se substitue à nous. Selon eux, ce n’était pas une question de moyens, c’était la faillite de notre système judiciaire tout entier dont il était ici question, alors ils ont choisi pour nous.

Dans ce système, il n’est plus besoin de véritable juge. L’interprétation des textes se fait par le biais de toutes-puissantes intelligences artificielles, censées rendre notre justice plus rapide et plus efficace. Jadis nos alliées, les IA sont devenues nos maîtres. L’impartialité est un mythe bien enterré, remplacée par d’obscures ingénieries mathématiques. La justice? Un simulacre, une illusion pour convaincre les derniers croyants que notre pays des droits de l’homme existe encore. Chaque contentieux n’est désormais qu’une suite de décisions déléguées à la machine, où l’humain n’intervient qu’à la marge.

Dans cette configuration, ester en justice n’a jamais été aussi simple. Trouver le meilleur avocat? L’IA le fait pour vous, grâce aux classements que nos juridictions actualisent en temps réel, réalisés en fonction des victoires et défaites de chacun. Contacter un avocat? L’IA s’en occupe également, en prérédigeant votre demande pour vous permettre d’exposer votre situation de la façon la plus claire possible. Nous, avocats, alimentons nos propres intelligences artificielles avec ces échanges, sachant que toute information, peu importe sa nature ou sa provenance, peut influencer l’algorithme-juge, qu’il soit tempéré ou exacerbé, sans que nous ne comprenions parfaitement comment – l’opacité est seul maître. Tant pis si la justice n’est plus une affaire humaine mais une mécanique artificielle où notre rôle se réduit à constituer un sommaire dossier de preuves, témoignages, faits et articles de lois sans plus de réflexion.

Dans nos tribunaux, les salles d’audience ont été remplacées par de petites boîtes aux lettres numérotées avec, pour chacune d’elles, deux fentes. Lorsqu’un dossier est porté devant le «juge», les avocats des deux parties viennent y déposer leurs écritures, sans trop de cérémonie. On entend alors à travers la fente les pages défiler, être lues une à une, photographiées, analysées. Trois minutes plus tard, cinq lorsque la jurisprudence est plus coriace – tout dépend des litiges –, un ticket s’imprime et indique aux avocats si le prévenu a été jugé coupable ou non des faits qui lui étaient reprochés. On ne sait guère comment cela est décidé, mais on ne le demande pas. Il en va ainsi en droit de la famille, en droit de la propriété intellectuelle, en droit des assurances, et même, depuis peu, en droit pénal. Chaque décision rendue se fonde uniquement sur des précédents, les algorithmes finissant par les répéter ad nauseam. Chaque décision ressemble à celle de la veille, et le lendemain on recommence.

Mes consœurs et confrères font bien d’ironiser sur cet ancien temps où la seule force de notre verbe permettait d’acquitter qui pouvait l’être, où la robe noire, qui nous caractérisait, n’était pas qu’un falbala qu’on ressortait aux seules grandes occasions mais le symbole de notre engagement. L’État de droit et tous les principes qui le fondent, nous les avions pourtant défendus courageusement. Peut-on encore parler de présomption d’innocence lorsque l’on sait, avec certitude, que les chances de condamnation de notre client dépassent les 50%? Peut-on encore parler de droits de la défense quand celle-ci repose uniquement sur des éléments que la machine estime favorables à l’acquittement, sans vraie stratégie si ce n’est quelques vulgaires calculs? Assurément pas. Avec ça la démocratie n’est plus qu’un lointain souvenir.

Pour que cela demeure une fiction, nous devons protéger notre démocratie, rester vigilants et exigeants pour qu’elle perdure. Elle nous a vus naître, espérons qu’elle nous verra mourir. D’ici 2050, et dans les années à venir, il est de notre responsabilité de prévenir cette sombre vision en agissant dès maintenant. Utilisons les intelligences artificielles avec enthousiasme. Ne nous privons pas d’elles, ce sont des outils précieux pour l’avenir de notre justice et notre État de droit. Des outils qui viennent compléter notre exercice, le faciliter sans jamais totalement remplacer ni l’avocat ni le magistrat. Ne voyons pas en eux autre chose qu’une aide ou un soutien. Accompagnons leur développement selon nos règles, en fonction de nos besoins afin que, pour tous, la justice demeure une affaire humaine.

Nous, avocats et magistrats, politiques et citoyens, avons le pouvoir d’empêcher que ce progrès ne se transforme en menace pour notre démocratie. Celle-ci, loin d’être un simple terme solennel, qui revêt une forme de grandeur symbolique, est le fondement même de tout ce à quoi nous tenons, y compris de notre système judiciaire. Nous savons que nos libertés et nos droits ne sont ni acquis ni éternels. Alors si des menaces liées aux intelligences artificielles devaient un jour émerger, nous les affronterons avec détermination, d’autant plus efficacement que nous les aurons pensées et anticipées ensemble. En attendant, cultivons l’espoir d’une justice enrichie par les avancées technologiques, plutôt que de redouter l’émergence d’une justice affadie et déshumanisée. 

Pierre Hoffman, avocat, est bâtonnier de Paris

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Les intelligences artificielles signeraient-elles la fin de la justice telle que nous la connaissons, l’un des piliers de notre démocratie ? Une dystopie probable mais pas inéluctable.   2050. Le droit, socle de notre démocratie, s’émiette à mesure que ceux chargés de le faire respecter perdent confiance dans leur mission. L’avocat n’est plus qu’un technicien du droit, formé à connaître la loi sans pouvoir en défendre l’esprit. Leur nombre a d’ailleurs chuté en vingt ans, ceux qui subsistent étant réduits à un rôle de simples interprètes de probabilités. Les textes qui consacrent nos droits les plus fondamentaux sont toujours là mais quasiment oubliés, relégués aux fonds de nos archives, comme l’État de droit que nous avons empoussiéré avec eux. Hier, nous les défendions avec ardeur et passion. Aujourd’hui, ils ont cessé d’être des repères, et plus personne ne veille sur eux. Comment en sommes-nous arrivés là? Déjà bien épais, nos codes juridiques sont devenus, année après année, des buvards de législateurs, sacrifiant ainsi la clarté et la cohérence de notre système juridique sur l’autel de notre entêtement. «Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires», disait déjà Montesquieu. Les régimes d’exception se sont instaurés comme la norme et partout les restrictions des libertés se sont multipliées. Périmètres de sécurité, suivi des déplacements, vidéosurveillance massive diligentée par des systèmes automatisés volontairement rendus suspicieux sont autant de solutions que nous avons trouvées pour vaincre l’insécurité et ramener l’ordre public. Les juridictions ne désemplissent pas, au contraire. Les délais deviennent de plus en plus longs,…

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