Les vertus exagérées de la proportionnelle 

Julien Jeanneney

Faut-il changer de système pour mieux représenter les citoyens et rendre le pays gouvernable ? Les modes de scrutin, pourtant, ne font pas tout et le comportement des électeurs est imprévisible.
Le morcellement de l’Assemblée nationale produit par les dernières élections législatives a suscité une inquiétude politique qu’a tempéré, pour un temps seulement, un enthousiasme olympique. Des tribunes optimistes ont pourtant fleuri, dans les journaux estivaux, pour se réjouir des effets positifs de ce mal apparent et proposer de les pérenniser: cette situation ne permettrait-elle pas à la France de mûrir politiquement, en forçant les députés à bâtir des compromis par-delà les lignes partisanes? Le temps ne serait-il pas venu, dès lors, de restaurer en France l’élection des députés au scrutin proportionnel?

Ce dernier peut être présenté, de façon générale, comme un système électoral dans lequel les sièges sont attribués aux candidats à proportion des suffrages obtenus par chaque liste, de sorte que l’Assemblée soit mathématiquement proportionnée à la force numérique des opinions ou des partis dans le pays. On l’oppose habituellement au scrutin majoritaire: alors que ce dernier tend à désigner un vainqueur, le scrutin proportionnel conduit à répartir des sièges à raison du poids politique respectif de listes de candidats.

Dès lors que le débat se trouve ainsi rouvert, il importe d’en rappeler l’ancienneté, d’évaluer les vertus annoncées de ce mode de scrutin et de ne pas se méprendre sur ses dangers.

Il faut rappeler, d’abord, que l’aspiration à une représentation proportionnelle est aussi ancienne que le constitutionnalisme moderne. Soulevée dès la veille de la Révolution française, la question du respect des proportions de la nation dans la formation d’un corps de représentants n’a pas cessé d’être posée depuis lors. Particulièrement riche fut, à cet égard, le débat pendant la première moitié de la IIIe République – la question étant jugée assez importante pour provoquer la chute d’un gouvernement Briand, en mars 1913, devant le Sénat.

Les arguments alors échangés entre «arrondissementiers» et «proportionnalistes» ont conservé toute leur pertinence. Deux systèmes sont traditionnellement opposés. D’un côté, le scrutin majoritaire – qualifié «d’arrondissement» de la Monarchie de Juillet à la fin de la IIIe République  – est habituellement organisé, en France, dans une circonscription à siège unique, en deux tours, sur le fondement de listes puis dans une perspective uninominale: il conduit à l’élection du candidat arrivé en tête. De l’autre, le scrutin proportionnel, toujours de liste, est organisé en un ou deux tours.

L’histoire des Républiques, en France, a été celle d’une longue préférence pour les scrutins majoritaires – qu’ils soient uninominaux ou de liste – ponctuée çà et là par le choix de scrutins au caractère proportionnel plus ou moins affirmé, qui ont toujours été promptement abandonnés (1870-1875; 1885-1889; 1919-1928; 1946-1958; 1986-1988). En dépit de cette prévalence du scrutin majoritaire, les propositions tendant à le corriger marginalement par une «dose» de proportionnelle sont devenues courantes, depuis le milieu des années 2000, du côté des comités d’experts comme des candidats à l’élection présidentielle – sans que le mode de scrutin, en dépit de cet apparent unanimisme, ne soit jamais modifié.

Les principaux termes du débat sont connus. Au scrutin majoritaire, on prête couramment l’efficacité de l’action gouvernementale, fruit d’une stabilité des équilibres politiques à la chambre basse. En favorisant les partis les plus importants, ce scrutin se tournerait vers les individus, en promouvant l’opinion de la majorité. Les électeurs, dans ce cadre, exprimeraient leur sensibilité au premier tour avant de pousser, au second tour, le moins mauvais des candidats encore en lice: «au premier tour, on choisit; au second tour, on élimine.» Cela limiterait le nombre de partis présents dans l’Assemblée.

Au scrutin proportionnel, on attache volontiers une image de justice et d’équité électorales, par l’effet d’une plus grande fidélité à la diversité de l’opinion. En stimulant l’émergence d’un plus grand nombre de partis, ce scrutin plutôt tourné vers les idées, doctrines et programmes, encouragerait la représentation des minorités politiques. Les électeurs, dans ce cadre, se limiteraient à dire leur adhésion à une sensibilité précise, pour le plus grand profit de petits partis qui ne seraient pas dissuadés de «parler vrai» et qui se verraient enfin accorder, ainsi, une place à l’Assemblée, au risque d’emporter un éparpillement des énergies et de rendre plus difficile l’adoption de lois.

 

En dépit de cette apparente simplicité, le débat se trouve souvent obscurci par l’absence de précision sur ce que l’on entend par «scrutin» ou «représentation proportionnelle» – alors même que les variables susceptibles de conférer des traits distincts aux phénomènes ainsi qualifiés sont nombreuses.

Tout d’abord, la proportionnelle peut être «intégrale» – régler le choix de tous les membres d’une assemblée parlementaire – ou n’être prévue que pour certains sièges, ce que l’on qualifie souvent de «dose» de proportionnelle, à l’instar de ce qui est prévu pour l’élection des membres du Bundestag allemand ou pour l’élection des sénateurs français, suivant la taille des circonscriptions.

Ensuite, la taille du territoire dans lequel sont proposées les listes joue un rôle déterminant: plus les circonscriptions électorales sont petites – le département plutôt que la nation –, moins la portée proportionnelle du scrutin est marquée. Révélatrice fut la réforme voulue par François Mitterrand dans la perspective des législatives de 1986: en dépit de la restauration d’un scrutin proportionnel «intégral» à un tour, voué à diviser la droite en permettant au FN d’obtenir pour la première fois des députés, le choix de l’échelle départementale pour proposer des listes aux électeurs en limita substantiellement les effets.

Tout aussi essentielle est la question du seuil électoral à partir duquel les partis obtiennent le droit de disposer d’au moins un élu dans l’Assemblée: un plancher bas favorise la multiplication des partis ainsi représentés, au péril d’un émiettement; un plancher plus élevé tend à en limiter le nombre.

S’y ajoute l’organisation du scrutin en une ou deux occurrences. Souvent concentré sur un tour unique, le scrutin proportionnel peut s’adapter à l’existence de deux tours dans le cas de scrutins mixtes – à l’instar, aujourd’hui, en France, des élections municipales ou régionales.

Il est possible, ensuite, de tempérer l’effet proportionnel du scrutin en prévoyant une prime majoritaire – l’attribution d’une prime de sièges à la liste arrivée en tête, comme cela est prévu pour les élections municipales dans les grandes villes depuis 1983. En renforçant artificiellement le poids du vainqueur, cette prime tend à rendre ce scrutin plus majoritaire.

Il faut choisir, en outre, le mode de répartition des sièges complémentaires – ceux qui restent à pourvoir au terme d’une répartition arithmétique, dès lors qu’un parlementaire ne saurait être coupé en morceaux. La méthode du «plus fort reste» – les listes ayant le plus de voix restantes après utilisation de celles qui ont permis la première attribution – favorise plutôt les petits partis, cependant que la méthode de la «plus forte moyenne» – où l’on prend en compte le nombre de sièges déjà obtenus – favorise les listes les plus prospères.

Les listes, de surcroît, peuvent être bloquées ou susceptibles d’apparentements. En mai 1951, une loi introduit ainsi un correctif majoritaire dans le scrutin proportionnel, en sachant que ni le Parti communiste ni le parti gaulliste ne seront en mesure d’en bénéficier. Elle rend possibles des alliances entre listes, qui doivent être annoncées avant le vote: si ces dernières obtiennent ensemble la majorité absolue des suffrages dans un département, tous les sièges leur reviendront – tripatouillage aux effets déplorables. Enfin, un panachage entre listes – la faculté pour les électeurs de choisir des candidats de listes différentes – peut être prévu ou refusé.

Derrière l’unité apparente du scrutin proportionnel apparaît, en somme, une grande diversité de configurations possibles. Ainsi devrait-on toujours préciser le type de représentation proportionnelle envisagé lorsqu’on promeut cette dernière. Encore faut-il préciser ce que l’on entend obtenir par de telles propositions.

Modifier une loi électorale n’est jamais une mince affaire. Même lorsqu’ils ne sont pas organisés par la Constitution, les modes de scrutin sont au cœur de l’organisation constitutionnelle du pays – donc du système politique. Maurice Duverger défendait ainsi, au mitan du xxe siècle, l’idée que le système politique et partisan d’un pays était partiellement déterminé par le mode de scrutin qui y était privilégié. Sous ce rapport, il faut d’emblée faire litière de deux illusions.

La première voudrait que les querelles de clocher et ambitions personnelles s’effacent, lors d’une réforme du mode de scrutin, au profit de la quête d’un système objectivement meilleur. L’expérience historique révèle pourtant que ces réformes sont habituellement mises au service de l’intérêt, à court terme, de leurs promoteurs. Les considérations tactiques priment toujours en la matière. On change la loi électorale lorsque cela bénéficie à son camp. Ainsi s’explique le coût politique habituel de telles réformes: on soupçonne toujours chez ceux qui les portent le désir secret de servir plutôt leurs intérêts que la justice électorale.

Une seconde illusion voudrait qu’une réforme électorale produise des résultats immédiats presque mécaniques dans l’ordre des comportements électoraux, de l’organisation des débats parlementaires et de l’équilibre des pouvoirs. Les modes de scrutin, pourtant, ne font pas tout et le comportement des électeurs, souvent inattendu, est toujours susceptible d’étonner ceux qui les réforment – surtout lorsque s’accroît la distance temporelle avec la réforme. On ne défend une réforme électorale, en général, qu’au terme d’un bilan coût-avantage dont le résultat dépend toujours d’une conjoncture précise. Ainsi se comprennent les palinodies de grandes figures de la vie politique française qui purent défendre, à différents moments de leur trajectoire, des positions radicalement différentes sur le sujet.

Cela étant reconnu, les propriétés habituellement attachées à la représentation proportionnelle permettent de l’évaluer – en commençant par les qualités qui lui sont couramment reconnues.

 

Quatre arguments souvent invoqués au soutien de la représentation proportionnelle appellent une attention particulière. En premier lieu, elle favoriserait la diversité partisane – chose présentée comme vertueuse en soi. La fragmentation actuelle du paysage politique à l’Assemblée nationale tend à réduire la portée de cet argument: le scrutin majoritaire n’a pas empêché d’atteindre cet objectif, quoi que l’on pense de ce dernier. En outre, ce n’est pas parce que nous connaissons aujourd’hui cette situation – dont les avantages politiques dans la culture politique française restent à démontrer – qu’il faudrait s’attacher demain à la pérenniser.

En deuxième lieu, par l’effet de cet accroissement marginal de l’éclatement partisan de l’Assemblée, la représentation proportionnelle inciterait les partis à former des coalitions. Par quoi se trouverait promue une culture du consensus, signe de maturité d’un environnement politique – alors que le scrutin majoritaire, hors d’un cadre bipartisan, marquerait artificiellement les oppositions par la quête de la victoire d’un camp contre l’autre. L’image ne saurait convaincre. L’affrontement frontal entre les partis est pourtant au cœur des élections à la proportionnelle. Cette dernière, en outre, pousse les partis à se replier sur le noyau de leur identité politique avant l’élection. Quant à la capacité des députés, après cette dernière, à forger des compromis, elle dépend avant tout de la qualité du personnel politique – point sur lequel le déclin de la qualité du débat parlementaire depuis une décennie n’invite pas à l’optimisme.

En troisième lieu, il faut tordre le cou à l’idée selon laquelle la représentation proportionnelle remettrait les idées au premier plan – les votes manifestant désormais une adhésion plutôt qu’un rejet, si bien que les députés, devenus de ce fait plus altruistes, en viendraient à négliger leurs intérêts individuels ou locaux. Les comparaisons européennes, sur ce point, nous éclairent: les assemblées élues à la proportionnelle ne se trouvent pas, de ce fait, dépersonnalisées. Les électeurs continuent de privilégier, dans ce système aussi, des votes stratégiques. S’y adjoint une observation plus générale: dans un système démocratique mûr, le refus électoral présente autant de vertus que l’adhésion – dès lors qu’il s’agit toujours, en bout de course, de choisir ce que l’on perçoit comme les meilleurs représentants. Fuir un candidat perçu comme faible, en dépit de la sympathie que l’on peut éprouver à son endroit, ou contribuer à faire barrage à un candidat perçu comme dangereux, ne témoigne pas d’une moindre sagesse électorale que le soutien à un «petit» candidat.

En quatrième lieu, on place souvent au crédit de la représentation proportionnelle sa capacité à permettre à l’Assemblée d’offrir une photographie plus précise de la diversité des adhésions politiques dans le pays – dans le prolongement de Léon Gambetta qui, en mai 1881, voyait dans le scrutin d’arrondissement «un miroir brisé où la France n’aurait pas reconnu sa propre image». On y ajoute parfois qu’elle pousserait les électeurs à aiguiser leur conscience de la portée nationale de leur vote, si bien que l’intérêt national en viendrait à supplanter, dans leur esprit, l’intérêt local. L’argument doit, à son tour, être écarté à un double égard. D’une part, la proportionnelle favorise une fidélité des parlementaires à leurs partis plus qu’à leurs électeurs, puisque ces derniers ne sont pas en mesure de choisir les individus précis en qui ils placent leur confiance. D’autre part – et surtout –, cet argument repose sur une vision contestable de la représentation, selon laquelle chaque électeur disposerait d’une fraction de la souveraineté, si bien que l’Assemblée serait vouée à se rapprocher autant que possible d’une image exacte du pays. Ce n’est pas la conception traditionnelle de la représentation depuis la Révolution, selon laquelle la nation entière confie au Parlement entier le soin de prendre des décisions en son nom. Si le député ne représente –  en théorie – ni ses électeurs ni les habitants de sa circonscription, il n’a aucune obligation de leur ressembler.

En dernier lieu, un tel système permettrait de mieux défendre les minorités, puisqu’il contribuerait à lutter contre les «voix perdues» au scrutin majoritaire. Ainsi serait pris au sérieux un impératif moral de garantie de l’égalité des voix – alors que de grandes portions du corps électoral seraient privées sinon de députés au scrutin majoritaire. Il faudrait également compter sur une considération pratique: en permettant à des partis extrêmes d’être représentés à l’Assemblée nationale, on les normaliserait, en réduisant la probabilité que des mécontentements s’expriment de manière plus violente, dans la rue. En la matière, tout est évidemment affaire d’équilibre. Il faut néanmoins se méfier du risque que soit offert à des minorités un privilège électoral qui conduirait, par un excès inverse, à les surreprésenter.

 

Par-delà la faiblesse des arguments habituels en faveur de la représentation proportionnelle, les critiques qu’appelle cette dernière finissent d’inciter à la prudence. Passons rapidement sur deux observations relatives à l’hypothèse d’une «dose» de proportionnelle. D’un côté, sa structuration à une échelle large conduirait à créer deux catégories de députés: ceux qui sont élus à la proportionnelle par une région ou par la nation entière, et ceux qui ne le sont, au scrutin majoritaire, que par leur circonscription. De l’autre, un tel système, prévu pour combiner les avantages respectifs de ces deux modes de scrutin, pourrait aussi bien cumuler leurs inconvénients. Concédons, en passant, que la proportionnelle jouit aujourd’hui encore d’une réputation ternie par le souvenir, encore vif dans l’imaginaire constitutionnel français, des défauts de la IVe République, où elle fut privilégiée. L’essentiel, pourtant, est ailleurs.

Premièrement, ce mode de scrutin confère aux états-majors de partis une place centrale dans le choix des candidats éligibles. Cela tend, d’abord, à détacher les élus de leurs électeurs: pour devenir député, il est plus important, dans ce cadre, d’être bien vu dans son parti que d’être apprécié de ces derniers – si bien que les électeurs pourraient ne pas se sentir entièrement pris au sérieux. Sans doute l’observation pourrait-elle être faite également dans un cadre majoritaire: les grands partis désignent les candidats dans des circonscriptions. Le phénomène est plus marquant encore dans le cadre proportionnel. Ensuite, un tel constat n’incite pas les députés qui aspirent à être réélus à des accords susceptibles de les éloigner du noyau idéologique de leur parti. Le renouvellement des figures majeures de l’Assemblée nationale, enfin, en est rendu plus difficile, aussi longtemps qu’elles restent au cœur de leur parti. La crainte – en principe vertueuse – d’un désaveu électoral disparaît lorsqu’on est assuré de rester en-haut des listes de son parti. Au nom de la lutte contre un clientélisme local déjà fustigé par Aristide Briand lorsqu’il évoquait, en 1909, les «petites mares stagnantes, croupissantes», produites par le scrutin d’arrondissement, on risque d’éloigner encore les députés de leurs électeurs, quelques années après que l’interdiction du cumul des mandats a commencé de produire un tel effet. Si l’on y ajoute une désaffection tendancielle des Français pour leurs partis, une telle réforme pourrait bien augmenter la défiance collectivement éprouvée à l’encontre des députés.

Deuxièmement, la proportionnelle prévue à une échelle large, parce qu’elle neutraliserait les différences de territoires, survaloriserait les territoires urbains et périurbains, où les électeurs sont plus nombreux, au détriment des territoires ruraux et ultramarins. La proportion géographique se trouverait ainsi sacrifiée au nom de la proportion partisane – à moins que ne soient constituées des listes à caractère principalement géographique, tournées vers la défense de certaines parties du territoire, ce qui romprait avec la conception traditionnelle de la représentation parlementaire.

Troisièmement, les résultats d’un scrutin proportionnel, a fortiori s’il ne concerne qu’une portion des sièges de l’Assemblée, sont moins clairs et lisibles que ceux qui résultent d’un scrutin majoritaire – au risque d’accroître le désintérêt pour ces élections. Le second est simple: est élu le candidat qui obtient le plus de voix. À l’inverse, à la proportionnelle, les règles de répartition des restes peuvent conduire un candidat qui a reçu plus de voix qu’un autre à être battu par ce dernier – phénomène dont l’effet serait détestable dans l’opinion. Il faut également prendre en compte les moments différents où interviennent les éventuels accords entre partis. Le scrutin uninominal majoritaire pousse à des alliances avant l’élection, susceptibles d’influencer le choix des électeurs qui savent globalement à quoi s’en tenir; la proportionnelle, à l’inverse, ne permet généralement à l’électeur que de confier aux députés le soin de passer des compromis après leur élection, au sein de l’institution parlementaire, pour un résultat susceptible d’être finalement très différent de ce qu’ils avaient à l’esprit au moment de voter. La clarté y perd de nouveau.

Quatrièmement, quoiqu’il faille reconnaître que l’instabilité gouvernementale est possible au scrutin majoritaire et que tout scrutin proportionnel ne la produit pas de manière certaine – en témoignent certains régimes voisins où la proportionnelle n’a pas empêché, de longue date, une grande stabilité gouvernementale –, on ne saurait ignorer pour autant certains effets courants de la proportionnelle. D’une part, la formation de coalitions, jamais certaine, assimilée parfois, dans la culture politique française, à une forme de trahison, est souvent privilégiée au centre – au risque de favoriser un centrisme mou et de priver les électeurs de la possibilité d’une alternance entre la droite et la gauche, ce qui peut les pousser vers les extrêmes. D’autre part, une importance politique démesurée pourrait être conférée à des petits partis s’ils sont perçus comme la clé de voûte d’une coalition et qu’ils jouent habilement de la perspective d’un changement de pied qui entraînerait la chute du gouvernement – comme l’illustre le mode d’élection des membres de la Knesset, en Israël.

Cinquièmement, dans un contexte de montée des extrêmes, la représentation proportionnelle ne remplit pas la fonction d’endiguement traditionnellement démontrée par le scrutin majoritaire, où les électeurs peuvent faire consciemment «barrage» entre les deux tours. Ainsi comprend-on l’abandon ou la neutralisation de la représentation proportionnelle, à différents moments de l’histoire, par crainte de l’essor de partis perçus comme périlleux pour la République – qu’ils soient monarchiste en 1875, boulangiste en 1889, ou communiste en 1927 et en 1951. Les législatives de 2024, dont chacun reconnaît qu’elles auraient favorisé le RN si elles avaient été organisées à la proportionnelle, en portent la trace la plus récente.

Pour ces différentes raisons, la tentation proportionnaliste actuelle – qu’on l’explique par une passion nationale pour l’égalité, par une quête du système institutionnel idéal ou par une appétence pour le réformisme constitutionnel – mérite certainement d’être combattue. 

Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, Julien Jeanneney est l’auteur d’Une fièvre américaine. Choisir les juges de la Cour suprême (xviiie-xxie siècle) (CNRS éditions).

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Faut-il changer de système pour mieux représenter les citoyens et rendre le pays gouvernable ? Les modes de scrutin, pourtant, ne font pas tout et le comportement des électeurs est imprévisible. Le morcellement de l’Assemblée nationale produit par les dernières élections législatives a suscité une inquiétude politique qu’a tempéré, pour un temps seulement, un enthousiasme olympique. Des tribunes optimistes ont pourtant fleuri, dans les journaux estivaux, pour se réjouir des effets positifs de ce mal apparent et proposer de les pérenniser: cette situation ne permettrait-elle pas à la France de mûrir politiquement, en forçant les députés à bâtir des compromis par-delà les lignes partisanes? Le temps ne serait-il pas venu, dès lors, de restaurer en France l’élection des députés au scrutin proportionnel? Ce dernier peut être présenté, de façon générale, comme un système électoral dans lequel les sièges sont attribués aux candidats à proportion des suffrages obtenus par chaque liste, de sorte que l’Assemblée soit mathématiquement proportionnée à la force numérique des opinions ou des partis dans le pays. On l’oppose habituellement au scrutin majoritaire: alors que ce dernier tend à désigner un vainqueur, le scrutin proportionnel conduit à répartir des sièges à raison du poids politique respectif de listes de candidats. Dès lors que le débat se trouve ainsi rouvert, il importe d’en rappeler l’ancienneté, d’évaluer les vertus annoncées de ce mode de scrutin et de ne pas se méprendre sur ses dangers. Il faut rappeler, d’abord, que l’aspiration à une représentation proportionnelle est aussi ancienne que le constitutionnalisme moderne.…

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