Nos points aveugles
Thierry Pasquet et Tania Sollogoub
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Thierry Pasquet et Tania Sollogoub
Entre crise du consensus et baisse de confiance dans les élites, les démocraties occidentales voient leur socle s’effriter. Un problème de légitimité politique qui ne se règlera pas en gardant nos œillères.
Depuis une dizaine d’années, la réalité politique occidentale dément les analystes les plus écoutés, ceux qui dessinent le «consensus», et qui semblent dépassés par les événements. Cette surprise est loin d’être sans intérêt, tout comme le sont, dans nos vies personnelles, nos erreurs récurrentes. János Kornai, un économiste hongrois, préconisait ainsi de faire l’analyse, tous les dix ans, des erreurs collectives de prévision: celles-ci révèlent ce que le discours économique ne veut pas voir de la réalité politique. Le retard de compréhension de ceux que Toynbee appelait les «clercs» d’un système, c’est-à-dire les intellectuels en charge de fabriquer le discours dominant, est donc un des symptômes de la crise que nous sommes en train de vivre. C’est aussi un des enjeux de ce qui va se passer.
En effet, c’est dans le creuset de cette cécité du consensus que se sont engouffrés les partis de contestation radicale, y bâtissant un message anti-élite efficace, décliné de la même façon sur tous les sujets: «Ils» ne vous comprennent pas, «Ils» ne vous voient même pas. Nous, si! Plus les analystes qui font l’opinion publique se trompent, plus cela valide le thème des élites déconnectées. La capacité à produire une vision convaincante du moment politico-économique est donc un enjeu de puissance, d’hégémonie politique au sens où l’entendait Gramsci. Et chaque déplacement des analystes doit être observé avec une idée centrale en tête: est-ce que le consensus naissant exprime la vision du monde d’une alliance conjoncturelle de gouvernement, ou bien celle d’une majorité plus profonde, fondée sur un lien organique entre le peuple et les intellectuels, les gouvernants et les gouvernés?
En fait, l’avenir de notre démocratie passera par notre capacité – ou incapacité – à faire émerger collectivement un tel socle de représentation du monde, économique et politique, né d’un travail de fusion entre les intellectuels professionnels et les non-intellectuels. Émergence d’une volonté collective qui se définirait tout simplement par le fait que les gens peuvent s’y reconnaître. Ce jour-là, le ressort des partis antisystèmes, qui consiste à former des coalitions de refus, comme l’avait repéré Hannah Arendt, s’effondrerait. Nous en sommes loin…
Alors, où en sommes-nous, de l’évolution du consensus dominant? Certes, il s’est déplacé, et c’est le premier pas vers la refondation du politique. Ainsi, malgré la cacophonie ambiante, les raisons des votes pour les partis extrêmes sont mieux perçues par les analystes. Souvenez-vous des commentaires méprisants au moment du Brexit, quand les électeurs anglais étaient qualifiés «d’irrationnels», puisqu’ils votaient contre leurs intérêts économiques. Même chose avec les électeurs de Trump: irrationnelle, la moitié de l’Amérique! Aujourd’hui, on comprend que l’homo politicus n’a pas la même rationalité que l’homo economicus. On comprend la profondeur des inégalités, des fragmentations régionales, des divergences identitaires et des asymétries d’expérience de vie (pour les uns la mondialisation est un enrichissement, pour les autres, un déclassement).
Néanmoins, l’évolution du consensus s’arrête là, car la suite est plus complexe politiquement. Par exemple, le lien entre inégalités et financiarisation de l’économie a beau être démontré, la question du contrôle de la mondialisation financière reste timide, c’est le moins qu’on puisse dire. S’il y a clairement construction d’un nouveau consensus sur les thèmes de la souveraineté, du protectionnisme ou de la réindustrialisation – discours marginaux hier –, il y a en revanche une énorme réticence à remettre en question la liberté de circulation des capitaux, et ce que l’on appelle la politique de l’offre, menée indistinctement par les gouvernements de droite et de gauche ces dernières années, et qui consiste à soutenir plus les entreprises que la demande des ménages. Au fond, le TINA (There’s no alternative) de Thatcher est loin d’être mort, dès lors qu’on parle de contrainte de dette et des marchés financiers internationaux. Le néolibéralisme est contesté mais pas ses moteurs. Voire même c’est l’inverse: la peur de programmes trop radicaux commence à rapprocher une partie du centre et les extrêmes à droite. C’est cette peur qui est la plus susceptible d’inciter aux compromis et de reformer des blocs de gouvernement.
De tels blocs seraient-ils aptes à stopper la mécanique qui produit les inégalités, puis la polarisation politique? Il est permis d’en douter. D’autant que cette mécanique entretient une polarisation sociétale, une quasi-guerre civile identitaire qui se traduit par des capitaux scolaires/culturels, des modes de vie et des ressentis inconciliables: la passerelle du vivre-ensemble n’existe presque plus entre mangeurs de quinoa ou d’entrecôtes, amateurs d’opéra ou de spectacles de vachettes. Elle est, de plus, minée par un mépris réciproque, qui incite à penser que l’autre est un ennemi existentiel. Ce n’est ni la délocalisation des services publics, ni l’augmentation du pouvoir d’achat, ni la politique de l’offre, qui à eux seuls combleront le gouffre des représentations, des ressentis blessés, des modes de vie rêvée divergents. Et la réalité des clivages sociétaux menacera d’aller toujours plus vite que le récit qui en est fait.
Tant que la crise de confiance dans les élites ne se résorbera pas, la crise de légitimité politique va donc s’approfondir. Et c’est alors que peuvent surgir des monstres, comme disait Gramsci. Nos monstres. Pour prendre la mesure de ce que cela implique, rappelons la célèbre typologie de Max Weber qui distinguait trois «types de domination» légitimes – c’est-à-dire acceptées par une majorité. La première catégorie revendique les institutions et la loi comme base du politique. C’est celle des formes modernes de démocratie. La seconde catégorie se réclame des traditions, voire de la religion. La dernière s’appuie sur la légitimité «charismatique» d’un individu. Par exemple un héros de guerre, mais aussi, un grand démagogue… L’électeur votera alors inconditionnellement pour celui qui incarne cette domination, et Trump l’a compris. Son succès ressort moins de la légitimité des institutions, que de sa propre histoire héroïque, oreille trouée et poing levé à l’appui. Alors ne nous trompons pas. Tant que le récit de la réalité sera en décalage avec la perception que les gens en ont, les élites continueront à s’écarter du peuple. Et tant que la crise de confiance perdure, le risque d’une captation de la légitimité politique par des démagogues aux idéologies attrape-tout et aux intentions floues sera puissant.
Tania Sollogoub est économiste et romancière. Elle s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde, des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie.
Thierry Pasquet, philosophe et historien, travaille sur les rapports entre grande stratégie, cycles de la mondialisation et philosophie de l’histoire....
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