Jacques Attali “En théorie, les religions sont non-violentes”

William Emmanuel

Pour l’économiste et écrivain touche-à-tout, les religions monothéistes de même que l’hindouisme font l’apologie de la non-violence. Mais il constate le retour de la théocratie et pense qu’il faut une confrontation de sens pour en sortir.
 

Judaïsme et hindouisme. Voilà deux religions qui ne cessent de fasciner depuis des millénaires. Le judaïsme, structuré entre 400 et 100 avant notre ère, est le premier monothéisme tandis que l’hindouisme, dont les textes fondateurs – les Védas – ont été composés entre -1500 et -600, propose un ensemble original de concepts philosophiques, religieux et psychologiques qu’on place souvent dans un cadre polythéisme. Les deux religions ne sont pas prosélytes et elles ont connu des développements différents depuis leur apparition: une quinzaine de millions de personnes dans le monde se réclament du judaïsme tandis que l’hindouisme compte plus de 1,1 milliard de fidèles. Si le premier, dont les mythes ont été repris par le christianisme et par l’islam, est associé à l’exil et à la diaspora, le second est resté, pour l’essentiel, dans le cadre territorial de l’Inde. Au-delà des chiffres, les deux religions présentent bien des similitudes, notamment la présence d’une entité indéfinissable et inaccessible à l’esprit humain: YHWH chez les juifs et Brahma chez les hindous. De fait, on peut se demander si l’hindouisme, cette religion aux 33 millions de dieux comme on la définit souvent en Occident, est réellement polythéiste ou s’il ne propose pas des avatars – les principales divinités hindoues étant Brahma (l’élément créateur), Vishnu (l’élément conservateur) et Shiva (l’élément destructeur) – pour permettre à ses adeptes d’accéder à un principe créateur difficilement appréhendable.

Polytechnicien, énarque, conseiller spécial de l’ancien président de la République François Mitterrand, Jacques Attali a toujours navigué entre la politique, les affaires et la réflexion. Auteur prolifique, il a écrit sur des penseurs tels que Diderot, Averroès, Aristote, Maïmonide ou Thomas d’Aquin. Il a déjà publié, en 2009, un Dictionnaire amoureux du Judaïsme (éd. Plon-Fayard). La même année, Pierre-Henry Salfati publiait Talmud: enquête dans un monde très secret (coéd. Albin Michel et Arte). Les deux hommes ont décidé d’unir leurs efforts en publiant en juin L’Unique et le Multiple. Histoire des relations entre hindouisme et monothéisme (éd. Flammarion), un livre qui, comme l’indique son sous-titre, s’attache à analyser les relations entre les deux religions. Les auteurs soulignent que si les deux cosmogonies semblent lointaines, «les points communs théologiques sont considérables. Parmi eux: une commune inspiration perse, en particulier dans le récit du Déluge; la primauté de l’écrit; les quatre niveaux de l’interprétation; la prééminence de la non-violence; le mode de transmission de l’appartenance; le refus du prosélytisme et le rituel des prêtres.» Ils expliquent aussi que si le judaïsme se structure autour de douze tribus, l’hindouisme met en place quatre castes – Brahmanes (prêtres), Kshatriyas (guerriers), Vaishyas (commerçants) et Shudras (travailleurs manuels) auxquels s’ajoutent les Dalits (hors castes ou Intouchables) – «avec une prééminence du statut social hérité beaucoup plus stricte» en Inde. Si les deux religions promeuvent des références féminines positives, elles théorisent aussi, comme toutes les autres, la soumission requise des femmes aux hommes. Ce livre sur le dialogue entre monthéisme et polythéisme, sur la différence entre l’unicité et la multiplicité, permet d’aborder la question de nos origines. Bastille Magazine a rencontré Jacques Attali pour discuter de ce sujet.

Pourquoi vous êtes-vous penché sur la relation entre le monothéisme et l’hindouisme?

Je me suis intéressé à la relation entre le monothéisme et l’hindouisme parce que je me suis intéressé, avec Pierre-Henry Salfati, à la relation entre le monothéisme et la pensée grecque. Je voulais comprendre comment les grands courants de pensée se sont rencontrés. C’est fascinant d’ailleurs de voir les relations extraordinaires entre les pensées juive et grecque puisque les grands penseurs juifs sont contemporains d’Athènes, de même qu’ils sont contemporains de l’écriture de textes de l’hindouisme. Il était intéressant de savoir s’il y avait eu des points de rencontre. Parce que cela concerne cinq milliards de personnes qui se réclament aujourd’hui de ces religions. Il est donc utile de savoir ce que le judaïsme et l’hindouisme ont de commun, de différent. Est-ce qu’ils se sont rencontrés, est-ce qu’ils se sont inspirés mutuellement?

Je sors de cette recherche perplexe parce que les points communs sont immenses, extrêmement nombreux, non seulement dans les mots mais aussi dans les concepts, dans l’éthique. Pour autant, on trouve très peu de points de contact physiques. Il y a eu des communautés juives en Inde entre le ve siècle avant notre ère et le ier siècle de notre ère. Néanmoins, il n’y a pas eu de voyages de penseurs hindouistes vers la Palestine, ou la Judée, puisque c’était le nom de cette région à l’époque, même si certains auteurs, tel Cléarque de Soles, évoque une influence des sages de l’Inde sur les philosophes juifs. Il y a beaucoup de similitudes, la proximité dans la sonorité des mots, les concepts, comme le Déluge, qui est aussi évoqué par les Perses bien avant. De même sur des notions aussi sophistiquées que la réincarnation, la résurrection, la respiration des âmes…

Vous évoquez les similitudes sans qu’il y ait eu, a priori, de rencontres entre les représentants du judaïsme et ceux de l’hindouisme. On note que durant cette période, d’autres courants de pensée apparaissent dans le monde. Diriez-vous qu’il y a eu à ce moment-là un deuxième âge axial, après le premier qui a acté le développement de l’agriculture?

Disons qu’entre - 600 et le ier siècle de notre ère, tout se fait. L’hindouisme se structure, Boudha est là, Confucius est là, les grands textes hébreux sont rédigés à ce moment là, et puis il y a Jésus. Il y a un contact entre les Hébreux et les hindouistes, ça c’est clair. Mais c’est à sens unique parce que les hindouistes ne s’intéressent pas au reste du monde tandis que le judaïsme s’est intéressé à l’hindouisme. Il y avait des raisons économiques et commerciales parce que les marchands occidentaux – arabes, juifs et romains – sont allés chercher en Inde des épices, de l’or. C’est ainsi, je pense, qu’il y a eu des relations. La Torah évoque cette rencontre en indiquant que les descendants de Sem, un des fils de Noé, seraient les pères de la civilisation de la vallée de l’Indus et des Hébreux, par Abraham.

Si le judaïsme acte assurément la naissance du monothéisme, peut-on exclure que l’hindouisme en soit aussi un? Car, de même que dans le judaïsme on ne peut pas prononcer le nom de Dieu, entité trop grande pour l’esprit humain, l’hindouisme propose le Brahman, qui ne peut se définir qu’en énonçant ce qu’il n’est pas. De fait, les multiples dieux hindous ne sont-ils pas seulement des avatars au service d’un monothéisme?

De même qu’il y a dans le judaïsme, et encore plus le christianisme, une dimension polythéiste – dans le judaïsme il y a dix noms de Dieu et dans le christianisme les saints sont innombrables. On peut dire que le christianisme a réintroduit des éléments de polythéisme. L’hindouisme renvoie, en effet, à un esprit qui est Brahman, qui est en effet l’esprit supérieur, le souffle, celui dont tout découle, dont on peut penser qu’il renvoie à une idée de Dieu. Mais c’est une notion très abstraite qui ne contient pas une notion d’éthique. Il est le créateur mais il n’est pas celui qui incarne un code éthique, ce qu’est Dieu dans le monothéisme. Dans l’hindouisme, il y a aussi Brahma, qu’il ne faut pas confondre avec Brahman et qui est une sorte de démiurge. Beaucoup de polythéismes ont désigné un dieu principal qui a des avatars.

Le Dieu du monothéisme a peut-être une dimension éthique. Mais, quand on se penche sur les multiples guerres de religions depuis deux mille ans, ne peut-on pas dire que les monothéismes sont intrinsèquement porteur de violence?

Toutes les religions monothéistes, de même que l’hindouisme, font l’apologie de la non-violence. Dans le judaïsme, dès les dix commandements de Moïse, il y a cette injonction: «Tu ne tueras point». Ensuite, il y a «Tu aimeras ton prochain comme toi-même». C’est dans le Lévitique. Dès les premiers écrits donc. Il y a même dans l’historique juif, au moment du sacrifice d’Isaac, le fait qu’Abraham se voit interdire de tuer son fils. Il y a un arrêt du sacrifice. Le judaïsme est, par définition, une religion de la non-violence. De plus, c’est un courant non prosélyte. De même, dans l’hindouisme, il y a une apologie permanente de la non-violence. Cette apologie va très loin avec le jaïnisme, qui est un cas extrême [né il y a environ 3000 ans dans le nord de l’Inde, le jaïnisme prône la non-violence (ahimsâ) et la solidarité du monde vivant]. Ça n’a pas empêché les hindous et les musulmans de s’entretuer pendant des siècles jusqu’à aujourd’hui. Et, dans certaines situations, les juifs en Israël sont devenus violents au nom, disent-ils, de la légitime défense. Mais c’est un autre sujet.

Dans l’Antiquité grecque, on estimait que les dieux devaient régler leurs problèmes entre eux et que les humains devaient en faire de même sans y mêler les dieux. De fait, ce polythéisme n’est-il pas plus pacifique que le monothéisme qui incite l’être humain à adopter une voie religieuse?

Dans l’hindouisme, les dieux mènent leur vie. Mais ils ont une influence considérable sur la vie des hommes.Ce sont eux qui, dans certaines interprétations, déterminent les conditions de la réincarnation en fonction de la conduite humaine. Le religieux est une structure qui vise à pousser les humains à se conduire d’une façon morale. On peut dire que c’est l’une des raisons d’être de la religion pour ceux qui ne croient pas. C’est une sorte de mécanisme stabilisateur de la violence, qui conduit chacun à intérioriser la peur de la violence en raison des conséquences de la violence sur la future vie éternelle. C’est la fonction principale de la religion. En théorie, les religions sont non-violentes et font l’apologie de la non-violence. La réalité a démontré le contraire. Ce n’est pas particulier au monothéisme.

Pour autant, les religions naissent dans un contexte politique. Josias, roi de Juda, voulait unifier le peuple hébreu et décidé d’imposer le monothéisme pour faciliter ses visées expansionnistes…

De même que l’empereur romain Constantin (272-337) avait une visée politique quand il a adopté le christianisme. Ça renvoie à la théocratie. C’est un quand un pouvoir politique se sert d’une religion pour asseoir son autorité. On trouve ça partout. C’est indépendant de la religion. La religion juive existait indépendamment de Josias et Esdras (prêtre et scribe qui a organisé le retour d’exilés hébreux de Babylone à Jérusalem). Précisons que la religion juive est antérieure à Josias. Il y a l’idée de théocratie structurante, tant dans le judaïsme que dans le zoroastrisme par exemple. L’hindouisme aussi parce que que racontent les textes? Des histoires de princes qui s’affrontent. Peut-être que l’hindouisme est une religion qui est moins théocratique parce qu’elle s’appuie moins sur l’exercice du pouvoir et que la structure de castes existe. Il n’y a pas de désignation du roi comme il y a dans le judaïsme. Dans l’islam, il y a la désignation des prophètes. Tout pouvoir politique s’est servi de la religion comme moyen de se légitimer.

On assiste dans le monde actuel à un retour puissant du religieux. L’Iran est l’archétype de la théocratie rétrograde. Mais ne peut-on pas dire qu’un pays comme les États-Unis est en train de devenir une théocratie, avec la volonté de certains politiciens d’imposer une approche religieuse chrétienne dans la vie des citoyens?

Il y a un retour du religieux théocratique partout. Parce que dans le désarroi d’un monde en bouleversement extraordinaire à cause de la technologie et aussi du fait qu’on est passé d’un milliard d’habitants sur la planète il y a deux siècles à huit milliards aujourd’hui. C’est tout de même un choc énorme qui détermine tout. Huit milliards de personnes qui font, qui défont, qui bouleversent. Les gens ont besoin de points de repères, de choses stables. Le religieux fournit une bouée à laquelle s’accrocher dans un univers de plus en plus changeant. Il y a huit milliards de personnes qui pensent et qui transmettent. Une innovation ne reste jamais isolée aujourd’hui. Elle est connue partout. 

La possibilité pour le monde d’évoluer est extraordinairement accélérée par la multiplicité du nombre d’habitants de planète et par la technologie. Ça crée une instabilité et pousse les gens à trouver des mécanismes stabilisateurs. La religion en fait partie.

Comment expliquer le succès de dirigeants comme Narendra Modi en Inde, de Donald Trump aux États-Unis et de Georgia Meloni en Italie, qui se placent sous une forme d’autorité religieuse pour décliner leur programme?

Les cas extrêmes sont intéressants à analyser. C’est le cas iranien. C’est le cas du gouvernement israélien, de la plupart des gouvernements arabes qui sont des théocraties. C’est le cas de Trump aussi. Il y a un retour de la théocratie lié au prosélytisme musulman ou évangéliste ou le retour d’une fraction du peuple juif au judaïsme orthodoxe qui crééent, par l’absence de points de repères, une recherche de stabilité.

La mise en place de ces nouvelles théocraties ne risque-t-elle pas d’aboutir à un clash des civilisations? Peut-on sortir de ce piège?

On ne peut en sortir qu’en donnant des buts communs qui soient concrets à l’humanité. Par exemple la protection contre les menaces extérieures, comme le climat. On peut aussi citer l’élévation du niveau général du savoir de l’humanité, la joie par la créativité, la liberté donnée à tous. C’est pour ça que je crois que les femmes ont un rôle très important à jouer parce qu’elles sont plutôt plus disponibles que les hommes à la non-violence. Ça passe par un projet qui ne soit pas seulement celui de la résignation. Or, la théocratie, comme les autres formes de dictature, se fonde sur la résignation. Dans les dictatures laïques, c’est la résignation au pouvoir du dictateur. Dans les théocraties, c’est la résignation au pouvoir de Dieu.

Un tel projet ne peut aboutir qu’à long terme. Que faire à court terme?

C’est la capacité des dirigeants politiques à proposer des projets qui ont du sens à long terme. Quand ils se contentent de colmater les brèches, de trouver de petites solutions, se focalisent sur des détails, le peuple n’est pas content. Le peuple a besoin qu’on donne du sens. Il faut une confrontation de sens. 

propos recueillis par William Emmanuel
illustration Luca Malbrun

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Pour l’économiste et écrivain touche-à-tout, les religions monothéistes de même que l’hindouisme font l’apologie de la non-violence. Mais il constate le retour de la théocratie et pense qu’il faut une confrontation de sens pour en sortir.   Judaïsme et hindouisme. Voilà deux religions qui ne cessent de fasciner depuis des millénaires. Le judaïsme, structuré entre 400 et 100 avant notre ère, est le premier monothéisme tandis que l’hindouisme, dont les textes fondateurs – les Védas – ont été composés entre -1500 et -600, propose un ensemble original de concepts philosophiques, religieux et psychologiques qu’on place souvent dans un cadre polythéisme. Les deux religions ne sont pas prosélytes et elles ont connu des développements différents depuis leur apparition: une quinzaine de millions de personnes dans le monde se réclament du judaïsme tandis que l’hindouisme compte plus de 1,1 milliard de fidèles. Si le premier, dont les mythes ont été repris par le christianisme et par l’islam, est associé à l’exil et à la diaspora, le second est resté, pour l’essentiel, dans le cadre territorial de l’Inde. Au-delà des chiffres, les deux religions présentent bien des similitudes, notamment la présence d’une entité indéfinissable et inaccessible à l’esprit humain: YHWH chez les juifs et Brahma chez les hindous. De fait, on peut se demander si l’hindouisme, cette religion aux 33 millions de dieux comme on la définit souvent en Occident, est réellement polythéiste ou s’il ne propose pas des avatars – les principales divinités hindoues étant Brahma (l’élément créateur), Vishnu (l’élément conservateur) et…

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