Le populaire président sortant, Joko Widodo, a su manœuvrer pour faire élire un binôme composé de son fils et Prabowo Subianto. Au risque de fragiliser le pluralisme en vigueur dans l’archipel.
La stratégie du président indonésien Joko Widodo – dit Jokowi – a fonctionné : le successeur qu’il s’était choisi, Prabowo Subianto, et son propre fils, Gibran Rakabuming Raka, ont été largement élus président et vice-président le 14 février, avec plus de 58 % des suffrages. Mais c’est avant tout sa propre victoire, longuement préparée et lourde de conséquences pour l’archipel au quelque 17 000 îles. Jokowi a assuré le pouvoir à Prabowo et Gibran en laissant progressivement s’affaiblir le système démocratique, acquis de haute lutte, tout en se maintenant à un niveau de popularité particulièrement élevé.
Jokowi incarne aujourd’hui le succès économique de ce pays d’Asie du Sud-Est, après des décennies de dictature. Ne pouvant se présenter pour un troisième mandat, il a désigné Prabowo, un ancien général qui s’était vu refuser un visa américain en raison d’allégations de violations des droits de l’homme dans les années 1990, et Gibran, homme d’affaires de 36 ans et maire de Solo, ville de 500 000 habitants aussi appelée Surakarta, trop jeune pour figurer sur le bulletin de vote… jusqu’à ce qu’une décision surprenante de la Cour constitutionnelle lui ouvre la voie. Les candidats malheureux, Anies Baswedan, ex-gouverneur de Jakarta, et Ganjar Pranowo, anciennement à la tête de la province de Java central,
contestent les résultats. Sans grand espoir, étant donné l’ampleur de la victoire et le peu de preuves d’un truquage électoral. Tout s’est joué en amont.
Deux nuits avant l’ouverture des bureaux de vote, j’ai assisté à « Une prière pour la vérité et la justice », une manifestation organisée par des militants et des artistes du mouvement Reformasi, le même qui, en 1998, a chassé du pouvoir le général Suharto après trente-et-un ans d’une dictature militaire particulièrement violente. Les manifestants se sont réunis à Utan Kayu, un centre communautaire dans l’est de Jakarta, un des lieux du soulèvement contre Suharto. Danseurs, chanteurs, poètes, universitaires et étudiants sont montés sur scène pour protester contre ce qu’ils considèrent comme l’élection truquée de Jokowi. Une éminence grise de la Reformasi, le journaliste, poète, écrivain et peintre Goenawan Mohamad, 82 ans, était présent. Il avait été l’un des premiers partisans du Président et a participé activement à sa campagne de 2014, date à laquelle Jokowi est devenu le premier homme politique non issu des élites à remporter une élection directe après la dictature.
Goenawan tient aujourd’hui un autre discours : « Jokowi est un traître. Il a trahi Reformasi. » C’est arrivé lorsqu’il a accepté la décision de la Cour constitutionnelle, rendue en
octobre, qui permet à Gibran de se présenter, alors que la Constitution stipule que les candidats à la présidence et à la vice-présidence doivent avoir au moins 40 ans. « La campagne a été truquée pour assurer la victoire de Prabowo. C’est de l’arrogance et c’est contraire à la démocratie », continue-t-il. Mais la résistance anti-Jokowi était trop faible et arrivait trop tard.
À l’heure où Goenawan et bien d’autres se sont retournés contre lui, il était déjà trop tard. Jokowi avait verrouillé son emprise de plus en plus autoritaire et mis en place une stratégie
visant à conserver son influence même après la fin de son mandat. Son pouvoir et sa popularité reposent sur trois piliers patiemment érigés : le maintien de la stabilité politique, l’étouffement de la menace islamiste radicale et la promesse de développement du pays, notamment à travers d’innombrables projets de nouvelles routes ou un rutilant train à grande vitesse. À l’approche des élections, la cote de popularité de Jokowi avoisinait les 80 % d’opinion favorable. Lors de sa campagne, il a distribué gratuitement riz et argent.
L’ex-président n’a jamais explicitement soutenu Prabowo et Gibran mais le message était clair : voter pour eux, c’était voter pour la poursuite de son règne.
Selon Marcus Mietzner, professeur à l’université nationale australienne et spécialiste de l’archipel, après l’éviction du dictateur Suharto, l’Indonésie a dû relever le défi de créer
un nouveau système politique acceptable pour une population extrêmement variée (plus de 1 000 groupes ethniques et 700 langues) mais où la religion musulmane domine (environ 88 %). Le pays a dû résoudre sa problématique la plus délicate : la place de l’islam dans la politique. Il a fallu des années et quatre amendements constitutionnels pour qu’émerge un système présidentiel reposant sur un gouvernement par coalition. En 2004, Susilo Bambang Yudhoyono devenait le premier président élu au suffrage direct : craignant d’être destitué, il a tenu à former une coalition pour gouverner.
Lors de sa victoire en 2014 face à Prabowo Subianto, Jokowi, qui fut maire de Solo de 2005 à 2012, était un outsider apprécié des mouvements Reformasi et prodémocratie. Il était aussi soutenu de manière quelque peu ambivalente par le parti dirigé par Megawati Sukarnoputri, la fille du premier président postindépendance de l’Indonésie, Sukarno, et elle-même présidente de 2001 à 2004.
Jokowi avait alors dû faire face au blocage de certaines nominations ministérielles, au manque de soutien de son propre parti, à des humiliations récurrentes de la part de Megawati et, plus inquiétant encore, à la défiance des musulmans, hostiles à son engagement proclamé en faveur du pluralisme et de la réforme démocratique. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour adopter le présidentialisme de coalition. Comme l’explique Mietzner dans son livre Les Coalitions des présidents : le pouvoir présidentiel et ses limites dans l’Indonésie démocratique (non traduit en français), l’étape cruciale dans le parcours de Jokowi se produisit en 2016, lorsqu’une alliance de dirigeants musulmans conservateurs, de groupes d’autodéfense
islamistes purs et durs et de prédicateurs sous influence saoudienne accuse son proche allié, l’homme politique d’origine chinoise et chrétien Basuki Tjahaja Purnama, surnommé Ahok,
d’avoir insulté l’islam lorsque celui-ci menait campagne pour sa réélection au poste de gouverneur de Jakarta.
Cette alliance avait alors organisé une série de rassemblements, parmi les plus importants de l’histoire de l’Indonésie : la capitale avait été envahie par plus de 700 000 musulmans exigeant qu’Ahok soit accusé de blasphème. Il fut finalement inculpé, dans la foulée, il perd l’élection puis est condamné à une peine de deux ans de prison ferme. Mais Jowoki sut profiter de ce véritable séisme politique.
Le mouvement anti-Ahok transforma en effet Jowoki en même temps que l’Indonésie. Les membres de la Reformasi partisans de Jokowi, dont Goenawan, avaient été horrifiés,
tout comme certains dirigeants de Nahdlatul Ulama (NU), une gigantesque organisation musulmane traditionaliste indonésienne, qui considère l’islam puritain comme étant sous
influence saoudienne et donc comme une menace existentielle pour son propre islam local, pluraliste. Jokowi s’alignera à la fois sur la NU et sur ses partisans prodémocratie. Grâce à
leur soutien, il finira par écarter les islamistes à l’origine des manifestations.
Lors d’une rencontre avec Ulil Abshar Abdalla, aujourd’hui chef adjoint de la NU, nous avons discuté de l’alliance de son parti avec Jokowi. C’était en février, au Hello Sunday,
un lieu branché du centre de Jakarta, situé dans un joyau Art déco de l’ère coloniale. Jokowi avait compris qu’il pouvait tirer parti de la peur qu’inspiraient les islamistes, mais qu’il aurait besoin du soutien de la NU pour se débarrasser d’eux. Pour la NU, l’alliance signifiait un soutien constant de l’État. Pour Jokowi, l’apport d’un énorme réservoir d’électeurs, en
particulier à Java, l’île où vivent plus de la moitié des 279 millions d’Indonésiens.
Mietzner décrit comment Jokowi, émancipé de son parti grâce à ce soutien et porté par sa popularité, « a entamé son second mandat avec une coalition considérablement élargie et
consolidée, tout en réduisant significativement les perspectives de percée de la démocratie ». Le Président était devenu un virtuose de la politique de coalition et de la démocratie clientéliste indonésienne, peaufinant l’art des concessions mutuelles entraînant à la fois stabilité et déclin de la démocratie. Il récompensait ceux qui lui obéissaient, punissait ceux qui ne le faisaient pas. Les partis politiques, l’armée, la police, les bureaucrates, les organisations musulmanes et les oligarques devaient être dans les petits papiers de Jokowi. En retour, il devait s’assurer qu’ils étaient satisfaits.
Après la réélection de Jokowi, la NU s’imposa comme le chouchou de l’État. Certains de ses membres furent nommés à des postes clés au sein de l’immense ministère des Affaires religieuses. Grâce à l’argent public, l’organisation a lancé des opérations de promotion globale de l’islam indonésien présenté comme plus tolérant et humaniste. (La NU a beau vanter sa tolérance, elle ne s’étendait pas aux communistes et aux gauchistes lorsque des centaines de milliers furent exécutés entre 1965 et 1966 à la suite un coup d’État raté. Pas plus qu’aux islamistes, aux chiites ou aux personnes LGBT.) Lorsque le nouveau président se mit à sévir contre les musulmans radicaux, interdisant deux organisations islamistes, les dirigeants de la NU applaudirent. Pour Ulil, « Jokowi savait que les islamistes suscitaient une profonde crainte, et il savait que nous l’aiderions à instrumentaliser celle-ci ».
Ces mesures n’étaient que le début de l’usage qu’a fait Jokowi de la peur pour consolider son pouvoir. Ses fidèles ont été placés à la tête du vaste appareil policier qui a progressivement marginalisé et criminalisé les militants islamistes. En plus d’interdire des organisations, les personnes vues comme pro-islamisme ont été mises à la porte des campus et des administrations étatiques. Peu à peu, le processus s’est étendu à ceux qui critiquaient le gouvernement. En 2022, l’ONG Southeast Asia Freedom of Expression Network a fait état d’une augmentation drastique de la criminalisation de l’expression en ligne dans l’archipel, avec un triplement des cas d’inculpations sur l’année. La répression
progressive est passée inaperçue sauf pour ceux qui étaient considérés comme des menaces au contrôle toujours plus étendu exercé par Jokowi. L’homme est passé maître dans l’art de connaître ses électeurs, il scrute les sondages pour déterminer ce qu’il peut faire et ce qui risque de créer un tollé.
Selon l’analyse de Mietzner, la réélection de Jokowi a conduit à deux tournants majeurs dans la consolidation de sa présidence de coalition. En premier lieu, sous la pression des partis politiques de sa coalition, Jokowi n’a pas pu empêcher le démantèlement de la Commission d’éradication de la corruption (KPK), l’une des institutions les plus importantes créées au cours de la période de réforme qui a suivi la fin du régime de Suharto. La KPK fut extrêmement populaire et efficace dans l’éradication de la corruption politique et commerciale généralisée. Au fil des ans, des dizaines d’hommes politiques locaux et nationaux ont été arrêtés devant les caméras de télévision, vêtus des gilets orange dont la Commission affublait ses suspects. Plus de 500 politiciens, hommes d’affaires, policiers et fonctionnaires furent poursuivis par cette institution. Pendant des années, les responsables politiques tentèrent de limiter ses pouvoirs d’enquête étendus, mais durent renoncer face au tollé provoqué dans la société civile. Des rumeurs ont ensuite circulé, sur les réseaux sociaux et dans les talk-shows politiques, selon lesquelles des islamistes avaient infiltré le KPK. Le soutien dont il bénéficiait a alors diminué et, en 2019, une loi restreignant son indépendance a été adoptée, le réduisant à l’état de coquille vide.
Le deuxième tournant a été le choix surprenant de Jokowi de nommer Prabowo ministre de la Défense. Prabowo, un général en vue sous Suharto, avait épousé l’une des filles du dictateur. À la fin du régime, il avait supervisé une unité de forces spéciales, la « Rose Team », accusée d’avoir enlevé et torturé plus de 20 militants, dont 13 sont toujours portés disparus et présumés morts. Si Prabowo a reconnu des enlèvements, il a toujours nié être impliqué dans les assassinats de militants anti-Suharto. Il a également été accusé de violations des droits de l’homme au Timor oriental, pendant la longue et brutale occupation indonésienne, et été associé à une partie de l’armée qui a provoqué des émeutes à Jakarta dans une tentative infructueuse de prolongation du règne de Suharto. Après la déchéance du tyran, Prabowo, symbole de la brutalité du régime renversé, a connu l’opprobre. Contraint de prendre une retraite anticipée de l’armée, il s’exilera plus d’un an en Jordanie.
Le temps a quelque peu effacé cette histoire. Devenu un magnat des affaires et un homme politique, Prabowo s’est présenté sans succès à l’élection présidentielle contre Jokowi : en 2014 en tant qu’homme fort du nationalisme et en 2019 en tant que défenseur des islamistes. Sa nomination au poste de ministre de la Défense lui a donné l’occasion de se réinventer. Il a dès lors été jusqu’à qualifier Jokowi de meilleur président indonésien et a tout fait pour se présenter comme son protégé. Les États-Unis ont de leur côté assoupli leur position en lui accordant un visa une fois nommé au gouvernement.
L’intégration de Prabowo dans la coalition présidentielle a permis de neutraliser une menace en l’empêchant de devenir un agitateur antigouvernemental tout en envoyant des
signaux supplémentaires à l’armée, lui indiquant qu’il n’y aurait pas à craindre de poursuites judiciaires et qu’elle pourrait être assurée que ses officiers auront la possibilité de prospérer dans le cadre d’un régime démocratique.
Deux sujets ont été au cœur du deuxième mandat de Jokowi : la pandémie de covid et son projet de construction d’une nouvelle capitale nationale dans la jungle de la province de
Kalimantan oriental, sur l’île de Bornéo. Le Président, relayé par ses conseillers, a alors laissé entendre qu’un troisième mandat serait nécessaire pour achever tout ce qu’il avait entrepris. Megawati, l’impérieuse chef du PDI-P, le parti qui l’avait désignée à deux reprises comme candidate à la présidence, s’est opposée à une telle perspective, invoquant la limite constitutionnelle de deux mandats. Jokowi, irrité par ce revers, demande à ses proches collaborateurs d’explorer d’autres options qui lui permettraient de conserver son influence. Fort d’un taux d’approbation oscillant constamment entre 75 et 80 %, il pouvait garantir un important soutien au candidat qu’il choisirait pour lui succéder à la tête de
l’État. Pendant un certain temps, son successeur semblait devoir être Ganjar, le candidat du PDI-P, mais ses relations dégradées avec Megawati ont fini par avoir raison de cette option.
Prabowo a de son côté poussé sa candidature auprès de Jokowi, lui promettant même qu’il pourrait choisir les ministres en cas de victoire. En août 2023, la Cour constitutionnelle, autre institution sacrée de l’ère des réformes, avait été saisie concernant la clause de la empêchant Gibran de se présenter à la vice-présidence. Le 16 octobre, la Cour, dont le président était le beau-frère de Jokowi, Anwar Usman, rendait une décision autorisant son neveu à se présenter. Quelques semaines plus tard, le conseil d’éthique démettait Anwar de ses fonctions de président de la Cour, mais ce dernier fut autorisé à siéger en tant que juge. Le taux de soutien à Prabowo passa de 37 % en octobre à 47 % en décembre. Jokowi avait, une fois de plus,
su comprendre ses électeurs.
Au moment de mon déjeuner avec Ulil, la campagne du binôme Prabowo-Gibran s’était fixé pour objectif de remporter l’élection dès le premier tour. L’équipe de Prabowo avait réussi
à le faire passer pour un adorable grand-père affectueux – gemoy en indonésien. Sur TikTok déferlaient les images du rondouillard Prabowo s’élançant sur les scènes de campagne en
exécutant sa danse gemoy caractéristique. Alors que la NU est censée respecter une neutralité en période électorale, son chef, Yahya Cholil Staquf, dit Gus Yahya, a lui clairement affiché sa préférence pour Prabowo. Ulil m’avait alors expliqué pourquoi Yahya et la NU n’avaient d’autre choix que de le soutenir. « Prabowo est la solution qui est proposée, et il est ce qu’il y a de mieux pour NU. Nous nous battons pour ce qui est bon pour l’organisation, en l’occurrence l’aide de l’État. Nous avons de grands projets, mais ils sont chers,
avait-il résumé. Cela me met mal à l’aise, mais je dois aider Gus Yahya. Il a dû y réfléchir et comprendre que seul Prabowo – en raison du soutien de Jokowi – pouvait nous garantir un partenariat avec l’État. Ce qui est nécessaire à NU. »
Jombang, une ville à l’est de Java, est considérée comme le cœur de la NU. Je m’y suis rendue pour voir si les électeurs locaux, votant majoritairement pour le parti, étaient d’accord avec le diagnostic de Gus Yahya et d’Ulil. La cité, animée et dépourvue de gratte-ciel, est connue comme une kota santri – une ville d’étudiants musulmans – en raison de ses très nombreux (et prestigieux) pesantren, des internats islamiques. Dans la ville natale de Muhaimin Iskandar, opposant et candidat à la vice-présidence sur la liste d’Anies Baswedan, presque tous ceux que j’ai rencontrés ont voté pour Prabowo.
Sur TikTok déferlaient les images du rondouillard Prabowo s’élançant sur les scènes de campagne en exécutant sa danse caractéristique.
Dans le quartier de Tambak Beras, à Jombang, une cinquantaine de pesantren, comptant au total quelque 12 000 étudiants, sont disséminés le long de ruelles sinueuses. Mohammad Hasib Wahab Hasbullah, figure tutélaire de ce quartier parcouru d’étudiants, les filles en foulards colorés et les garçons en sarongs de batik, m’a conviée dans son jardin pour parler de la campagne. Son discours est le même que celui d’Ulil. S’il soutient Prabowo, c’est parce que NU doit être proche du gouvernement.
Pour Hasbullah, Jokowi a beaucoup fait pour NU : la création d’une journée nationale du Santri [le nom donné aux pensionnaires des pesantren], l’approbation d’un projet de loi visant à renforcer la position des pesantren dans le système éducatif national ou encore… l’ajout de son grand-père à la liste des héros nationaux. « Et maintenant, tout comme Jokowi, nous voulons Prabowo », avait-il conclu.
Selon le chef d’une pesantren voisine, qui m’a également reçue, le soutien de Gus Yahya à Prabowo était clair, malgré la promesse de neutralité. En décembre, Gus Yahya a invité environ 200 chefs de ces écoles musulmanes de Jombang à l’hôtel Shangri-La de Surabaya, la deuxième plus grande ville du pays, et leur a demandé de voter pour Prabowo. Au cours
de notre entrevue, il me répétait ce que j’ai fini par considérer comme le mantra d’Ulil : NU doit être proche du gouvernement. Sa femme s’est alors jointe à la conversation. « C’est une très mauvaise élection, une élection de dynastie. Pourquoi avoir choisi Gibran ? Pourquoi lui ? demande-t-elle. Parce que c’est ce que veut Jokowi et que Gus Yahya est d’accord. »
Elle a déclaré qu’elle ne voterait pas pour Prabowo-Gibran.
Partout où je me suis rendue, de jeunes étudiants participaient à des concours de contes en anglais et d’autres de prédication. Quand je demandais à certains quels candidats ils préféraient, la plupart souriaient timidement avant de lever deux doigts : le duo Prabowo-Gibran occupant la deuxième place sur le bulletin de vote. La popularité de Jokowi repose en grande partie sur ce soutien, mais également sur des pressions.
Ahmad Athoillah, chef de l’équipe Anies‑Muhaimin à Jombang, s’est plaint que la campagne n’avait pas été juste. « Nous avons été trahis par Prabowo. Il avait été convenu qu’il ferait équipe avec Muhaimin. Nous avons longtemps travaillé pour cela et avons présenté Prabowo à de nombreux pesantren ici, s’agace-t-il alors que nous sommes assis dans les bureaux
de la campagne. Mais Prabowo n’a pas tenu sa promesse et maintenant, même la NU soutient Prabowo, ils devraient dire que tous les citoyens sont libres de choisir. Au lieu de cela, ils disent que vous devez voter pour Prabowo. » Athoillah décrit les pressions exercées sur les chefs de village pour qu’ils fassent voter Prabowo, évoquant le cas de la populaire gouverneure de Java Est, Khofifah Indar Parawansa, également à la tête de la puissante section féminine de la NU. Elle s’était d’abord abstenue de soutenir Prabowo, mais l’a fait publiquement quelques semaines après que le KPK a perquisitionné son bureau, à la recherche de preuves de détournements de fonds présumés. « Ce n’est pas juste », répète-t-il.
Lors d’une réunion de femmes, la mère de Muhaimin Iskandar, Muhasonah, dirigeait les prières et récitait des passages du Coran, mais, dans la salle, beaucoup murmuraient que sa
popularité à Jombang n’allait pas empêcher de voter pour l’adversaire de son fil. La campagne de Prabowo a tellement d’argent, disaient les participantes à l’événement assises sur le sol moquetté. Une femme, enseignante dans un pesantren, raconte que l’équipe de Prabowo avait offert une nouvelle voiture au chef d’un de ces internats. Un autre a reçu des fonds pour un nouveau dortoir. Un troisième s’est vu promettre un voyage à la Mecque.
Dans les derniers jours de la campagne, un long documentaire intitulé Dirty Vote a été mis en ligne. Le jour de l’élection, il avait été visionné plus de 13 millions de fois. Il tentait de révéler, à l’échelle nationale, les pressions exercées par l’État dont Ahmad Athoillah s’était plaint à Jombang. Dirty Vote affirme que la campagne a été influencée en faveur de Prabowo par une série d’interventions massives de l’État, tantôt légales, tantôt illégales. La vidéo est devenue virale mais n’a pu changer l’issue du scrutin.
Le gouvernement Prabowo-Gibran ne prêtera pas serment avant le mois d’octobre, ce qui laisse le temps nécessaire à l’émergence d’une nouvelle coalition. La démocratie indonésienne
ne s’améliorera pas sous Prabowo, sans non plus nécessairement empirer. Prabowo n’a aucune raison de faire exploser le système dont il héritera, puisqu’il dispose de tous les outils nécessaires pour faire taire les dissidents et peut utiliser les ressources de l’État pour consolider son pouvoir. Mais ce n’est pas sans risques. Son alliance avec Jokowi va-t-elle durer ? Que fera l’ex-président ? Prabowo pourrait-il l’emporter s’il devait l’affronter ?
Une rupture est probablement inévitable, cela pour des raisons budgétaires. La construction de la nouvelle capitale, projet fétiche de Jokowi, est très coûteuse, et Prabowo a construit
sa campagne autour d’une promesse de repas gratuits pour tous les étudiants, un coûteux programme de 28,8 milliards de dollars sur les cinq prochaines années.
Prabowo le caméléon pourrait de nouveau se métamorphoser et laisser resurgir son mépris pour la démocratie. Il pourrait considérer les tactiques utilisées dans cette campagne comme
un précédent pour intervenir dans les futures élections. Se pose également la question de sa santé : il a maintenant 72 ans et, s’il n’arrive pas au terme de son mandat de cinq ans, le fils
de Jokowi deviendra président. Beaucoup de choses ont changé en Indonésie, mais le sentiment d’incertitude qui avait envahi le pays après la chute de Suharto est revenu chez une
partie de la population. Jokowi a gagné, mais à quel prix ?
Ce texte est traduit et adapté d’un reportage de la New York Review of Books.
illustration Chiara Dattola
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