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par Dan Arbib
L’essentiel est de reprendre possession de la notion d’universel, non pas de la réinterroger, comme on aime tant faire, mais de la comprendre vraiment.
La résurgence actuelle de l’antisémitisme est sans précédent dans l’histoire récente de la France. Elle se signale évidemment par sa gravité, liée elle-même à la gravité de la crise proche-orientale, comme si elle en consistait la réplique lointaine. À quoi s’ajoutent deux phénomènes singuliers. D’abord, pour la première fois depuis plusieurs dizaines d’années, un parti a choisi de sacrifier les juifs sur l’autel de l’électoralisme. L’extrême-gauche a délibérément fait le choix, par ses multiples outrances, de stigmatiser les juifs ; parfois la gauche modérée a laissé faire. D’où une brutalisation extrême de tous les rapports sociaux, car en prenant pour cible les juifs, ce parti attaque le corps social en son cœur le plus vulnérable et le plus historiquement douloureux. D’où aussi le sentiment pour nombre de juifs d’être orphelins d’une gauche à laquelle ils ont historiquement été attachés.
Au risque de surprendre, je ne trouve pas paradoxal que se manifestent par moments des fidélités anticipables – un juif défendant Israël, un musulman la Palestine. Nous avons tous des attaches diverses liées à la manière dont nous nous représentons notre identité, notre culture d’origine, etc., et cela ne me paraît ni anormal ni répréhensible en tant que tel. Ce qui en revanche me paraît poser plus directement problème, c’est d’une part que cette fidélité se manifeste aux dépens de l’unité de la communauté nationale, et d’autre part qu’elle se fasse au mépris de toute nuance et même de toute raison. Non pas que la communauté doive en toute circonstance faire bloc, et que tout débat interne doive être interdit, au contraire ; mais il faut avoir soin que ces débats n’en viennent pas, par leur intensité, à rompre le tissu de la cohésion nationale. Auquel cas la vigueur démocratique d’un État se tourne contre cet État même et se paie d’une insécurité pour tous. La seconde condition est que cette fidélité soit critique, et non pas aveugle ou automatique : il faut garder en soi une certaine dose de scepticisme. Il est possible de « soutenir » Israël ou la Palestine, d’être plus ou moins sévère avec telle ou telle politique ou tel ou tel acteur de la région, mais cette évaluation doit demeurer nuancée, subtile et dialectisée. Je dirai donc qu’il faut que ces « fidélités identitaires » ne déchirent pas trop les États, mais qu’il n’est pas forcément mauvais qu’elles déchirent quelque peu les individus, trop enclins au monolithisme de la conviction.
L’extrême-gauche a délibérément fait le choix, par ses multiples outrances, de stigmatiser les juifs.
On l’a dit de longue date : la différence entre le racisme et l’antisémitisme est que souvent le juif n’est pas visible comme tel, pas repérable. Il faut donc le traquer, le chercher, au-delà des apparences ; le juif peut être bien caché dans une assemblée et tromper son monde en faisant « comme les autres » ! L’antisémitisme fait régner une suspicion généralisée : c’est le
règne de la paranoïa. D’autre part, l’antisémitisme fait fond sur des clichés spécifiques : les juifs tiennent les médias et détiennent le pouvoir, veulent maîtriser le monde, sont apatrides ou toujours suspects de double allégeance, etc. Il y a une spécificité des clichés antisémites. Cette observation me conduit à un point auquel je tiens assez. S’il est vrai que l’antisémitisme dispose de clichés propres, alors le caractère antisémite de tel ou tel discours ne doit pas être jugé à l’aune de l’intention de celui qui l’a proféré, mais à la lumière de sa syntaxe et de son lexique. Je crois qu’il y a une formation linguistique propre aux énoncés antisémites. Tel homme politique peut bien protester main sur le cœur qu’il n’est pas antisémite, qu’importe, si son énoncé valide tous les critères de l’énoncé antisémite ? Je propose donc de nous en tenir aux phrases, tweets et autres énoncés : comment sont-ils construits ? Cela seul importe pour reconnaître l’énoncé antisémite. J’ajoute par ailleurs qu’il est piquant de voir un homme politique protester de sa bonne foi, quand on sait que, précisément, le politique est moins comptable de ce qu’il pense que de ce qu’il fait et des conséquences de ce qu’il dit ! Il faut lutter contre l’antisémitisme en amont et aval. En amont par l’éducation, par l’instruction, etc. Je dis sur l’instruction, car je ne suis pas sûr que les « cours d’empathie » aient leur place ici : il ne s’agit pas de susciter l’empathie mais d’enseigner aux élèves des principes. Le refus de l’antisémitisme doit être compris comme un principe, non pas comme le résultat d’un affect qu’on aura su plus ou moins efficacement implanter dans les cœurs des enfants. En aval, la lutte passe par la justice : on ne doit jamais rien laisser passer. Je dirais que la lutte contre l’antisémitisme doit prendre la même forme que la lutte contre l’homophobie ou contre les autres formes d’intolérance : elle suppose de ne jamais faiblir et de regarder frontalement l’ennemi. Depuis longtemps, les juifs savent qu’il n’est pas tant question d’être aimé, que seulement de n’être pas en danger. C’est triste à dire, mais cela leur suffit, à la rigueur. Je pense que, d’une manière générale, la lutte contre
l’antisémitisme doit se faire sur fond d’universalité républicaine : il faut réinscrire toujours nos différences et nos divergences sur fond de l’universel républicain. L’assignation identitaire et la partition communautaire sont de véritables plaies. Elles passent pour stratégies efficaces à court terme, mais à long terme elles fragmentent l’humanité et partant le corps social tout entier.
Le refus de l’antisémitisme doit être compris comme un principe, non pas comme le résultat.
C’est exactement le point. L’essentiel est de reprendre possession de la notion d’universel, non pas de la réinterroger, comme on aime tant faire, mais de la comprendre vraiment. Quand Emmanuel Macron, président de la République, refuse d’aller à la manifestation contre l’antisémitisme parce qu’il est le « président de tous », il ne voit pas que le « tous » ici n’est pas l’universel mais sa négation : c’est un « tous » qui englobe ceux qui haïssent les juifs, et qui par là même luttent contre l’universel. C’est un universel comptable, statistique à la rigueur. Or l’universel n’est pas là : l’universel est une affaire de principe ; l’universel consiste à affirmer que nul ne pourra refouler aux portes de la communauté nationale une fraction de cette communauté sans se mettre en contradiction avec l’universel lui-même. C’est au nom de l’universel que le président Macron aurait dû aller à la manifestation contre l’antisémitisme : car c’est le même antisémitisme qui brise les Juifs et qui brise l’unité nationale, c’est-à-dire la France même, la nation. Voilà pourquoi la lutte contre l’antisémitisme n’est pas une affaire pour les Juifs, mais pour tous.
Dan Arbib est philosophe, maître de conférences en histoire de la philosophie moderne à Sorbonne Université. Auteur de nombreux travaux sur Descartes, Spinoza et Levinas, il a postfacé Pour les générations futures de Simone Veil (éd. Albin Michel)....
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