Comment j’ai dévoré l’amour d’un ami en Patagonie

Par François-Henri Désérable

C’était en CM1. Au mur de la classe, à côté du tableau, une carte du monde. On y voyait des pays de diverses couleurs, la rose des vents, les méridiens, les mers, les océans. L’imaginaire hissait la grand-voile: le monde entier se trouvait là, devant mes yeux, réduit au quarante-millionième. Je lisais Katmandou et je me figurais des drapeaux à prières et des temples bouddhistes, Chicago, et je poussais la porte d’un bar clandestin où luisaient dans la pénombre le canon d’un colt et les braises d’un cigare, New York, et j’entendais les rickshaws pétarader entre les vaches sacrées, les marchands d’épices et de fleurs (longtemps, j’ai confondu New York et New Delhi). En attendant d’aller voir un jour tout cela de plus près, pour de vrai, je passais mes journées les yeux fixés sur la carte, continuellement rêveur. M. Postel, un petit homme énergique aux cheveux grisonnants, m’en faisait le reproche. Il nous parlait additions, soustractions, figures géométriques, et moi, je m’enivrais des noms de villes inconnues. Prenant mes camarades à témoin, il me citait en contre-exemple: Faites comme lui, disait-il, et vous n’irez jamais loin. Peut-être, mais je suis allé en Patagonie.

Il était tempsde partir, sans raison ni délai.

Cet automne-là, les taux d’intérêt étaient en baisse, l’immobilier en hausse, ma famille, mes amis s’inquiétaient: est-ce qu’il n’était pas temps que j’investisse dans la pierre? Avec un peu de chance et un banquier indulgent, je pouvais peut-être m’endetter sur trente ans (mon âge à l’époque). Je n’en avais ni les moyens ni l’envie. Signant un acte de vente, j’aurais eu la sensation de signer mon propre registre d’écrou – et de voir ma liberté circonscrite à quelques mètres carrés. Et puis un appartement, ça se meuble; aux meubles, il faudrait toujours préférer son sac de voyage.
Je venais de rendre à mon éditeur 220 feuillets d’un roman qui m’avait tenu lieu de vie pendant près de trois ans; j’étais riche de mes seuls yeux intranquilles, en proie au doute et désœuvré. Qu’allais-je faire maintenant? Il était temps de partir, sans raison ni délai.
Pour aller où?
Les écrivains eux-mêmes avaient tant voyagé qu’on ne pouvait prendre une seule direction sans se mettre aussitôt dans leurs pas: Chateaubriand de Paris à Jérusalem, Nerval et Flaubert en Orient, Stendhal et Giono en Italie, Rimbaud en Abyssinie, Stevenson avec un âne dans les Cévennes, David-Néel de la Chine à l’Inde à travers le Tibet, Ella Maillart jusqu’aux confins de l’Asie – comme Nicolas Bouvier, à qui j’aurais volontiers emprunté la formule: «C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là.»
Aujourd’hui encore il me suffit de fermer les yeux pour la revoir, cette carte punaisée au mur de la classe. Y figuraient les noms merveilleux de Bombay, d’Oulan-Bator, de Vancouver, de Samarcande. Mais celui de Córdoba?
C’est de Córdoba, en Argentine, à une journée de route au nord-ouest de Buenos Aires, que le matin du 29 décembre 1951 partent Ernesto Guevara, 23 ans, et son ami Alberto Granado, 29 ans. Guevara et Granado. Granado et Guevara. Les deux G.
L’itinéraire des deux G: Argentine– Chili– Pérou– Colombie–Venezuela.
Leur moyen de transport: une Norton 500 cm3 1939 qu’ils baptisent La Poderosa (La Vigoureuse).
La durée du voyage: sept mois.
Sa longueur: 8000 kilomètres.
De ce voyage, les deux G avaient chacun tiré un récit. De ces récits, Walter Salles avait tiré un film. J’avais vu le film, j’avais lu les récits: je m’étais promis de refaire un jour le fameux voyage à moto.
L’itinéraire était tracé, je n’avais plus qu’à le suivre.
Dans ma besace, trois pauvres mots d’espagnol: no, hablo, et español. Il me fallait à tout prix un compagnon de voyage hispanophone. J’appelai Quentin. Je connaissais les risques encourus: Quentin était intrépide, inconscient du danger; il allait au-devant du péril, la fleur au fusil; l’aventure ne lui répugnait pas, le romanesque non plus. Depuis quelques mois, il vivait à Lanzarote: il se levait tôt le matin, allait surfer quelques vagues et, le reste du temps, il se consacrait à la préparation d’un concours extrêmement sélectif qui devait lui ouvrir les portes de la diplomatie.
La fille lui avait laissé son numéro de téléphone, griffonné dans la marge d’un billet de 100 pesos.
Il venait d’en passer les épreuves écrites. Un désastre. C’était foutu, il n’irait pas à l’oral, tant pis, il retenterait sa chance l’année suivante. Le convaincre de m’accompagner n’était pas difficile. Quentin était un vagabond inlassable, emporté par ses désirs d’horizons. S’il était libre, il serait du voyage; s’il ne l’était pas, il se libérerait. Quand, un après-midi de décembre, je l’ai appelé pour lui annoncer que j’allais traverser l’Amérique, je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase, pas eu le temps d’ajouter «du Sud à moto»: Mon vieux, je viens avec toi.
Voilà comment nous nous étions retrouvés à Bariloche, en Patagonie, d’où Quentin ne voulait plus partir. La veille au soir, nous étions sortis faire la fête; il avait rencontré une fille: il ne la retrouvait pas. Les traits de son visage, sa physionomie se sont effacés de ma mémoire, mais pas le timbre de sa voix, et surtout pas ce tic de langage propre aux Argentins, qui revenait dans sa conversation avec une fréquence étonnante: che. L’interjection sortait si régulièrement de la bouche d’Ernesto Guevara que les Cubains la lui donnèrent pour surnom. Dans un bar de Bariloche, dont je me souviens seulement qu’il y avait sur la porte des toilettes une photo en noir et blanc d’Al Capone un cigare à la bouche, Quentin avait donc fait la connaissance d’une fille. Moi, j’étais rentré à l’auberge pour mieux les laisser s’aboucher l’un à l’autre. Il voulait entrer dans la diplomatie? Elle lui avait laissé entendre qu’elle pourrait l’élever au rang d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d’une contrée de plaisirs dont il serait l’unique ressortissant. Ils devaient se revoir le lendemain, la fille, che, lui avait même laissé son numéro de téléphone, griffonné dans la marge d’un billet de 100 pesos que, en rentrant à l’auberge où nous logions, Quentin avait négligemment posé dans une chaussure, au pied de son lit.
Réveillé avant lui, j’avais trouvé le billet qui traînait là, avec quoi j’étais allé m’offrir une empanada au poulet. Désespoir de Quentin. Il fallut retourner à l’empanadería, expliquer l’affaire au gérant, le prier de passer sa caisse en revue à la recherche du billet où se trouvait le numéro de la fille. Mais le billet avait disparu, il devait être dans la poche ou dans le portefeuille ou dans les mains d’un client, et bientôt il serait laissé en guise de pourboire dans quelque restaurant de la ville, puis échangé contre un paquet de Marlboro chez un buraliste qui le rendrait avec de la monnaie à un touriste américain venu acheter des timbres, puis oublié au fond d’une poche et retrouvé dix jours plus tard, froissé, délavé, dépourvu du numéro de téléphone qu’un essorage à 1200 tours par minute dans une laverie de Baton Rouge, Louisiane, aurait effacé à jamais. Quentin n’avait ni le numéro, ni l’adresse, ni le nom de la fille; un prénom, il n’avait qu’un prénom, si commun qu’il ne lui était d’aucune aide. Pendant trois jours je parcourus avec lui les rues de Bariloche, 110000 habitants, épiant la moindre silhouette, scrutant le moindre visage, espérant à la faveur du hasard recroiser celui de la fille et, quand à la tombée de la nuit, après des heures de recherches infructueuses, nous nous affalions sur les tabourets du bar où ils s’étaient rencontrés, Quentin lâchait dans un lamento douloureux: la femme de ma vie, tu te rends compte, c’était peut-être la femme de ma vie. (Et moi je l’avais dévorée, sous la forme d’une empanada au poulet.)
Au bout d’un moment, il avait bien fallu se résoudre à quitter Bariloche. Nous avions loué des vélos pour rejoindre San Martín de los Andes par la route des Sept Lacs. Deux jours à pédaler, une nuit sur place à côté d’une grange où les deux G avaient dormi, une meule de foin en guise d’oreiller. J’avais fait don d’une journée de poussière et de sueur à l’eau du lac Hermoso; Quentin venait d’installer la tente, il faisait maintenant griller des steaks au-dessus d’un barbecue de fortune en répétant la femme de ma vie, c’était peut-être la femme de ma vie. Le soir venait comme un voleur, à pas de loup, et aujourd’hui qu’ont passé mes souvenirs, et qu’il m’est si difficile d’en raviver la couleur, je me dis que j’aurais pu les mettre à profit, ces heures oisives au bord du lac Hermoso, j’aurais pu sortir mon carnet, prendre des notes, consigner tout cela, or je suis resté allongé la tête en appui sur mon sac, et pas un instant je n’ai songé à jeter mes impressions sur la page, pas même en quelques lignes, pas même en un quatrain, non, je n’ai pas pu en un quatrain garder la trace de ces heures exquises tant nous n’avions d’autre passe-temps que d’éprouver le temps qui passe

 

François-Henri Désérable est l’auteur de cinq romans aux éditions Gallimard dont Évariste et Un certain M. Piekielny. Mon maître et mon vainqueur, paru en 2021, a été récompensé du Grand Prix du roman de l’Académie française. Ses livres sont traduits dans une quinzaine
de langues. L’Usure d’un monde, récit de son voyage en Iran, est paru en 2023....

C’était en CM1. Au mur de la classe, à côté du tableau, une carte du monde. On y voyait des pays de diverses couleurs, la rose des vents, les méridiens, les mers, les océans. L’imaginaire hissait la grand-voile: le monde entier se trouvait là, devant mes yeux, réduit au quarante-millionième. Je lisais Katmandou et je me figurais des drapeaux à prières et des temples bouddhistes, Chicago, et je poussais la porte d’un bar clandestin où luisaient dans la pénombre le canon d’un colt et les braises d’un cigare, New York, et j’entendais les rickshaws pétarader entre les vaches sacrées, les marchands d’épices et de fleurs (longtemps, j’ai confondu New York et New Delhi). En attendant d’aller voir un jour tout cela de plus près, pour de vrai, je passais mes journées les yeux fixés sur la carte, continuellement rêveur. M. Postel, un petit homme énergique aux cheveux grisonnants, m’en faisait le reproche. Il nous parlait additions, soustractions, figures géométriques, et moi, je m’enivrais des noms de villes inconnues. Prenant mes camarades à témoin, il me citait en contre-exemple: Faites comme lui, disait-il, et vous n’irez jamais loin. Peut-être, mais je suis allé en Patagonie. Il était tempsde partir, sans raison ni délai. Cet automne-là, les taux d’intérêt étaient en baisse, l’immobilier en hausse, ma famille, mes amis s’inquiétaient: est-ce qu’il n’était pas temps que j’investisse dans la pierre? Avec un peu de chance et un banquier indulgent, je pouvais peut-être m’endetter sur trente ans (mon âge…

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