Imagination ou prospective ?

La guerre des mondes

Par Sylvie Zhuang, Illustration Maité Léon

Longtemps hermétique à la science-fiction, la Chine a vu émerger une génération d’auteurs et d’autrices dont les univers créent l’engouement. Une tendance nourrie par le progrès technologique et la philosophie ancestrale mais scrutée de près par l’État.
«L’univers est une forêt obscure. Chaque civilisation est un guerrier en armes qui se glisse entre les arbres comme un fantôme, écartant doucement les branches qui bloquent son chemin et essayant de marcher sans bruit. Même la respiration doit se faire avec précaution, le danger étant partout dans cette forêt où se trouvent quantité de chasseurs furtifs comme lui. S’il en rencontre un, il n’a qu’une chose à faire: ouvrir le feu et l’éliminer.»
Cette effrayante théorie, ainsi résumée dans le deuxième volume de la trilogie Le Problème à trois corps, proclame la nature brutale et darwinienne de l’univers, où la survie dépend de l’élimination des menaces potentielles. C’est le concept clé qui sous-tend l’intrigue de la science-fiction chinoise la plus réussie à ce jour, initialement publiée en 2006 sous forme de feuilleton dans l’influent magazine littéraire chinois Kehuan shijie (soit «Le Monde de la science-fiction»). Depuis, elle a été traduite dans plus de 20 langues (chez Actes Sud pour la version française) et fait l’objet d’une série à succès sur Netflix au début de l’année 2024.
Son auteur, Liu Cixin, né en 1963, est devenu le premier écrivain asiatique à remporter en 2015 le prestigieux prix Hugo, décerné chaque année par la World Science Fiction Society. Après des études en hydroélectricité, ce grand admirateur d’Arthur C. Clarke a longtemps travaillé comme ingénieur dans une centrale électrique d’État nichée dans la province montagneuse du Shanxi et s’est inspiré de son expérience professionnelle pour écrire des histoires.
La trilogie de Liu Cixin proclame la nature brutale et darwinienne de l’univers, où la survie dépend de l’élimination des menaces potentielles.
La première protagoniste du Problème à trois corps est une physicienne chinoise qui a connu l’horreur pendant la période la plus turbulente de la Chine moderne, la Révolution culturelle (1966-1976). Désespérant de l’humanité, elle est convaincue que le salut ne peut venir que d’ailleurs et encourage une civilisation extraterrestre, les Trisolariens, à venir coloniser la Terre. Lorsque son rôle est mis au jour, la scientifique est condamnée pour avoir trahi l’espèce humaine.

Le deuxième tome, La Forêt obscure, présente les efforts de l’humanité pour contrer la menace existentielle que fait peser cette invasion imminente. Les Nations unies lancent le projet Wallfacer afin de sélectionner les meilleures stratégies défensives. Le protagoniste en est cette fois un sociologue décontracté, Luo Ji, auteur de la théorie dite de la «forêt obscure»: selon lui, l’univers est semblable à une forêt obscure où, pour survivre, une civilisation doit rester indétectable, sous peine d’être instantanément anéantie par une autre, plus avancée. Convaincus de la pertinence de cette théorie et menacés de voir révélé l’emplacement de leur planète, les Trisolariens renoncent à envahir la Terre. Cette stratégie de dissuasion massive ayant triomphé, l’humanité s’assure une paix temporaire.
Avec le dernier opus de cette trilogie, La Mort immortelle, l’auteur affiche une ambition toujours plus grande en explorant l’essor et le déclin des civilisations. Au fil des siècles, l’humanité s’engage dans une coexistence délicate avec les Trisolariens, sous l’égide de Cheng Xin, une ingénieure aérospatiale à qui l’on a confié, après le départ de Luo Ji, le contrôle de la «dissuasion par diffusion cosmique». Par faiblesse, elle fait un mauvais choix aux conséquences catastrophiques: une civilisation avancée réduit la Terre et, au-delà, l’ensemble du système solaire, à deux dimensions, anéantissant toute forme de vie.
Au-delà du récit épique, Liu Cixin mêle habilement données scientifiques et réflexion philosophique, ce qui lui vaut d’être élevé au rang de fierté nationale. Ses romans ont été acclamés par certains des plus hauts responsables chinois comme Li Yuan Chao, vice-président de la République de 2013 à 2018, qui s’est dit fan. Une reconnaissance qui a franchi les frontières: l’ancien président américain Barack Obama a exprimé son admiration pour Le Problème à trois corps dans une interview au New York Times datée de janvier 2017. Il loue le roman, «puissamment imaginatif» et d’une «portée immense», soulevant des problématiques auprès desquelles ses «difficultés quotidiennes avec le Congrès semblent assez insignifiants.»
La science-fiction est devenue un courant littéraire et artistique majeur, encouragé autant que surveillé par l’État.
Le triomphe critique et public de cette trilogie a grandement contribué à l’essor de la science-fiction chinoise, longtemps considérée comme un genre mineur, alors même que ses origines remontent aux premières années du xxe siècle, alors que la dynastie Qing (1900-1912) s’effondre: après deux mille ans de régime impérial, le début de l’ère républicaine voit la Chine s’ouvrir aux idées occidentales en matière de droits individuels, de science et de démocratie.
Après ces débuts prometteurs, et en dépit des efforts du Dr Lu Xun, père fondateur de la littérature moderne chinoise et traducteur de Jules Verne, la science-fiction a ensuite pratiquement cessé d’évoluer jusqu’aux années 1980, lorsque la Chine est sortie de la Révolution culturelle. Dans les dernières décennies du xxe siècle, quelques auteurs – dont Liu Cixin – ont commencé à écrire et à publier discrètement des récits. Mais ce n’est qu’au début des années 2000, lorsque le pays a adopté l’Internet, le téléphone portable et les outils de numérisation, que la science-fiction a envahi l’imaginaire des écrivains et les rayons des librairies. Depuis, elle est devenue un courant littéraire et artistique majeur, encouragé autant que surveillé par un État soucieux de l’intérêt éducatif de chacune des œuvres, de son impact économique et du message politique qu’elle peut véhiculer.
«La trilogie de Liu a révélé une capacité d’imagination technologique jusqu’alors insoupçonnée en Chine», a déclaré Ming Wei Song, professeur et président du département des langues et cultures de l’Asie de l’Est au Wellesley College, dans le Massachussetts. Selon Han Song, auteur prolifique qui travaillait comme journaliste pour le média d’État chinois Xinhua, «la science-fiction est l’un des événements les plus marquants du paysage culturel chinois. Son essor a profondément bouleversé le champ littéraire du pays. Cette forme unique de littérature a introduit un paradigme alternatif. En prenant de l’ampleur, son impact s’est étendu bien au-delà de la littérature, bouleversant la culture chinoise contemporaine.»
Les fondements philosophiques du genre ne sont pas les mêmes en Occident et en Orient.
Comparant les différences avec l’Occident, Song remarque que la science-fiction chinoise a tendance à dépeindre une «compétition entre la vie et la mort» au sein d’un ordre mondial relativement pacifique, contrairement aux œuvres occidentales qui traitent principalement de justice sociale. Les fondements philosophiques ne sont évidemment pas les mêmes en Occident et en Orient. Les propres œuvres de l’influent écrivain Han Song sont fortement empreintes de la vision bouddhiste sur la nature éphémère de la gloire du monde, l’inévitabilité du néant et du renouveau apocalyptique. Le Problème à trois corps est une nouvelle illustration de cette philosophie ancestrale, qui met l’accent sur la continuité et la renaissance plutôt que sur la finalité. «Chacun des romans de Liu Cixin, note Song, s’achève sur une “remise à zéro”: le temps ne s’arrête pas, il se remodèle et reprend son cours. Cette notion cyclique reflète un état d’esprit philosophique chinois, profondément enraciné dans une perspective qui contraste avec la pensée apocalyptique linéaire occidentale.»
Le succès phénoménal de la trilogie de Liu, tant au niveau national qu’international, sert évidemment l’ardeur du gouvernement à promouvoir le «rêve chinois», qui reflète et déforme, mais répond à son homologue américain. Pour Jessica Imbach, professeure de sinologie contemporaine à l’université de Fribourg, en Allemagne, la principale différence entre les sciences-fictions chinoise et occidentale réside dans l’ambition initiale, la première devant «avoir des vertus éducatives et servir le récit national». Depuis que le président chinois Xi Jinping a pris les rênes du pays, en 2012, il a fait de l’idée de «raconter l’histoire de la Chine» un élément de sa campagne et de sa stratégie diplomatique. La science-fiction chinoise se doit donc de répondre au besoin du pays de se doter d’un soft power.
En outre, l’essor de la science-fiction au cours de la dernière décennie arrive à point nommé pour conforter l’ambition de Xi de réinitialiser l’ordre mondial pour positionner la Chine en leader, alors qu’elle s’engage dans une compétition géopolitique, économique et technologique tendue avec les États-Unis. «En Europe et aux États-Unis, affirme Jessica Imbach, les politiques s’intéressent à la science-fiction chinoise pour tenter de décrypter la vision de l’avenir tel que Pékin l’imagine.» Ces dernières années, le ministère chinois de la technologie et de la science a multiplié les actions destinées à promouvoir la science-fiction. Ainsi, en 2023, un musée de la science-fiction a été érigé dans la ville de Chengdu, au sud-ouest du pays. Une première mondiale. Jessica Imbach voit dans ces efforts, la confirmation de ce que les autorités considèrent la science-fiction comme un moyen de «projeter l’image d’une Chine à la pointe de la technologie, ce qu’elle est déjà, bien sûr. Et cela stimule l’intérêt pour la science et le développement technologique».
Dernièrement, on a également assisté à une augmentation du nombre d’auteurs chinois de science-fiction dont les récits offrent une critique opportune des défis auxquels sont confrontées les sociétés chinoises. Dans son livre Fear of Seeing: A Poetics of Chinese Science Fiction, publié en 2023 – non traduit –, Mingwei Song avance que «la science-fiction est caractérisée par une capacité à éclairer ce qui était invisible, ce que la société avait choisi de ne pas voir, ce que la littérature conventionnelle n’avait pas réussi à représenter.»
Les régimes autoritaires craignent les récits fantastiques qui pourraient cacher une forme de protestation sociale ou une critique politique.
Hao Jingfang, physicienne et autrice de science-fiction, lauréate du prix Hugo 2016 pour son œuvre Folding Beijing («Plier Pékin», non traduit), a dénoncé symboliquement l’envol des inégalités sociales dans la capitale chinoise. Le livre aurait été écrit en seulement trois jours, en 2012, époque caractérisée par une urbanisation rapide et un accroissement vertigineux des inégalités, sur fond de tensions liées à la surpopulation, à la flambée des prix du logement et à la pollution de l’air. À Pékin, centre politique et culturel, l’élite a très largement bénéficié du boom économique du pays qui a eu un bien moindre impact sur le reste de la population du pays.
Folding Bejing décrit la capitale comme un lieu où les individus sont séparées en trois «espaces» de manière dystopique, chacun étant plié et déplié pour occuper la même zone physique mais avec des statuts socio-économiques distincts. Dans le premier espace, réservé à l’élite, vivent les quelques personnes qui bénéficient de vingt-quatre heures de lumière du jour par cycle de quarante-huit heures. Le deuxième est occupé par un plus grand nombre de personnes qui mènent une vie relativement confortable même si s’ils ne disposent de seize heures d’éclairage par cycle. Le troisième et dernier espace voit s’entasser plus d’un demi-milliard d’individus qui n’ont droit qu’à huit heures de soleil par quarante-huit heures. Ils vivent dans la pauvreté et effectuent les travaux manuels permettant aux deux premières catégories de subsister. Le protagoniste, Lao Dao, est un trieur de déchets du troisième espace. Désespéré de ne pouvoir payer les études de sa fille adoptive, il a accepté une mission risquée: remettre à une jeune femme du premier espace une lettre enflammée écrite par un jeune homme du deuxième. Complexe et dangereuse, cette entreprise l’oblige à traverser les frontières rigoureusement contrôlées pour assurer l’étanchéité entre le monde des privilégiés et celui des défavorisés.
Lorsqu’elle a reçu le prix Hugo, Hao Jingfang a déclaré qu’elle avait simplement imaginé l’avenir possible d’une société confrontée aux défis de la production automatisée, des avancées technologiques, du chômage et de la stagnation économique. «J’ai proposé une solution, qui peut sembler un peu sombre, a-t-elle ajouté. Certes, ce n’est pas la meilleure, mais pas non plus la pire: les gens ne meurent pas de faim, les jeunes ne sont pas envoyés sur les champs de bataille, comme c’est le cas dans la réalité.»
Outre Hao Jingfang, la Chine a vu surgir une classe de jeunes écrivaines de science-fiction dont les histoires, publiées dans les principaux magazines littéraires du pays, ont eu un retentissement considérable. Cette nouvelle tendance a été qualifiée de «she thinks» (elle pense), le mode de récit et le style littéraire ayant été perçus comme féminins. Ces critiques paternalistes n’ont pas empêché certaines de ces autrices d’obtenir une reconnaissance internationale. C’est le cas de la Pékinoise Tang Fei, dont les nouvelles ont été publiées des magazines américains: Call Girl (Apex Magazine, 2013), Pepe et Universal Elegy (Clarkesworld, 2014 et 2015). En 2020, lors d’un entretien avec le magazine littéraire new-yorkais Words Without Borders, Tang Fei a parlé des réticences qu’elle avait suscitées en abordant ce genre, sans cesse sommée de répondre à la même question: N’est-il pas étrange qu’une femme soit attirée par la science-fiction?
«Il y a des femmes astronautes, et malgré cela, sur Terre, les Chinoises doivent toujours expliquer pourquoi elles aiment la science-fiction», s’est-elle étonnée. Plus politique, elle a ajouté que les difficultés auxquelles se trouvent confrontées les écrivaines chinoises de science-fiction sont les mêmes que celles que rencontrent l’ensemble des femmes du pays.
Au-delà des préjugés traditionnels, les régimes autoritaires ont toujours considéré la science-fiction, mais aussi ses auteurs et autrices, avec une défiance certaine. La crainte était, et reste, que ces récits fantastiques soient porteur d’un message cryptique, susceptible de constituer une forme de protestation sociale ou une critique politique. Raison sans doute pour laquelle le premier roman de Liu Cixin, écrit en 1989 – l’année même de la manifestation prodémocratie de Tian’anmen, où l’armée a tué des dizaines d’étudiants protestataires et en a blessé des centaines – n’a jamais été publié. L’action peut bien être située dans un futur lointain, comme le titre – China 2085 – l’affirme, elle a pour cadre l’emblématique place Tian’anmen, plus précisément le mausolée de Mao Zedong où un jeune geek s’introduit pour scanner le cerveau du Grand Timonier et donner vie à un double cybernétique.
Même sans rapport direct avec les événements tragiques survenus en 1989, ce texte potentiellement sulfureux a été refusé par l’ensemble des maisons d’éditions, toutes étroitement surveillées par le pouvoir. Une vigilance parfois illustrée par des décisions brutales: en octobre dernier, Yao Haijun, l’éditeur de science-fiction le plus influent de Chine, a été démis de ses fonctions pour «graves violations de la discipline du Parti communiste et de la loi», l’euphémisme officiel pour désigner la corruption. Rédacteur en chef adjoint de Kehuan shijie, Yao a été le premier à comprendre la valeur du Problème à trois corps, ouvrant à Liu Cixin les colonnes de son magazine avant de publier le livre en 2008. À ce jour, les autorités n’ont fourni aucun détail sur la nature de ces «graves violations», indiquant simplement qu’une enquête était en cours. Ce qui, dans le climat politique actuel, suffit à mettre un terme à la carrière de Yao, 58 ans, dont plus de 30 dans l’édition de science-fiction.
La chute de Yao n’a rien d’un incident isolé. Dans le cadre de la campagne anticorruption du président chinois Xi Jinping, nombre d’éditeurs et de journalistes de premier plan font l’objet d’enquêtes sur la base de ces mêmes soupçons, aussi vagues que commodes. Une stratégie d’intimidation appliquée méthodiquement depuis l’arrivée au pouvoir de Xi. Les premières purges ont visé aussi bien des hauts fonctionnaires que d’autres occupant des fonctions subalternes dans les systèmes communautaires du parti. Une décennie et plusieurs dizaines de milliers de victimes plus tard, le Parti ne desserre pas son étreinte, n’hésitant pas à instrumentaliser l’autorité judiciaire pour écarter tout risque de contestation. Président de la République populaire de Chine et secrétaire du Parti communiste chinois, Xi jouit désormais d’un pouvoir absolu qui réprime sans faiblir toute velléité de dissidence....

Longtemps hermétique à la science-fiction, la Chine a vu émerger une génération d’auteurs et d’autrices dont les univers créent l’engouement. Une tendance nourrie par le progrès technologique et la philosophie ancestrale mais scrutée de près par l’État. «L’univers est une forêt obscure. Chaque civilisation est un guerrier en armes qui se glisse entre les arbres comme un fantôme, écartant doucement les branches qui bloquent son chemin et essayant de marcher sans bruit. Même la respiration doit se faire avec précaution, le danger étant partout dans cette forêt où se trouvent quantité de chasseurs furtifs comme lui. S’il en rencontre un, il n’a qu’une chose à faire: ouvrir le feu et l’éliminer.» Cette effrayante théorie, ainsi résumée dans le deuxième volume de la trilogie Le Problème à trois corps, proclame la nature brutale et darwinienne de l’univers, où la survie dépend de l’élimination des menaces potentielles. C’est le concept clé qui sous-tend l’intrigue de la science-fiction chinoise la plus réussie à ce jour, initialement publiée en 2006 sous forme de feuilleton dans l’influent magazine littéraire chinois Kehuan shijie (soit «Le Monde de la science-fiction»). Depuis, elle a été traduite dans plus de 20 langues (chez Actes Sud pour la version française) et fait l’objet d’une série à succès sur Netflix au début de l’année 2024. Son auteur, Liu Cixin, né en 1963, est devenu le premier écrivain asiatique à remporter en 2015 le prestigieux prix Hugo, décerné chaque année par la World Science Fiction Society. Après des études en hydroélectricité, ce…

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