L’adaptation au changement climatique et le besoin de sécurité d’approvisionnement militent en faveur du nucléaire dans le bouquet énergétique des pays consommateurs.
Depuis 2021, l’énergie nucléaire connaît un retour en grâce en France et en Europe. Auparavant, le gouvernement français prévoyait d’arrêter 14 réacteurs (dont les deux de la centrale de Fessenheim qui ont effectivement été fermés) sans prendre d’engagement sur la construction de nouveaux. Depuis, il compte en construire jusqu’à 14, tout en prolongeant les réacteurs existants autant que ce que les exigences de sûreté permettent. Pourtant, entre ces deux politiques diamétralement opposées, la majorité au pouvoir en France n’a pas changé. Alors, que s’est-il passé?
Pour le comprendre, il est nécessaire de prendre un peu de recul pour s’intéresser à la nature de l’énergie et à son rôle dans notre société. Cela permettra en outre de déterminer si ce revirement est passager ou s’il s’agit d’une tendance plus structurelle…
Le concept d’énergie est avant tout un concept physique, qui décrit un potentiel de transformation. À chaque transformation, une quantité d’énergie est échangée, et celle-ci est d’autant plus élevée que la transformation est importante. Il faut par exemple plus d’énergie pour amener un gros pick-up à 100 km/h qu’une petite voiture citadine. Cela est lié à la masse à mettre en mouvement et à l’énergie dissipée par les frottements.
Si l’énergie peut se trouver sous différentes formes (mouvement, chaleur, rayonnement…), l’humanité a jusqu’au xviii-xixe siècle connu un accès très limité à l’énergie mécanique, c’est-à-dire à l’énergie sous forme de mouvement: force humaine et animale et, depuis le tournant des années 1000, moulins à vent et à eau. Or c’est l’énergie mécanique qui permet d’extraire des matières premières de l’environnement (bois, pierre, minerais…) et de les transformer en biens et services.
Tout a cependant changé au xviiie siècle avec le développement de la machine à vapeur inventée un siècle plus tôt. Fondamentalement, cette nouvelle invention permet de convertir de l’énergie thermique abondante – il suffit de brûler des matières carbonées – en mouvement. Ce fut le point de départ d’une industrialisation massive de l’humanité, de son enrichissement à grande échelle et d’une évolution aussi rapide que profonde des acquis économiques et sociaux. Et tout cela a principalement été permis par les combustibles fossiles – charbon, pétrole et gaz – alimentant ces machines.
D’autres sources d’énergie existent, mais celles-ci sont restées, à l’échelle mondiale, marginales par rapport aux énergies fossiles. L’hydroélectricité est limitée par le relief et suppose souvent des modifications importantes des paysages. L’énergie nucléaire est complexe à maîtriser. L’éolienne est intermittente, comme l’est l’énergie solaire photovoltaïque dont la maîtrise nécessite en outre un haut degré de technicité, ce qui explique que son développement soit si récent.
C’est pourquoi, excepté dans certains cas particuliers, les combustibles fossiles n’ont été que peu concurrencés jusqu’à la fin du xxe siècle. Ils comptent aujourd’hui pour 80% de l’énergie consommée dans le monde et 60% en France. L’énergie nucléaire répond en France à environ 18% de la consommation d’énergie finale. Elle arrive donc en troisième position derrière les carburants pétroliers (40%) et le gaz fossile (20%).
Le premier choc pétrolier et la prise de conscience de notre dépendance aux fossiles. Entre octobre 1973 et janvier 1974, le prix du baril fut multiplié par quatre. C’est à cette époque et en réponse à ce choc qu’ont été lancés les grands programmes de développement de centrales électronucléaires, en France et à l’étranger, destinées à remplacer l’usage de fioul pour la production d’électricité.
Plus encore que ses voisins disposant de certaines ressources abondantes – pétrole et gaz pour le Royaume-Uni, charbon pour l’Allemagne – la France s’est trouvée particulièrement exposée. Les quelques ressources fossiles dont elle disposait sur son territoire n’étaient guère significatives. C’est pourquoi elle lança très rapidement un programme électronucléaire d’une ampleur bien supérieure à celui de ses voisins. Le Premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, prit cette décision en 1974 dans le cadre du «Plan VII».
Spécificité française, le programme électronucléaire fit le choix d’un haut degré de standardisation en s’appuyant sur un exploitant (EDF) et un concept unique, celui du modèle américain de réacteur à eau pressurisée, qui avait fait ses preuves et s’était notamment révélé plus compétitif, plus sûr et plus adapté à la forte puissance que le concept à graphite qui avait été développé en France par le CEA, initialement pour les besoins de la défense. D’autres pays (Royaume-Uni, États-Unis, Allemagne…) firent le choix de construire en parallèle des réacteurs de différents concepts.
Six réacteurs électrogènes démarrèrent ainsi en France dans la décennie 1970, suivis de 42 autres pendant la décennie suivante (et 9 autres par la suite). Ces nouvelles centrales permirent à la fois de réduire fortement la consommation de fioul et de charbon dans la production d’électricité et de soutenir l’augmentation rapide de la demande électrique pendant la seconde moitié du siècle.
Ces centrales permirent de réduire fortement la consommation de fioul et de charbon.
La croissance rapide de l’énergie nucléaire connut cependant un fort ralentissement dans les années 1980 consécutivement au contre-choc pétrolier, lequel vit le prix du baril fortement diminuer, redonnant de la compétitivité à l’or noir. À ce contexte économique, s’ajoutèrent deux accidents. Tout d’abord, celui de Three Mile Island aux États-Unis en 1979, qui n’entraîna presque pas de contamination hors du bâtiment réacteur mais commença à éveiller l’attention de la population sur les dangers potentiels de l’énergie nucléaire. Celui de Tchernobyl en 1986, beaucoup plus grave – du fait d’une centrale mal conçue, mal exploitée et d’un accident mal géré – généra une contamination importante de vastes zones dans les pays limitrophes de la centrale, et provoqua la mort à court terme de plusieurs dizaines de «liquidateurs» (les personnes mobilisées sur place pour gérer l’accident). Ces deux paramètres – accidents et prix du baril – entraînèrent un ralentissement des programmes nucléaires de par le monde dans les années 1990.
Il fallut attendre le milieu des années 2000, et le troisième choc pétrolier (lié au passage du pic d’extraction de pétrole conventionnel), pour que l’énergie nucléaire recommence à susciter de l’intérêt. Face à l’envol du prix du baril – entraînant celui du gaz du fait de contrats d’approvisionnement gaziers indexés sur le pétrole – un certain nombre de pays décidèrent de relancer l’énergie nucléaire. Ce fut le cas en France et en Finlande avec la mise en chantier des réacteurs EPR de Flamanville et d’Olkiluoto. Ce fut le cas également en Allemagne avec la volonté de la chancelière Merkel de revenir progressivement sur la sortie de l’énergie nucléaire décidée par son prédécesseur Gerhard Schröder au début des années 2000.
Ce mouvement en faveur de l’énergie nucléaire connut cependant un brusque coup d’arrêt avec l’accident de Fukushima survenu au Japon en 2011. L’Allemagne confirma sa politique de sortie du nucléaire. Outre l’accident de Fukushima, le boom des hydrocarbures non conventionnels aux États-Unis – pétrole et gaz «de schiste» – détendit fortement le marché du gaz, incitant par là-même un certain nombre de pays à privilégier cette source d’énergie au détriment du nucléaire.
Au début de la décennie 2020, la situation change à nouveau. Tout d’abord, l’enjeu climatique gagne de l’ampleur dans le débat public. Une partie de la population commence à véritablement s’en inquiéter et de nombreux mouvements citoyens émergent dans différents pays européens pour demander davantage de résultats aux gouvernements. C’est le cas des collectifs comme Youth for climate, des grèves étudiantes pour le climat, des procès pour inaction climatique intentés contre le gouvernement aux Pays-Bas et en France, etc.
Parallèlement à cette prise de conscience des enjeux climatiques, la pandémie de covid en 2020-2021 puis l’invasion de l’Ukraine ont fait prendre conscience, douloureusement, au Vieux Continent de certaines de ses fragilités. Le covid a mis en lumière la dépendance de l’Europe à certains biens importés – même assez peu technologiques tels que des masques – qu’elle n’était plus en mesure de produire rapidement. Peu de temps après, en 2022, la guerre en Ukraine fut un cas d’école de l’instrumentalisation de l’énergie à des fins hostiles. Après avoir réduit ses livraisons de gaz à l’Europe pendant le covid en réponse au ralentissement de l’économie lié aux confinements, et donc à la moindre consommation énergétique en Europe, la Russie a tout d’abord refusé de les réaugmenter à l’été 2021. À cette même période, la Russie, dont l’opérateur gazier national Gazprom s’était vu confier la gestion des stocks domestiques de gaz de certains pays européens, a fait le choix de ne pas les remplir. Or ces stocks, remplis l’été, permettent de passer l’hiver quand la demande est plus élevée du fait du chauffage. On le voit, dès l’été 2021, c’est-à-dire plus de six mois avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie préparait donc une crise gazière en Europe, qu’elle déclencha en réduisant encore les livraisons de gaz fin 2021.
Ce n’est qu’en février 2022, lorsqu’elle lança l’invasion de l’Ukraine, que la Russie rouvrit le robinet du gaz. C’était une manière de signifier à l’Europe que son approvisionnement gazier dépendait de sa non-intervention en Ukraine et la Russie n’hésiterait pas à employer ce levier comme elle l’avait montré dans les mois précédents. L’Union européenne aida l’Ukraine, la Russie réduisit profondément ses livraisons de gaz et cela aggrava la crise à la fin de l’été 2022, quand l’Europe dut remplir ses stocks de gaz en trouvant d’autres approvisionnements – à des prix exorbitants – sur les marchés internationaux.
La crise de l’énergie consécutive à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a donc fait prendre conscience à l’Union européenne de la fragilité de son approvisionnement énergétique, en même temps que montait au sein de la population la conscience de la gravité du réchauffement climatique et de l’urgence d’agir pour le limiter. Or, l’énergie nucléaire constitue un élément de réponse aux deux problèmes. En matière de sécurité d’approvisionnement tout d’abord. L’uranium a beau être importé, sa densité énergétique est extrêmement élevée. Une pastille de 7 grammes d’uranium enrichi contient à peu près autant d’énergie qu’une tonne de charbon. Cela permet de constituer aisément des stocks correspondant à plusieurs années de consommation. La France dispose par exemple, sur son territoire, d’un stock de matières directement mobilisables correspondant à neuf ans de consommation du parc nucléaire (uranium naturel, enrichi et assemblages de combustible en attente d’être chargés en réacteur), auquel on pourrait ajouter des matières permettant d’assurer onze ans de consommation (uranium appauvri et de retraitement) mobilisables moyennant des investissements dans de nouvelles capacités d’enrichissement. Par comparaison, les stocks de pétrole et de gaz sur le territoire correspondent à une centaine de jours de consommation nationale…
En outre, le prix du combustible (uranium) constitue environ 5% du prix du mégawatt/heure (MWh) nucléaire, quand l’achat de gaz correspond plutôt à 70% du prix du MWh produit par une centrale à gaz. Ainsi, en cas de tension sur le marché de l’uranium, même si son prix augmente fortement, cela affecte peu la compétitivité de l’énergie nucléaire et le consommateur final. Ce très différent du gaz pour lequel les variations du prix du combustible se répercutent directement sur le prix du MWh électrique. Pour ces deux raisons – stocks de matières et faible dépendance du coût de production au coût des matières – l’énergie nucléaire contribue à la sécurité d’approvisionnement.
L’énergie nucléaire est également l’une des énergies les moins émettrices de gaz à effet de serre à disposition de l’humanité, du fait de l’absence de combustion contrairement aux combustibles fossiles et de par sa faible consommation de matière (liée encore une fois à la forte densité énergétique de l’uranium). Il s’agit donc d’un outil précieux pour remplacer les combustibles fossiles et réduire les émissions de gaz à effet de serre, d’autant plus que l’énergie nucléaire peut produire à la demande, indépendamment des conditions extérieures, contrairement aux énergies solaire et éolienne.
En 2021, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE a ainsi publié une étude particulièrement approfondie de futurs énergétiques pour la France. Plusieurs scénarios – avec et sans nucléaire – ont été étudiés. Il en ressort que les scénarios intégrant à la fois énergie nucléaire et renouvelables sont ceux présentant le moins de risques d’échec et sont également ceux qui coûtent le moins cher. Cela s’explique par le moindre besoin d’investissement dans des outils de flexibilité (batteries, stockage massif d’hydrogène…) dans ces scénarios, même si l’électricité produite par de nouveaux réacteurs coûte plus cher que celle produite par des éoliennes ou des panneaux solaires. Les conclusions de ces travaux rejoignent celles d’autres études menées notamment aux Pays-Bas en 2020 par ENCO à la demande du gouvernement hollandais.
Les extractions gazières européennes déclinent depuis une vingtaine d’années, rendant le continent chaque année plus dépendant d’importations que l’année précédente. Le réchauffement climatique doit en outre nous pousser à abandonner l’usage de charbon – dont certains pays comme l’Allemagne et la Pologne disposent encore sur leur territoire – et de gaz fossile le plus rapidement possible. Ces éléments sont structurels. Et face aux risques géopolitiques et économiques découlant de la dépendance aux combustibles fossiles, qui se sont largement matérialisés lorsque la Russie a décidé de fortement réduire ses livraisons de gaz, l’Europe dispose d’un nombre de moyens d’action limité dont chacun devra être mobilisé: les énergies renouvelables et l’énergie nucléaire en font partie.
C’est pourquoi on constate aujourd’hui un fort regain d’intérêt pour l’énergie nucléaire en Europe, même dans certains pays qui, il y a encore quelques années, se montraient mitigés voire hostiles à cette énergie. Il est bien entendu possible que cet engouement fluctue à l’avenir comme il a fluctué par le passé, notamment au gré du cours des combustibles fossiles et à la suite d’accidents. Mais les éléments de fond motivant à réserver une place à l’énergie nucléaire dans le bouquet énergétique – changement climatique et sécurité d’approvisionnement – se font de plus en plus pressants. À tel point qu’un pays comme le Japon, qui a connu l’un des plus graves accidents nucléaires de l’histoire, redémarre aujourd’hui des réacteurs, après avoir drastiquement renforcé ses exigences nationales de sûreté. Malgré le traumatisme causé par la catastrophe de Fukushima, le Japon reste un pays industriel et densément peuplé sans ressources énergétiques domestiques significatives.
Le réchauffement climatique va conduire l’humanité à devoir se sevrer des combustibles fossiles en l’espace de quelques décennies à peine. Le défi est titanesque. Le relever nécessitera un déploiement massif de toutes les énergies alternatives au charbon, pétrole et gaz fossile. Depuis quelques années, l’Union européenne et ses États membres commencent à le comprendre. Beaucoup reste cependant à faire pour passer de la parole aux actes et traduire cette prise de conscience dans les faits.
Maxence Cordiez, ingénieur diplômé de Chimie ParisTech – PSL, est expert associé énergie et climat à l’Institut Montaigne et responsable du cycle du combustible nucléaire chez Hexana. Il a publié le livre Énergies chez Tana éditions en 2022 et enseigne dans plusieurs écoles d’ingénieur et universités (ENSTA, CNAM, HEC et PSL)....
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